« Affaire du RER D » ? Ça a fait “Pschitt !”

 e Monde (et d'autres médias de presse) ont l'habitude d'« interpréter », de « rationaliser », notamment les propos des politiciens, en premier de Chirac, grand spécialiste du lapsus et du pataquès. Mes médias me disaient que « lors de la traditionnelle allocution du quatorze juillet une déclaration du chef de l'État sur “l'Affaire du RER D” (devenue ensuite “Affaire de la mythomane du RER D”) est très attendue ». Bof ! Je ne l'attendais guère, j'imaginais ce que Chirac aurait à en dire, en gros la même chose que Le Monde, Libération, Le Figaro, France Culture, etc. : c'est pas moi c'est l'autre[1]. L'allocution encore chaude, Le Monde se fend, le 14/07/2004 à 14h37, d'un premier papier sur son site, où l'on lit ceci :

« Pas de "regret" concernant l'affaire du RER. "C'est une affaire regrettable à tous égards, mais je ne regrette pas (d'être intervenu à ce sujet)", a lancé le chef de l'Etat. Il a jugé que la France vivait "une période où, incontestablement", les manifestations d'ordre raciste sont en hausse. "C'est inacceptable, c'est le contraire même du pacte social, de la morale telle que nous y sommes attachés. Il faut vigilance et mobilisation", a affirmé Jacques Chirac.

À tous égards une reconstruction des propos de notre président : outre que l'insert « d'être intervenu à ce sujet » le « rationalise », rapportant non ce qu'il a dit mais « ce qu'il a voulu dire », le rapprochement entre cette déclaration et celle commençant par « C'est inacceptable » est de raccroc, Chirac fait un développement tout autre. Voici, rapporté aussi exactement que possible, tout le propos de notre grand homme :

« C'est une… euh… affaire… euh… regrettable ! À tous égards. Mais, euh… Je ne regrette pas… Nous sommes dans une période où incontestablement nous le voyons depuis quelques temps, les manifestations d'ordre raciste qu'elles mettent en cause nos compatriotes juifs, ou musulmans, ou d'autres, même, – tout simplement parfois des Français, dans certains endroits –, euh… sont l'objet d'agressions, au seul motif, qu'ils n'appartiennent pas à telle ou telle communauté. Ou qu'ils ne sont pas originaires de telle ou telle communauté. C'est in-nac-cep-table ! Alors, dans ces périodes, il peut y avoir naturellement toujours… euh, des situations, euh, de manipulations, qui sont je le dirais les séqu – euh… des séquelles, de ce mauvais climat, qu'on a vu se développer ou qui s'est développé. Euh, il y a manipulation. Et bien quand il y a manipulation, il faut tout simplement que le manipulateur soit sanctionné avec toute la rigueur de la loi ».

Les mots en gras marquent l'insistance de Chirac. N'étant pas impliqué dans l'affaire je m'interroge : qui manipule qui ? L'héroïne du fait divers ? Non, bien sûr, elle n'a « manipulé » personne, se contentant de faire une fausse déclaration probablement pour se mettre en valeur, être « socialement visible ». La police ? Il semble que ce ne soit pas le cas. L'AFP ? Elle a pour rôle de diffuser les faits recueillis, en diffuse des milliers chaque jour, celui-là en est un parmi bien d'autres et s'il y a manipulation elle se passe ailleurs, en aval ou en amont. Si manipulation il y a, elle se produit dans les médias finaux qui diffusent l'information et son « analyse » vers le public, ou du côté des responsables politiques, ou chez les deux, qui y trouvent le même intérêt : s'auto-délivrer des gages de moralité en dénonçant un pont-aux-ânes de l'époque, « la montée de l'antisémitisme » (au cas où l'on aurait remarqué sa baisse…). Et quand s'y ajoute la mise en cause des « jeunes de banlieue » (ou JdB) maghrébins et noirs avec ce mélange de « nazisme », tout est au mieux ! Je crois que notre président a raison : il faut « que le manipulateur soit sanctionné avec toute la rigueur de la loi » ; mais il faut surtout qu'on ne se trompe pas une deuxième fois de cible, pour accabler la lampiste Marie L.

Sinon, la phrase de Chirac « corrigée » par Le Monde n'avait pas à l'être, et il nous dit très clairement : « C'est une affaire regrettable à tous égards. Mais je ne regrette pas ». Une sorte de commentaire de sa pratique politique habituelle : je passe mon temps à faire des choses regrettables mais le jour où vous m'entendrez dire « Je le regrette » n'est pas près de venir…


Tout commence avec une dépêche de l'AFP :

« Violente agression antisémite dans le RER VERSAILLES (AFP), le 11-07-2004
Six hommes ont violemment agressé, vendredi matin dans le RER D, entre Louvres et Sarcelles (Val-d'Oise), une jeune femme de 23 ans qu'ils croyaient juive, avant de lui dessiner des croix gammées sur le ventre.
Les six agresseurs, d'origine maghrébine et armés de couteaux, ont coupé les cheveux de la jeune femme, accompagnée de son bébé de 13 mois, puis ont lacéré son tee-shirt et son pantalon, avant de dessiner au feutre noir trois croix gammées sur son ventre, a-t-on appris samedi de sources policières.
Les six jeunes hommes, qui étaient montés dans le train à la gare de Louvres, avaient commencé par bousculer la jeune mère, puis lui avaient dérobé son sac à dos, qui contenait ses papiers d'identité. C'est en voyant qu'elle avait une adresse dans le XVIe arrondissement de Paris, où elle n'habite plus, qu'ils auraient déduit qu'elle était juive, ce qui n'est pas le cas. "Dans le XVIe il y a que des juifs", avait alors lâché un des six hommes, avant que le groupe ne commence à agresser la jeune femme. Les agresseurs avaient ensuite pris la fuite en renversant la poussette, faisant tomber le bébé à terre, et en emportant le sac de la victime qui contenait, outre ses papiers d'identité, sa carte bancaire et une somme de 200 euros.
La police judiciaire de Versailles (Yvelines) a été saisie de l'affaire. Le président de la République Jacques Chirac a exprimé son "effroi" après cette agression et a demandé que les auteurs de "cet acte odieux" soient retrouvés, "jugés et condamnés avec toute la sévérité qui s'impose". Le ministre de l'Intérieur, Dominique de Villepin, a condamné "avec la plus grande fermeté" une agression "ignoble" et précisé qu'il avait "donné instructions aux services de police pour retrouver les auteurs dans les plus brefs délais", après cette agression "qui a été aggravée de gestes racistes et antisémites". Dans un communiqué, le Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme a condamné "avec force l'agression ignoble et lâche" commise dans le RER D.
Jeudi, au Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), Jacques Chirac avait appelé les Français "au sursaut" face à la recrudescence d'actes antisémites et racistes. Le bilan des actes racistes et antisémites recensés au 1er semestre 2004 montre "une accélération très forte", leur nombre étant "supérieur à la totalité des actes commis en 2003", selon un bilan communiqué vendredi à l'issue du 5ème Comité interministériel de lutte contre le racisme et l'antisémitisme, qui s'est tenu à Matignon.
Selon les derniers chiffres du ministère de l'Intérieur, 95 actions racistes et xénophobes (hors actes antisémites) ont été enregistrées au cours des six premiers mois de l'année ainsi que 161 actes de menace ou d'intimidation. Sur la même période, 135 actions ont été commises contre des juifs et 375 menaces répertoriées.

J'en ai une autre version, légèrement différente :

« Ils agressent une femme et lui dessinent des croix gammées sur le ventre
AFP | 11.07.04 | 00h45
Six hommes ont violemment agressé, vendredi matin dans le RER D, entre Louvres et Sarcelles (Val-d'Oise), une jeune femme de 23 ans qu'ils croyaient juive, avant de lui dessiner des croix gammées sur le ventre, a-t-on appris samedi de sources policières. Les six agresseurs, d'origine maghrébine et armés de couteaux, ont coupé les cheveux de la jeune femme, accompagnée de son bébé de 13 mois, puis ont lacéré son tee-shirt et son pantalon, avant de dessiner au feutre noir trois croix gammées sur son ventre, a-t-on indiqué de mêmes sources. Les six jeunes hommes, qui étaient montés dans le train à la gare de Louvres, avaient commencé par bousculer la jeune mère, puis lui avaient dérobé son sac à dos, qui contenait ses papiers d'identité. C'est en voyant qu'elle avait une adresse dans le XVIe arrondissement de Paris - où elle n'habite plus - qu'ils auraient déduit qu'elle était juive, ce qui n'est pas le cas, a-t-on précisé de sources policières. "Dans le XVIe il y a que des juifs", avait alors lâché un des six hommes, avant que le groupe ne commence à agresser la jeune femme, a-t-on précisé de mêmes sources. Les agresseurs avaient ensuite pris la fuite en renversant la poussette, faisant tomber le bébé à terre, et en emportant le sac de la victime qui contenait, outre ses papiers d'identité, sa carte bancaire et une somme de 200 euros. La police judiciaire de Versailles (Yvelines) a été saisie de l'affaire. Le président de la République Jacques Chirac a exprimé son "effroi" après cette agression et a demandé que les auteurs de "cet acte odieux" soient retrouvés, "jugés et condamnés avec toute la sévérité qui s'impose". Le ministre de l'Intérieur, Dominique de Villepin, a condamné "avec la plus grande fermeté" une agression "ignoble" et précisé qu'il avait "donné instructions aux services de police pour retrouver les auteurs dans les plus brefs délais", après cette agression "qui a été aggravée de gestes racistes et antisémites". Dans un communiqué, le Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme a condamné "avec force l'agression ignoble et lâche" commise dans le RER D. Jeudi, au Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), Jacques Chirac avait appelé les Français "au sursaut" face à la recrudescence d'actes antisémites et racistes. Le bilan des actes racistes et antisémites recensés au 1er semestre 2004 montre "une accélération très forte", leur nombre étant "supérieur à la totalité des actes commis en 2003", selon un bilan communiqué vendredi à l'issue du 5ème Comité interministériel de lutte contre le racisme et l'antisémitisme, qui s'est tenu à Matignon. Selon les derniers chiffres du ministère de l'Intérieur, 95 actions racistes et xénophobes (hors actes antisémites) ont été enregistrées au cours des six premiers mois de l'année ainsi que 161 actes de menace ou d'intimidation. Sur la même période, 135 actions ont été commises contre des juifs et 375 menaces répertoriées.

L'essentiel de la différence réside dans l'insistance de l'auteur à préciser « de source policière », « des mêmes sources » et autres variantes, dans la deuxième dépêche. Probablement, il y eut une dépêche antérieure, qui ne connut pas le succès de celle reprenant les propos de nos responsables politiques : l'AFP diffuse sans cesse des informations succintes qu'elle ne développe que s'il y a de la demande, ou si elle est relayée par d'autres canaux qui la font passer du statut de fait brut à celui proprement d'information. Une chose me fascine, les « responsables », politiques ou (sic) « communautaires », ne manquent jamais de préciser, si l'on en doutait, que les méchants pas gentils seront « jugés et condamnés avec toute la sévérité qui s'impose » ; et le ministre de l'Intérieur ne manque jamais de préciser qu'il a « donné instructions aux services de police pour retrouver les auteurs dans les plus brefs délais » (déjà le 4 juin 2004, et déjà pour une agression « antisémite » qui n'en était pas, le même Villepin s'était fendu d'un « tous les moyens nécessaires [seront mis en œuvre] pour retrouver le ou les agresseurs »). Ne le dirait-il, est-on sûr qu'ils le feraient ? Non de « retrouver les auteurs dans les plus brefs délais », c'est impondérable, mais du moins d'y essayer…

Chirac varie fort peu ses formules : concernant l'agression supposée, il déclare donc que ses auteurs doivent être « jugés et condamnés avec toute la sévérité qui s'impose » ; puis, concernant « les manipulateurs », « il faut tout simplement que le manipulateur soit sanctionné avec toute la rigueur de la loi » ». Tiens, un truc qui n'a pas grand chose à voir, mais qui vaut de s'y intéresser, toujours dans l'article du Monde rédigé à chaud après son « interview » (sic) du 14 juillet 2004 :

« Pour des "aménagements" dans le système judiciaire. Jacques Chirac a souhaité des "aménagements" dans le système judiciaire, notamment la mobilisation de deux juges d'instruction pour les dossiers "difficiles", afin d'éviter des dysfonctionnements "inadmissibles" comme ceux du procès pour pédophilie d'Outreau. "Que des gens aient été incarcérés pour être finalement reconnus non coupables, c'est inadmissible", a-t-il souligné. "Au niveau des droits de l'homme, c'est profondément choquant. C'est la destruction même d'êtres humains", a estimé Jacques Chirac. "On leur doit une réhabilitation, y compris matérielle, importante. La justice, si elle a fait des erreurs, doit payer elle-même, et cher", a-t-il jugé.
S'agissant du fonctionnement global de la justice, le président de la République a estimé qu'"il y a des aménagements à faire sans aucun doute", sur la base de propositions que Dominique Perben, ministre de la justice, a été chargé de formuler au gouvernement. Le chef de l'Etat a jugé que "nous avons tendance en France à abuser de la détention provisoire". "Elle est excessive et peut-être dangereuse", a-t-il dit ».

Il était temps de s'en apercevoir : notre président semble n'avoir pas lu les « lois Perben » I et II, puisqu'on y a multiplié les cas où la mise en détention provisoire est requise ; il n'a pas non plus écouté son ministre qui, récemment, après les « affaires » Fourniret et Bodein, a promis une détention provisoire systématique dans les cas de « crimes sexuels ». Quinze jours à peine après avoir, suite à « l'affaire d'Outreau » – pourtant typiquement « sexuelle » –, promis de restreindre l'application de la détention provisoire… Les lois les plus récentes et – peut-être – celles à venir tendraient à augmenter les cas du genre Outreau qu'à les réduire. Passons. Plus amusante, l'idée de confier l'enquête à « deux juges d'instruction pour les dossiers "difficiles", afin d'éviter des dysfonctionnements "inadmissibles" comme ceux du procès pour pédophilie d'Outreau » : outre – mais le « premier magistrat de France » et ancien conseiller (putatif) à la Cour des comptes semble l'ignorer – que cette possibilité existe déjà, comment détermine-t-on qu'une affaire est « difficile » ? Et y a-t-il des affaires « faciles » ? Puis, pour les affaires « très difficiles » mettra-t-on trois juges ? Et pour celles « extrêmement difficiles » quatre ou cinq ? Mais il y a ce « léger » problème : du fait des effectifs insuffisants, cette possibilité reste inapplicable dans les faits. Elle l'est aussi pour ce que dit : comment reconnaît-on une « affaire difficile » ? « L'affaire d'Outreau » n'apparut telle qu'au moment du procès, avant cela, c'était une affaire spectaculaire certes mais « banale », « facile », si tant est donc qu'il en existe de faciles. Disons, triste mais ordinaire.


Par quel vecteur le citoyen ordinaire reçoit-il ses informations sur le monde et la société ? Par les médias. Donc s'il reçoit une information fausse ou fallacieuse, cela se fera par leur biais. Il y a des médias informels et formels. Le langage est le médium informel de base ; font partie de cette catégorie tous les canaux de communication « de pair à pair » : courrier (physique ou électronique), téléphone, discussions de vive-voix… On peut plus proprement appeler « entreprises de médias » les médias formels : ils utilisent les même voies que ceux informels, mais ceux qui communiquent dans ces médias, d'une part le font de manière indéterminée – s'adressent à des anonymes, des inconnus –, de l'autre sont censés ne diffuser que des informations exactes, vérifiées et socialement intéressantes, sauf bien sûr dans les contextes balisés clairement comme « fantaisistes ». Dans les faits ça n'est pas si évident.

Le cas de « l'affaire du RER D » est exemplaire d'un fonctionnement courant des médias formels, pourtant analysé comme des « dérapages », des « dérives », des « emballements » par eux. Puis, les médias tendent à reporter la responsabilité de cette habituelle diffusion d'informations non pertinentes sur des tiers ou sur « la nécessité » – d'« informer », de « suivre l'actualité » – ou sur des causes « externes » indépentantes de leur volonté – « l'information qui va de plus en plus vite » étant la « cause externe » la plus couramment invoquée. J'en discute par ailleurs, mais cette histoire d'« information qui va de plus en plus vite » est bien évidemment un leurre, une excuse non admissible : ce n'est pas « l'information » qui va « plus vite », mais bel et bien l'informateur. Corollaire à cette pseudo excuse, « la concurrence ». Par exemple, Piotr Smolar, dans un article du Monde en date du 17 juillet, nous explique que « les journalistes travaillent dans un secteur ultraconcurrentiel, dans lequel la retenue et la modération ne sont pas toujours encouragées ». Ce qui vient en contradiction d'un « mythe professionnel » très courant dans ce milieu, selon quoi les journalistes ne sont pas soumis à la pression de la concurrence et informent « en toute objectivité » et après des vérifications sérieuses. Un des moralistes du journalisme parmi les plus réputés, Daniel Schneidermann, ne cesse de livre en livre, de chronique en chronique, de magnifier ce beau métier où, selon lui, l'on a ce souci majeur de valider ses informations, mais dans le même mouvement il constate que les impératifs de la fabrication de l'information font qu'on bat souvent en brèche ce souci… Autre exemple, dans un “chat” du site de Libé, Antoine de Gaudemar, répondant à un (sic) “libénaute” (à quand un “lemondenaute”, un “lepointnaute” ?), écrit :

« Un journaliste doit vérifier ses informations, recouper ses sources, confronter tous les éléments dont il dispose. Malheureusement parfois, il n'a pas les moyens suffisants, ni comparables à ceux des policiers ou magistrats et il peut éventuellement se faire manipuler, surtout si le temps manque ».

Or, le temps manque toujours, ergo un journaliste a rarement l'occasion de « vérifier ses informations, recouper ses sources », etc. Parlant des mythes professionnels des journalistes l'auteur de qui je reprends ce terme, Jacques Le Bohec, cite celui de « l'autocritique » :

« Les périodes d'autocritique auxquelles s'adonnent certains journalistes lors des mises en cause à l'encontre de “dérives” donnent (à tort) l'impression d'une absence de concessions mutuelles et d'une purge définitive des causes ».

Ce que les journalistes appellent « autocritique », je tendrais pour moi à le nommer « exo-critique », car elle remet rarement en cause leur pratique propre : ce genre d'« autocritique » consiste souvent à faire une critique générale de la presse ou des médias, mettant l'objet de la critique à distance – en disant justement « la presse », « les journaux », « les médias » –, ou procédant à une inclusion toute rhétorique, un « nous » avons écrit, dit ceci ou cela qui vaut un « ils ». Dès qu'on en arrive à l'émetteur même, il fera ce que fait tout être humain : mettre ça sur le compte de la fatalité ou expliquer que lui personnellement n'a pas fauté. En psychologie sociale, on a même une série de termes et de définitions pour ça[2] :

Consistance,
consistance interne,
consistance sociale
Cohérence : l’individu ou le groupe conserve une même position, ne se contredit pas, est guidé par une logique. Cette consistance doit se situer à la fois sur un plan intra-individuel (consistance interne) et inter-individuel (consistance sociale).
Dissonance cognitivePrésence simultanée d’éléments contradictoires dans la pensée de l’individu. Un cas typique de dissonance est précisément celui qui résulte d’un désaccord entre nos attitudes et nos comportements.
Théories implicites de la personnalité Conceptions ou croyances quant aux relations qui existent entre différents traits de personnalité : certains traits vont habituellement ensemble, alors que d’autres, semblent s’exclure ; d’autres, enfin, n’entretiennent aucune relation les uns avec les autres.
Catégorisation,
catégorisation sociale
Regroupement des objets qui « vont ensemble », c’est à dire qui partagent un certain nombre de caractéristiques (sans les posséder forcément toutes). Lorsque ce regroupement concerne des objets sociaux (les individus), on parle de catégorisation sociale.
StéréotypeCroyances socialement partagées concernant les caractéristiques communes d’un groupe social.
Effet PygmalionMise en conformité des comportements d’une personne avec les attentes à son égard.
Attribution causaleInférence par laquelle nous expliquons les événements du monde social qui nous entoure (et plus particulièrement les comportements, que ce soit les siens ou ceux d’autrui).
Attribution interneExplication du comportement d’une personne par des facteurs liés à la personne elle-même, c’est-à-dire essentiellement ses intentions, mais aussi sa motivation (-> effort) et ses capacités
Attribution externeExplication du comportement d’une personne par des facteurs extérieurs à la personne, tels que notamment les contraintes liées à la situation, la difficulté de la tâche et le hasard.
Erreur fondamentale d’attributionTendance à surestimer l’importance des facteurs internes au détriment des facteurs externes lorsqu’il explique le comportement d’autrui.
Norme d’internalitéNorme sociale qui consiste à valoriser les explications par des facteurs internes.
Biais (ou divergence) acteur-observateur Divergence dans le type d’attributions causales selon qu’on explique son propre comportement (acteur) ou celui des autres (observateur) : tendance à attribuer nos propres comportements à des facteurs externes et le comportement des autres à des facteurs internes.
Biais d’auto-complaisanceTendance à attribuer son succès à des causes internes et son échec à des causes externes.

On comprend par ce tableau comment cela peut jouer pour les journalistes et, plus largement avec les « sujets de société », pour les membres de la société. « L'affaire du RER D » en donne une illustration, car parangon d'un ensemble de présupposés mal fondés : consistances interne et sociale, catégorisation sociale, théories implicites de la personnalité, erreurs fondamentales d’attribution, norme d’internalité, attribution interne, et bien sûr attribution causale.

L'attribution causale est un mode habituel d'explication du monde. En général, ça n'a guère d'importance et c'est même un mode nécessaire pour agir dans le monde : on fait l'hypothèse plus ou moins assurée qu'une certaine cause produit un certain effet « toutes choses égales par ailleurs » ; que le plus souvent ce soit plutôt inexact n'a pas d'incidence forte. Considérez le cas exposé par Gregory Bateson dans un de ses livres, de l'interaction entre un arbre, un homme et une cognée :

« Prenons l'exemple d'un homme qui abat un arbre avec une cognée. Chaque coup de cognée sera modifié (ou corrigé) en fonction de la forme de l'entaille laissée sur le tronc par le coup précédent. Ce processus autocorrecteur (autrement dit, mental) est déterminé par un système global : arbre-yeux-cerveau-muscles-cognée-coup-arbre […].
Plus exactement, nous devrions parler de (différences dans l'arbre) - (différences dans la rétine) - (différences dans le cerveau) - (différences dans les muscles) - (différences dans le mouvement de la cognée) - (différences dans l'arbre), etc. Ce qui est transmis tout au long du circuit, ce sont des conversions de différences […].
Mais ce n'est pas ainsi qu'un Occidental moyen considérera la séquence événementielle de l'abattage de l'arbre. Il dira plutôt : “J'abats l'arbre” et il ira même jusqu'à penser qu'il y a un agent déterminé, le « soi », qui accomplit une action déterminée, dans un but précis, sur un objet déterminé »[3].

Pour inexacte qu'elle soit ici l'attribution causale n'a pas vraiment d'incidence sur la pratique effective des individus qui, en action, tiennent compte des ajustements non linéaires nécessaires pour parvenir à un certain but supposé linéaire. Dans le champ social, il en va autrement, surtout quand elle se combine avec la norme d’internalité, la catégorisation sociale et les théories implicites de la personnalité.


Comment analyser « l'affaire du RER D » ? D'abord il faut déterminer les actants et acteurs. Les actants sont, en sémiologie, les éléments ayant une fonction définie dans un « acte » ou séquence narrative ; les acteurs ceux des actants ayant en outre un rôle, “qui agissent”. Un récit comme « l'affaire du RER D » étant composé de plusieurs séquences narratives, un même élément peut être dans telle séquence un acteur, dans tel autre non, parce que sa fonction évolue. Par exemple, “Marie L.” est un acteur dans les séquences « l'agression » et « la plainte », mais non dans les séquences « la lutte contre l'antisémitisme » et « celle par qui le scandale arrive », parce qu'elle n'y a pas la même fonction. Il y a bien sûr des enchâssements : si dans quelques épisodes de l'épopée la focalisation est mise sur Marie L., en général elle est ailleurs ; dans le récit cadre Marie L. n'apparaît pas comme un acteur mais elle y figure dans les récits secondaires ou implicites. Dans la dépêche de l'AFP elle n'est pas explicitement acteur, mais en filigrane on a un récit secondaire, explicité dans d'autres épisodes, celui du dépôt de plainte, qui permet « la révélation » : pour que « La police judiciaire de Versailles [soit] saisie de l'affaire » elle doit en avoir connaissance. Cela a lieu « au commissariat d'Aubervilliers, ville de Seine-Saint-Denis où elle réside maintenant ». Au passage, ce fait aurait dû alerter nos médiateurs sur le caractère douteux du récit : entre Garges et Aubervilliers, il y a une dizaine de kilomètres en zone urbaine, notre héroïne, censément jetée à bas du RER avec son enfant, les vêtements en lambeaux, le corps marqué de croix gammées, téléphone à son compagnon pour qu'il vienne la chercher, puis l'attend sagement dans la gare ; ils sortent, par le hall nécessairement, rentrent à Aubervilliers puis déposent plainte. Combien de temps est-elle restée dans la gare ? vingt, trente minutes ? Et personne ne la voit, ne voit son état, personne ne l'aide à aller vers l'accueil ? Personne dans le hall de la gare ne la voit et ne s'alerte ? C'est invraisemblable. Passons…

« L'affaire du RER D », a donc des acteurs et des actants, et bien sûr des personnages, ce qui ne s'équivaut pas. Par exemple, “le RER” est un actant, mais on ne peut sans abus le définir comme un personnage, bien que cette facilité soit assez courante. Pour parler strictement, un personnage est une personne morale ou physique, ou un objet pourvu d'âme, comme il arrive dans les contes ; dans ce récit, “Marie L.” est un personnage, mais “la police” aussi ou, dans la deuxième époque de ce roman, “les médias” ou “les plus hautes autorités de l'État” (qui, dans la première époque, formaient deux ou trois personnages, “la place Bauveau” alias “le ministère de l'Intérieur” alias “Dominique de Villepin” et “l'Élysée” alias “la présidence de la République” alias “Jacques Chirac” ; on peut selon les cas considérer que “Matignon” alias qui vous savez était un autre personnage, ou bien que “le premier ministre” et “le président” sont deux aspects du même personnage) ; le RER est par contre un décor. Certes un décor porteur de significations particulières, mais un décor, non un personnage. Ou alors sous forme de métonymie, « le contenant pour le contenu », le moyen de transport pour les passagers. Une chose du genre : « Le RER (ou la rame) n'a pas réagi à l'agression de Marie L. ».

Dans ce feuilleton plusieurs récits se succèdent ou se mèlent. Il y a celui initial, qu'on nommera « émois en haut lieu ». Ensuite, « la curée I » : les médias s'emparent de l'information et vilipendent les “méchants” du conte, les « jeunes de banlieue » et les passagers passifs, y compris le mardi qui suit l'affaire, alors que dès la veille au soir l'AFP diffuse une dépêche assez clairement intitulée « RER D : "contradictions" dans le témoignage de la victime (syndicat Synergie) » ; la dépêche est sans ambigüité. Récit suivant, « le doute », qui est consécutif au premier et contemporain du deuxième. Puis « la curée II » : cette fois les autorités sont l'objet de l'opprobre, précisément le premier ministre, le ministre de l'Intérieur et le président de la République. Cinquième récit, « la coulpe », les médias s'interrogent (modérément) sur leur rôle dans cet “emballement”. En même temps on a le sixième récit, « l'affaire de la mythomane du RER D », qui est aussi le premier épisode d'un autre feuilleton, « l'affaire Marie L. ». Les deux derniers récits peuvent tous deux s'intituler « la découlpe » : les médias concluent que finalement il n'y a pas faute de leur part, ou seulement demi-faute, et parallèlement, les autorités en viennent à la même conclusion, cf. le fameux « C'est une affaire regrettable à tous égards, mais je ne regrette pas » de Jacques Chirac, dont on peut dire que c'est à peu près ce que déclarent, en plus enveloppé, les médias.

L'élément le moins intéressant de cette histoire est le déclencheur, la déposition de Marie L. au commissariat d'Aubervilliers[4]. Du moins il ne l'est pas en soi : nos médiateurs ont beaucoup brodé sur le personnage mais ses motifs et ses motivations nous resteront à jamais opaques ; elle avait ses raisons propres pour faire une fausse déclaration à la police, dont tout ce qu'on peut supposer est que ça répond à une « vérité », peut-être liée à sa plainte, peut-être non. Le constat qu'on peut faire est une généralité du genre « Marie L. avait besoin de se plaindre ». De quoi, pourquoi ? Ailleurs il peut valoir de le savoir, dans le cadre de « l'affaire du RER D » ça n'a aucun intérêt. Car il faut comprendre ceci : « l'agresion de Marie L. dans le RER D » est une réalité. Du moins, dans le cadre du récit que les médiateurs, les politiques et certains associatifs ont développé dans les deux premières phases, et même par après, pour certains “analystes”, sur le mode « ça aurait pu être vrai ».

Dans les premières phases du feuilleton, « émois en haut lieu » et « la curée I », le lecteur-auditeur-spectateur est dans la situation du lecteur des Mille et une Nuits et accéde indirectement à l'histoire de Marie L. : quelqu'un raconte que quelqu'un raconte que quelqu'un raconte une aventure qu'il aurait vécu. Le niveau d'enchâssement varie, selon qui raconte, quand et pourquoi. Au départ on a deux récits, ceux de l'AFP et de l'exécutif ; celui de l'exécutif est indirect et inclus dans la dépêche de l'AFP. Je nomme « récit de l'AFP » ce qui dans les dépêches va du début à « La police judiciaire de Versailles (Yvelines) a été saisie de l'affaire » et semble correspondre à la première dépêche diffusée à 19h42, que malheureusement je n'ai pas retrouvée. Suit la version AFP du récit des autorités. Il semble que la dépêche ait connu cinq états successifs, pour arriver à ses deux formes « standard », celles reprises partout et données ici. Voici la chronologie des événements et des états du texte tels que retracés par Libération :

♦ 10/07. Vers 15H00, l'AFP est alertée par une personne indirectement liée à l'enquête […]. Les journalistes interrogent la direction de la police nationale du Val-d'Oise, puis la police judiciaire (PJ) de Versailles et la direction nationale de la PJ […]. Le Parquet de Cergy-Pontoise n'est pas joignable.
♦ 19H42 : l'AFP diffuse l'information dans une dépêche.
♦ 21H54 : Un communiqué de Dominique de Villepin, ministre de l'Intérieur, condamne cette agression « ignoble », « aggravée de gestes racistes et antisémites ».
♦ 22H11 : Jacques Chirac exprime son « effroi » devant « l'agression à caractère antisémite dont ont été victimes une jeune femme et son enfant » […].
♦ 11/07, 00h45 (non mentionné par Libération) : adjonction du communiqué du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme.

A un moment dans cet enchaînement, on passe, pour l'anecdote, de la première forme, le récit simple, à la seconde, l'enchâssement (l'AFP dit que la police dit que…). La deuxième dépêche a donc plus d'intérêt, car elle met en évidence l'enchâssement : dans la première on pourrait croire à un niveau simple, le récit de l'agression par la victime ; la deuxième montre que c'est de seconde ou de troisième main. Sinon, Il semble que ce fait divers devint une « affaire » parce que « les autorités » firent bruyamment savoir qu'elles ont « exprimé [leur] “effroi” après cette agression », « demandé que les auteurs de “cet acte odieux” soient retrouvés, “jugés et condamnés avec toute la sévérité qui s'impose” », « condamné “avec la plus grande fermeté” une agression “ignoble” et précisé qu'[elles] avai[en]t “donné instructions aux services de police pour retrouver les auteurs dans les plus brefs délais”, après cette agression “qui a été aggravée de gestes racistes et antisémites” » et « condamné “avec force l'agression ignoble et lâche” commise dans le RER D ».

Les « instructions aux services de police pour retrouver les auteurs dans les plus brefs délais » sont une figure obligée pour un ministre de l'Intérieur, comme l'est « la plus grande fermeté », et comme le président, le premier ministre ou/et le ministre de la justice doivent dire : « jugés [et condamnés] avec toute la sévérité qui s'impose ». Cela n'a aucun sens : quoi que dise leur ministre, on se doute qu'autant que se peut les forces de l'ordre s'efforceront de « retrouver les auteurs », si possible « dans les plus brefs délais », puis, la réalisation de ces souhaits est indépendante des instructions ministérielles. La formule présidentielle, va contre les faits : la sévérité de la sanction ne dépend pas de ses désirs mais de ce que décide le juge « en son âme et conscience ». Puis il ne faut pas trop s'avancer : quoi qu'en veuille Chirac, on peut postuler que “les auteurs” « de cet acte odieux » ne seront pas « jugés et condamnés avec toute la sévérité qui s'impose ». Mais même dans le cas d'un délit constitué avec auteur avéré, postuler que « quand il y a manipulation, il faut tout simplement que le manipulateur soit sanctionné avec toute la rigueur de la loi » c'est s'assurer le plus souvent d'être démenti. Parce qu'on peut présumer, comme ici, que « le manipulateur » initial, quelqu'un de proche des hautes autorités de l'exécutif, ne sera pas soumis à ces rigueurs ; et même en considérant Marie L. « le manipulateur », au 14 juillet 2004 tout indiquait que la sanction aurait le moins de rigueur possible – ce qui se révéla vrai. On pourrait appeler ça des formules magiques, rituelles ou sacramentelles : les agressions sont par nature « ignobles » ou « inadmissibles », la loi s'applique toujours « dans toute sa rigueur » – ou sévérité –, etc. Il ne s'agit pas ici de langue de bois ou de novlangue mais donc de formules rituelles, ayant autant de validité que « Tournicoti, tournicota » ou « Tire la chevillette et la bobinette cherra » : elles n'ont d'efficacité que dans le cadre restreint du conte où on les invoque.

Les formules rituelles… Je suis rarement d'accord avec Élisabeth Chemla, en fait, je ne suis jamais d'accord avec elle, malgré tout j'approuve une chose qu'elle écrivit à l'occasion de « l'affaire du RER D ». Enfin non, je n'approuve pas, mais je trouve, à ma manière, que ceci a de la justesse :

« Je n'en peux plus, à chaque violence contre des juifs, d'entendre les responsables politiques regretter systématiquement, ensemble, le racisme (sous–entendu anti-arabe) et l'antisémitisme ».

Ni je n'en peux plus, ni j'en peux, puis ça n'a rien à voir avec la manière dont notre éditorialiste de choc voit cela : pour elle, le problème est qu'on ose mettre sur le même plan les vilains maghrébins et les mignons juifs. Mais lisez donc ce texte dans le dossier indiqué note 1 pour faire votre jugement. Elle pointe une réalité cependant : un politicien, un associatif ou un éditorialiste parlant d'un supposé acte antisémite, ou d'antisémitisme en général, ne peut s'empêcher, comme pour ménager la chèvre et le chou, ou pour réduire la portée de l'acte, d'y adjoindre le racisme – sous-entendu anti-maghrébin. Dans notre dépêche Villepin parle de « cette agression “qui a été aggravée de gestes racistes et antisémites” », ce qui anticipe beaucoup sur le devenir de cette affaire : ce n'est qu'après le déchaînement médiatique contre les « JdB » colorés, puis la révélation de l'imposture de Marie L., qu'on pourra parler de « gestes racistes », si du moins une parole est un geste (selon moi oui, mais l'accord n'est pas unanime sur ce point).


Le récit initial relayé par les médias et les politiques correspond essentiellement au contenu de la dépêche de base, parfois avec les précautions de la seconde version (« selon la police ») mais le plus souvent dans l'axe de la première version, en considérant la nouvelle de l'agression comme un récit exact et vérifié. Dans ce court moment, qui se limite aux 11 et 12 juillet 2004, le propos des médias et politiques se résume à une glose sur la dépêche et/ou à la reprise des indignations exécutives. Le second récit, « curée I », se déploie surtout les 12 et 13 juillet, bien que certaines réactions apparaissent sur Internet dès le 11 (cf. l'éditorial d'Élisabeth Chelma, daté « 11 juillet 2004 / 23 h 48 ») et se font le 14 pour des questions d'heure de bouclage ou, pour les points de vue et chroniques, des questions de délai d'insertion. Mais le gros se publie, dans les médias classiques (radio, télé, presse), le 12 juillet.

Deux axes donc, « le nazisme arabo-négroïde islamo-animiste des JdB » ou quelque chose de ce genre (parfois, exactement ça, sauf peut-être pour l'animisme, voir par exemple la chronique d'Éric Fottorino dans Le Monde intitulée sans ambigüité « Méthode de nazi » : « N’ayons donc pas peur des mots. Vendredi, dans le RER D, une jeune femme devenue juive pendant treize minutes sous le regard féroce de six agresseurs a été victime de méthode de nazis ») et « la passivité ignominieuse dans les transports en commun » et dans l'espace public en général, thème sur lequel la chronique d'Éric Fottorino s'articule aussi, combinant les deux discours. Dans tous les cas bien sûr, « la question JdB » intervient, cependant, pour ne prendre que mes deux journaux, on voit que pour Le Monde, l'aspect antisémitisme prime, faisant l'objet de son éditorial et le thème principal de la chronique citée, où la passivité est censée évoquer une supposée passivité allemande dans l'entre-deux-guerres (ce qui est faire bon ménage de la vérité historique : il semble que les Allemands des années 30 furent nombreux à faire preuve d' un antisémitisme actif ou au moins à approuver), et du seul article qui ressemble le plus à un reportage (mais de loin cependant), intitulé « Stupeur après l'agression antisémite d'une femme dans le RER ». Au contraire, Libération axe son approche sur la passivité, avec son éditorial « Lâcheté » (qui fait un parallèle plus justifié entre cette supposée lacheté et non plus l'Allemagne des années 1930 mais la France de l'Occupation) et le (vrai) reportage « Violentée devant des passagers passifs ».

Cette phase connaît trois moments et trois types de discours : d'abord, celui « avant le doute », qui devrait logiquement s'arrêter le 13 juillet mais continue donc le 14 dans certains périodiques ; ensuite, « pendant le doute » ; enfin, et oui, « après le doute ». Il est notable qu'un même journal peut, tel Libération, produire le 14 juillet une « analyse » sur « l'emballement » et ses causes, et publier une chronique dans le mode « la passivité » – à croire que Pierre Marcelle ne participe pas à la conférence de rédaction. Mais avant de discuter de cette phase, je crois bon de revenir sur ce qui la prépare, la série de dépêches : il semble que les actants qui y contribuèrent, « la presse », « la police », « l'Intérieur » et « l'Élysée », ne jouèrent pas le rôle social qu'on attend d'eux, sinon peut-être « la presse ». Ce qui ne signifie pas que dans l'économie générale du récit « l'affaire du RER D » il en va de même : j'ai mon opinion sur la manière dont une société fonctionne, et je ne suis pas certain qu'elle corresponde à l'opinion générale…

Sinon qu'une enquête en cours d'instruction est censée ne pas devoir connaître la publicité, on s'attendrait que « la police » (ici, l'ensemble des « institutions de police » : forces de l'ordre, Parquet, police judiciaire, magistrature) ne signale pas à « la presse » des informations sur une affaire dont la véracité n'est pas avérée. Or, au moment où l'AFP est supposée être « alertée par une personne indirectement liée à l'enquête », le samedi 10 à 15h00, « la police » n'a pas encore réussi à valider le récit de Marie L., en l'absence de témoignages ou d'éléments probants, plus le fait que les agents de la SNCF ne confirment pas que Marie L. leur ait, comme elle le prétend, déclaré l'agression. N'étant pas le journaliste de l'AFP qui a décidé de rédiger la dépêche, je ne sais pas que que « la police » a pu lui dire et comment, mais on peut considérer qu'il a eu le sentiment d'une information suffisamment sûre pour pouvoir être diffusée, donc on considèrera que « la presse » a, dans cette phase, bien joué son rôle. En revanche, « l'Intérieur » et « l'Élysée » l'ont mal joué : ils devraient ne faire de déclarations que sur des faits avérés et en pratique ont les moyens de faire valider une information de ce type par leurs services. C'est ce qui dans la phase « la curée II » permettra à bon compte aux médias de se dédouaner de leur propre précipitation, en posant que la “faute” est principalement celle des autorités. Ce qui n'est pas si évident.


Je ne suis pas journaliste, éditorialiste, “point-de-vuiste” ni politicien et ne sais ce que j'aurais fait en ces circonstances. Ces gens-là sont soumis à forte pression : si un fait paraît concerner un « sujet de société » duquel ni il n'est permis de ne pas avoir d'avis, ni d'avoir un avis autre que celui attendu, ni l'on ne doit y faire preuve de modération, on dira à peu près la même chose que tout le monde aussi vite que possible, pour n'être pas soupçonné de tiédeur et, concernant les médias, se positionner parmi ceux qui diffuseront le plus tôt et le plus complètement des informations sur le fait. Après les déclarations de « l'Intérieur » et de « l'Élysée », les autres politiciens avaient obligation de faire leur propre déclaration, et dans la logique actuelle de « positionnement », chaque nouveau déclarant se devait d'aller un peu plus loin dans « l'émotion » et « la rétorsion ». Par exemple, « Le président du Conseil régional, Jean-Paul Huchon (PS), a appelé l'ensemble des élus franciliens à se rassembler lundi à 18h00 dans l'hémicycle du Conseil régional en souhaitant "un sursaut civique et citoyen", après "l'acte barbare" commis dans le RER vendredi. "Cette agression ignoble et inqualifiable, qui s'est déroulée avec des symboles lourds, cheveux coupés comme un scalp et croix gammées, interpelle tous les Français", a déclaré à l'AFP M. Huchon en ajoutant que cette affaire appelle de l'Etat "qu'il fasse son métier" en "diligentant une enquête efficace pour retrouver les coupables" et en "renforçant l'efficacité de la sécurité dans les transports". Selon M. Huchon, cette agression et "la non-assistance à personne en danger" des voyageurs présents "rappellent les heures les plus noires de l'Occupation" », ce qui, on le voit, est quelques degrés au-dessus de « l'effroi » de Chirac devant « cet acte odieux » et la condamnation « avec la plus grande fermeté » par Villepin, d'une agression « ignoble » et de ses « instructions aux services de police pour retrouver les auteurs dans les plus brefs délais ».

Difficile de faire preuve d'originalité avec ces affaires, mais ici nos politiciens firent assaut de conformisme, comme le rapporte l'AFP le 11/07/04, 17h57. D'abord, la série « barbare et ignoble » :

« "Au nom du gouvernement", le ministre de la Santé Philippe Douste-Blazy a déclaré que l'antisémitisme et le racisme sont les "pires dérives mortelles pour notre démocratie", tandis que le président de l'Assemblée, Jean-Louis Debré [dit “la voix de son maître” – nda], assurait que "l'ensemble des députés" partageait "cette révolte devant ces actes ignobles". Le président de l'UMP, Alain Juppé, a dénoncé une "agression odieuse et barbare", le président de l'UDF, François Bayrou, la qualifiant de "honteuse, brute, lâche et veule". Anne Hidalgo (PS) a condamné "l'ignoble agression", alors que la secrétaire nationale du PCF, Marie-George Buffet, pointait des actes "barbares". Le maire socialiste de Paris, Bertrand Delanoë, a condamné "l'agression sauvage et antisémite" ».

Ensuite, la série qui prépare « la curée I », version « la passivité » :

« Nombreux ont fustigé, comme le député (Verts) de Gironde, Noël Mamère, "l'apathie et le silence des passagers qui ne sont pas venus en aide à cette dame" […]. Ces passagers "sont-ils devenus sourds, au lendemain de l'appel du chef de l'Etat, à Chambon-sur-Lignon ?", s'est interrogé Jean-Michel Rosenfeld (PS), adjoint au maire du 20e arrondissement de Paris. L'Union des étudiants juifs de France constate aussi "avec tristesse combien la passivité des passagers du RER tranche avec l'appel du président de la République à la responsabilité jeudi au Chambon-sur-Lignon". Pour la LICRA, "le constat est lourd : témoins passifs, voire indifférents, à l'opposé de la vigilance demandée par le chef de l'Etat" […]. Pour le MRAP, "l'insoutenable indifférence de voyageurs qui ont assisté à cette profanation morale sans réagir" doit "interpeller les consciences individuelles et collectives". Nicole Guedj, secrétaire d'Etat aux Droits des victimes, "choquée d'apprendre qu'aucun des passagers de la rame n'est intervenu", a appelé les témoins à se manifester […]. Le président du Conseil régional d'Ile-de-France Jean-Paul Huchon (PS) a appelé l'ensemble des élus franciliens à se rassembler lundi à 18h00 dans l'hémicycle du Conseil régional en vue de concourir à "un sursaut civique et citoyen" ».

Bien sûr on a aussi dans cet article la (sic) « réponse » habituelle dans ces cas puisque « l'ancienne ministre PS de la Justice, Elisabeth Guigou, a proposé la création "d'un comité de lutte contre les actes antisémites qui rassemblerait les partis politiques et les associations" ». Pourtant, si je ne m'abuse au moins trois institutions traitent de ces questions. Faudra-t-il aussi un « comité de lutte contre les actes anti-maghrébins », un « comité de lutte contre les actes antiouest-africains », un « comité de lutte contre les actes antiest-africains », un « comité de lutte contre les actes antimoyen-orientaux », un « comité de lutte contre les actes antiproche-orientaux », et les actes anti-catholiques, et anti-protestants, et – etc. ?

Cette dépêche pose dans sa brièveté les éléments de base de « la curée I », épisode qui rassemble des discours disparates ayant en commun de « libérer la parole », comme on dit dans le langage pseudo-psychologique en vogue. « Libérer la parole » consiste en ce cas, pour les commentateurs, à s'autoriser à assumer leurs fantasmes en les « validant » par la réalité. Fantasmes se déclinant en quatre groupes principaux, « les Jeunes de Banlieue », « la Montée de l'Islamisme », « la Montée de l'Antisémitisme », « la Passivité qui Prépare le Fascisme ». Ce qui ne découragera pas les autres fantasmes de prendre place. Par exemple, c'est l'occasion pour Alain-Gérad Slama d'assumer sans freins la thèse d'extrême droite sur le « racisme anti-français » dans l'article « Le trouble attrait de la francophobie », avec des perles comme « A mesure que s'effritent les digues qui la contenaient, la francophobie […] tend à tourner au racisme », « L'éloge du métissage […] devient, comme aux Etats-Unis, le prétexte d'une charge contre le mâle blanc occidental », « [L']universalisme était haï par les nazis chez les juifs. Il est dénoncé aujourd'hui par les fondamentalistes de tous bords dans la culture française[5] » et « Aujourd'hui, au nom du rejet de la liberté de l'individu et des valeurs universelles, l'antisémitisme est devenu l'autre nom de la francophobie ». Le texte de Slama (lisible dans le dossier “RER D”) vaudrait une analyse particulière, mais pour d'autres raisons que mon sujet. Mais il est, comme à peu près tout ce qu'écrit A.-G. Slama, hors sujet : l'aventure de Marie L. n'a d'autre intérêt que de lui permettre de ressasser ses obsessions. Pourtant, « l'affaire du RER D » n'est en rien celle de « la francophobie » mais celle de l'antisémistisme. Non que je veuille dire que judaïté et francité soient incompatibles, simplement la version connue du récit de Marie L. rend compte d'une agression antisémite, et c'est l'imputation de judaïté qui lui est faite qui déclenche le processus.


Dès le 13 juillet et même, pour les dépêches, dès le 12, le récit de Marie L. apparaît pour ce qu'il est, une invention. Je ne me hasarderai pas à l'imputer du nom de mythomane mais du moins c'est un récit mensonger. Malgré cela, même dans Libération et Le Figaro, pourtant les premiers à faire une vraie enquête, pleuvent les tribunes, les chroniques et les points de vue sur « la passivité » et « la montée de… ». Dans le numéro de Libé en date du 13, se côtoient l'article « Agression du RER D : Marie L. a avoué avoir tout inventé » et une tribune libre signée « Pierre VERMEREN historien, chercheur associé au CEAN (Centre d'études d'Afrique noire, IEP Bordeaux) », aux titre (« Le coût du communautarisme »), surtitre (« Inquiétudes autour des poussées racistes et antisémites ») et sous-titre (« Pressions et violences contre les juifs peuvent amputer une nation d'une de ses forces vives ») sans ambigüité et dont le contenu est en retard de quelques wagons de RER sur l'état des faits. Ce jour-là nous sommes au cœur de l'épisode « la curée I », laquelle est, pour les raisons exposées plus haut, en retard par rapport à l'information proprement dite, et se poursuivra jusqu'au lendemain, alors même qu'au niveau de l'information on en est déjà à la phase « affaire Marie L. » et, du côté des chroniqueurs et éditorialistes patentés, au début de « la curée II ». L'exemple de Libération du 13 juillet et encore du 14 (« quotidienne » de Pierre Marcelle) montre bien le décalage entre information d'actualité, chronique interne, chronique externe et « tribune libre » : dans le numéro du 14 Pierre Marcelle en est encore à « l'affaire du RER D » dans son aspect « la curée I », les articles d'information en sont aux prémisses de « l'affaire Marie L. », l'édito et les « analyses » en sont déjà à « la curée II ». Et même, l'éditorial d'Antoine de Gaudemar esquisse déjà « la coulpe » et « la découlpe ».

J'avais classifié les divers épisodes en les numérotant, mais ça n'est pas toujours comme ça que les choses se passent dans ces histoires. C'est, peut-on dire, le déroulé standard, mais il dépend aussi de la précipitation des événements : souvent cela se fait « dans l'ordre » car les « affaires » ont une durée suffisante, que leurs aspects faux ou fallacieux n'apparaissent pas tout de suite, bref, qu'on a le temps de raconter la fable dans une belle séquence : « l'affaire », « l'alerte », « le scandale », « l'opprobre » (ou « le bouc émissaire »), « la contrition » et « l'affaire après l'affaire », ces deux épisodes étant souvent contemporains, « l'explication », « la morale de la fable ». Dans un véritable emballement, et non dans ce que désignent de nombreux médiateurs sous ce vocable, tout cela est très condensé, ce qui fait que plusieurs épisodes se déroulent simultanément et parfois dans un ordre qui n'est pas celui du récit normal, comme dans cette extrême condensation de « l'affaire du RER D », qui tient en trois ou quatre jours, selon qu'on y inclut ou non le 11 juillet. Le 15, c'est bouclé, et au-delà du 17 on n'aura plus que de la glose, principalement autour des épisodes « la curée » I et II et « la découlpe » I et II, sinon bien sûr les suites de « l'affaire Marie L. », mais celle-ci n'intéressera que modérément les médias – et les politiques. Comme dit le proverbe, « on ne parle pas de corde dans la maison d'un pendu », et le traitement de cette « affaire Marie L. » fut le plus souvent très faiblement connecté à la première « affaire »…


Il serait intéressant, dans une approche sémiologique ou sociologique empiriques, de faire une analyse précise de cette « affaire », ce qui n'est pas ici mon propos. Je cherche plutôt à étudier pourquoi cette affaire donna lieu à ce que j'appelle proprement « emballement », dans un sens proche de celui original : quand le « moteur » de la « machine médiatique » se met soudain en surchauffe, s'emballe, et à la fin explose dans un grand "Pschitt !", comme dirait notre estimé président. Pour qui s'intéresse aux médias autrement que comme consommateur, serait-ce comme consommateur critique, comme analyste ou comme sociologue de la chose médiatique (les contenus ou la manière dont ils se fabriquent, chose que je pratique aussi), voire comme philosophe, disons, pour quelqu'un qui les traite dans une optique « socio-sémiotique », c'est-à-dire comme des systèmes de signes considérés dans leur insertion et leur fonction sociales, il est évident que ce que je classe parmi les « sujets de société » n'a pas le même statut que les autres informations, donc pas le même traitement, et évident qu'il y a plusieurs catégories de « sujets de société », leur seul point commun étant précisément ce traitement différencié.

Considérons d'abord les classes : il y les sujets pérennes, constants, récurrents et exceptionnels ; combiné à cela il y a ceux subissant un traitement « en surchauffe » et ceux abordés « en rythme de croisière » ; dans cette optique, les seuls pouvant provoquer un emballement sont les sujets de société exceptionnels traités en surchauffe. À strictement parler, un « sujet de société » ne peut pas être exceptionnel, la spécificité même d'un tel sujet étant de former un ensemble « prévisible », une série de faits participant d'un ensemble constitué en « sujet autonome », comme on le dirait d'un être vivant. C'est le cas notamment des deux autres thèmes de cette rubrique, « les juifs » et « la pédophilie »[6]. Cette « affaire du RER D » aidera précisément à comprendre comment une occurence d'un « sujet de société » peut donner lieu à un emballement. Sinon, on peut noter que les trois sujets que j'ai décidé de traiter en premier permettent d'élucider plusieurs de ces classes : « les juifs » est un sujet pérenne (depuis près de 2000 ans, et en tout cas depuis près de deux siècles dans l'approche « moderne » de l'antisémitisme) sous un certain aspect, constant sous un autre ; « la pédophilie » est un sujet constant en tant qu'élément d'un groupe plus large, « les atteintes à la société », et récurrent en lui-même (la catégorie « pédophilie » telle qu'elle existe actuellement est d'invention récente, alentour de 1985, mais a succédé à d'autres catégories du même ordre, celles de « l'innocence bafouée », entendre « innocence » au sens de « virginité », morale ou/et physique) ; et donc, « l'affaire du RER D » est un sujet exceptionnel, mais fatalement il participe d'au moins une autre de mes catégories, ce qu'on étudiera plus loin. C'est le hasard qui m'a fait prendre ces trois thèmes, mais en même temps un hasard dirigé : je n'avais pas l'intention de multiplier les études de cas similaires, donc j'en ai choisi de contrastés. Cette classification vaut ce qu'elle vaut et mériterait d'être affinée, mais elle me semble rendre compte suffisamment bien des types « sujets de société ».

« L'affaire du RER D » est exceptionnelle, car elle ne correspond à aucun autre cas, il s'agit d'un “hapax”, d'un événement unique sans prédécesseur ni, on peut le supposer, successeur (hapax signifie « une seule fois » en grec et s'appliqua d'abord aux mots qui n'ont qu'une occurence connue, mais a été étendu depuis à tout ce qui n'apparaît qu'une fois). Certes ce n'est pas le premier cas de ce genre, il est déjà arrivé, et il arrivera de nouveau, qu'une fausse déclaration soit acceptée comme vraie et reprise de manière plus ou moins étendue ; le caractère d'hapax de cette affaire vient de ce que jamais auparavant il n'y eut un cas semblable et que, si par hasard il devait y en avoir un autre par après, il ne donnera jamais lieu au même traitement que celui-ci, car « chat échaudé craint l'eau froide », et une deuxième « affaire du RER » (D, A ou C) de ce genre sera “froide”… Pourtant, l'emballement auquel elle donna lieu signe son caractère de « sujet de société » donc son appartenance à une série. Ce n'est pas d'être un « emballement » qui l'indique : j'écrivais plus haut que les seuls sujet de société pouvant provoquer un emballement sont les sujets de société exceptionnels traités en surchauffe, ce qui ne signifie pas que tous les emballements participent des « sujets de société » ; par contre, les emballements qui leurs sont dus ont des qualités spécifiques signant leur appartenance à cette classe d'objets, le principal étant leur rapide obsolescence. Mais c'est un trait commun à tout “emballement” à propos d'un événement de peu de durée (je veux dire : de durée médiatique, et non de durée intrinsèque) ; on pourrait énoncer cette règle : « la durée de persistance d'un “fait médiatique” est proportionnelle à celle de son “existence” ».

Un « fait médiatique » n'est pas un fait effectif mais un objet autonome faiblement relié à l'événement auquel il se rapporte ; son « existence » est le temps pendant lequel les médias le considèrent non achevé, « en cours de réalisation » ; le terme qu'on pourrait y appliquer est « inchoativité », mot qui vient du nom d'une forme verbale du latin, l'inchoatif, signifiant à-peu-près « non achevé » ou, comme dit, « en cours de réalisation ». L'inchoativité d'un fait médiatique est donc indépendante de la durée de l'événement même, et ces dernières années le cas notable des « attentats du 11 septembre » l'illustrent assez : si l'on considère l'événement même, sa durée est de quelques heures, entre le moment du premier attentat et celui du dernier (ou plutôt, de celui qui échoua[a]) ; si on y inclut ses séquelles (la désorganisation qui en a découlé, les mesures prises par l'administration fédérale suite à ça, les diverses cérémonies, commémorations, réunions nationales et internationales, etc.), on peut l'étendre à quelques semaines, en gros jusqu'au moment où l'administration Bush décida de mener une action militaire en Afghanistan, ce qui créa un autre événement en état d'acquérir le statut de fait médiatique ; or, « les attentats du 11 septembre » ont duré très au-delà, jusqu'à l'automne 2002, et leur persistance jusqu'à l'automne ou l'hiver 2003 ; après, ils acquirent un autre statut, celui de fait inactuel, « historique », non plus un événement mais une date, celle qui marque le passage à une période où « plus rien n'est comme avant » (ce qui, fait à noter car assez rare, fut décrété très peu de temps après les événements effectifs en question : en général on respecte un « délai de décence » de plusieurs mois ou années avant d'affirmer qu'un événement est « historique » et marque une rupture dans la séquence des événements de cette catégorie).

Ces attentats montrent qu'un « fait médiatique » achevé ne disparaît pas des médias, ou pas toujours, mais change donc de statut ; il montre aussi que sa « durée de vie » n'a pas de rapport avec la durée effective de l'événement à sa source, il a son autonomie et, comme dit, n'a qu'un faible lien avec cet événement. Souvent même, ces faits médiatiques sont indépendants de tout événement effectif ; le récit « la mort du pape » (Jean-Paul II), élément du feuilleton « un autre est appelé Araignée » de 2005, dura environ deux mois sans qu'on puisse dire que cela s'appuya sur un événement effectif, sinon à la fin, bien sûr. Mais justement, l'événement effectif eut lieu pour l'essentiel à la fin de l'épisode, en gros, des quinze derniers jours ; le mois et demi qui précéda fut la relation par les médias d'un « non événement » puisque le pape n'était pas mort. Le fait médiatique est pleinement inchoatif : son existence déborde le présent aussi bien dans le passé que dans le futur de l'événement auquel il se rattache. La croyance ordinaire concernant le travail des médias relativement à « l'information » est qu'ils parlent des événements qui sont advenus ; la réalité est tout autre, et une part non négligeable des événements dont ils traitent sont décrits avant leur déroulement effectif. Le récit « la mort du pape » (ou celui, actuel pou moi au moment où j'écris cette partie du texte, en août 2006, « la mort de Castro ») est plus visiblement pré-événementiel parce qu'il concerne un fait de la réalité qui par essence n'est pas prédictible, sauf bien sûr dans les cas où une personne est « condamnée à mort », par un État ou par un groupe la tenant en otage, à une date fixée d'avance et sans rémission.

L'annonce anticipée de la mort du pape reposait certes sur l'évidence de sa fin prochaine, mais l'intérêt ici vient de ce que le récit proprement dit de cette mort précède la mort effective du pape. Non seulement en tant qu'événement annoncé comme imminent, mais en tant que “nouvelle” : « sentant sa fin prochaine », certains médias le donnèrent pour mort un jour avant l'annonce officielle, notamment dans la presse ; c'est qu'il eut le très mauvais goût de mourir un samedi, après le bouclage, et que, nom de nom ! On n'allait pas être les derniers faire l'annonce ! Mais on en fit autant dans les médias audiovisuels, avec moins de décalage, sans plus. Deux ou trois fois déjà les jours d'avant, cela dit, cette mort fut annoncée. « Au conditionnel ». Quand un événement est trop long à se réaliser les médias n'ont plus la capacité de l'attendre, il doit se réaliser. Alors on le tient pour tel, quitte à « rectifier ». Une sentence courante chez les médiateurs est donc que « l'information va de plus en plus vite » ; en réalité les médiateurs sont de moins en moins patients et tout au contraire elle ne va pas assez vite, donc trop souvent ils la devancent.


« L'affaire du RER D ». Elle n'est pas unique, elle s'insert dans une série d'autres faits médiatiques du même tonneau ; comme le rappelle le sociologue Didier Fassin dans un article publié par Le Monde sous le titre « Les leçons de l’hystoire »,

« si le récent épisode a donné lieu à une médiatisation inédite, il ne peut faire oublier une série de faits similaires dans lesquels des violences antisémites supposées, y compris avec des inscriptions corporelles qui en évoquent d’autres de sinistre mémoire, se sont révélées des fictions fabriquées par les victimes ».

On peut se poser une première question : pourquoi ces « fabrications » ? Et la réponse évidente semble : parce que c'est « médiatique ». De là à en conclure que le but conscient ou inconscient des fabulateurs est d'être “médiatisés”, d'obtenir leur fameux quart d'heure de célébrité, il n'y a pas loin. Pourtant, il me semble que ça se passe en sens inverse. Encore une fois, je ne veux pas typologiser ces fabulations comme étant « mythomaniaques », cependant ça a un rapport à la chose : contrairement à sa présentation habituelle, la mythomanie n'est pas de l'invention pure et a peu de rapports avec le mensonge, elle s'appuie sur une fable « vraisemblable » et c'est un récit construit. J'en parle parce que j'ai déjà eu affaire à des mythomanes stricto sensu, des vrais cas psychiatriques. Autre trait propre aux mythomanes, ils croient à leur propre fable, ils sont convaincants car convaincus. Enfin, et c'est ici que ça devient difficile à détecter immédiatement comme invention, ces récits comportent en général des éléments qui, dans leur contexte, « ne souffrent pas le doute », c'est-à-dire, qu'on ne peut mettre en doute sans en même temps contester sa propre représentation du monde. Je ne dirai pas que les fables mythomaniaques sont subtiles, en général ce n'est pas le cas, mais plutôt qu'elles ont une cohérence interne forte qui leur donne crédibilité.

Les diverses fables qui précédèrent « l'affaire du RER D » (et qui pour certaines la suivirent, mais avec moins de succès, on le comprendra) ont en commun de concerner « quelque chose ou quelqu'un en rapport avec le judaïsme », et « une ou des personnes en rapport avec “les banlieues” et “l'arabo-musulmanité” ». Entendons-nous : non pas dans la réalité mais dans le discour des médias. Déjà, dans la réalité « les arabo-musulmans » ça n'existe pas, ça a autant de sens, je ne sais pas, que « arabo-chrétiens » : on partirait du principe que le christianisme est une religion fondée et diffusée par les Arabes vers le II° siécle de notre ère (surtout des actuels Irak et Syrie), on ferait abstraction de ses évolutions et adaptations dans les continents où il a diffusé (c.-à-d., tous) et on parlerait d'« arabo-christianisme », comme si tous les Arabes étaient encore chrétiens et tous les chrétiens seulement Arabes… Le syntagme « arabo-musulman » a exactement la même pertinence. Passons.

Lors de « l'affaire du RER D », Le Monde publia sur son site (et peut-être dans l'édition papier) un article intitulé « Dans plusieurs cas, le soupçon d'antisémitisme a été levé », qui liste quatre cas, dont celui de « Marie L. » : « Le collège Montaigne » (décembre 2003), « Le rabbin Fahri » (janvier 2003, faussement daté janvier 2004), « Poignardés à Epinay » (4 juin 2004) et « Marie L. » (9 juillet 2004). C'est peu, et c'est trop. Peu car on peut y ajouter plusieurs autres cas qui furent exploités comme « agressions à caractère antisémite », durant la même période, pour être par la suite identifiés comme agressions ayant d'autres motivations, le seul aspect « antisémite » venant du fait que la ou les victimes étaient juifs ; trop car, par malencontre (si du moins c'en est une), pour deux cas « le soupçon d'antisémitisme » n'a pas été levé : les deux premiers. il existe actuellement encore bien des personnes considérant que « l'affaire du Lycée Montaigne » avait bien un caractère antisémite, et que sous la pression les témoins seraient revenus sur leurs déclarations (non parce qu'il y eut des témoins pour en affirmer le caractère antisémite mais parce que les médias avaient fait courir la rumeur qu'il y avait de tels témoins) ; de même, quand Le Monde publiait son article (et en 2006 encore) « l'affaire Fahri » était en cours d'instruction, et rien ne pouvait certifier que sa version des faits n'était pas exacte.

J'écrivais plus haut que, après « l'affaire du RER D », les nouveaux cas furent plus prudemment traités, ce n'est pas tout-à-fait exact : le 2 août 2004, l'AFP diffuse une dépêche titrée « Trois jeunes de confession juive agressés en banlieue lyonnaise », ce qui est un orientation : lisant la dépêche, on s'aperçoit qu'au dire même des « agressés de confession juive » ils « ne se souviennent pas d'insultes à caractère antisémite » (et pour cause, on le saura plus tard…) de la part des agresseurs (« des jeunes de type maghrébin », selon le CRIF, mais non selon les agressés) . Cette fois-là, Le Monde n'est pas monté au créneau, probablement moins par prudence que pour une question d'heure de bouclage : la dépêche de l'AFP est émise à 15h15, bien qu'une autre soit sortie trois heures plus tôt, mais moins détaillée (ne pouvaient y figurer les réactions des « instances représentatives », qui vinrent entre les deux dépêches).

Si Le Monde échappa à cet emballement, ce ne fut pas le cas des médias audiovisuels, certes « sensibilisés » par l'AFP qui, le relève le quotidien, diffuse ses dépêches dans « la rubrique "Agression-antisémitisme", et la machine médiatique s'emballe ». Mais vingt jours plus tard le même journal monte lui aussi dans la « machine à emballement », suite à l'incendie d'un centre social juif dans le XI° arrondissement de Paris. Dix jours après on apprenait malheureusement que le « nouvel incendie criminel à caractère antisémite » dont « les inscriptions antisémites ne font aucun doute sur le caractère antijuif », comme l'expliquait « Le Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme »[7], après avoir « fait part de "son émotion et son inquiétude" », était certes « antijuif », puisque commis sur édifice juif, mais l'auteur était un ancien travailleur du centre, et tout aussi juif que ledit. Un qui a du se trouver ennuyé (quoique, le connaissant, j'en doute, puisque quand il est mêlé à « une affaire regrettable à tous égards » il « ne regrette pas ») est, vous le deviniez, Jacques Chirac, puisque le 22 août il « "condamne avec force" l'incendie criminel et exprime "sa pleine solidarité" à la communauté juive de France » : doit-il se « solidariser » de l'incendiaire ou non, puisque celui-ci participe de « la communauté juive de France » ?

« L'affaire du RER D » appartient donc à une série dont les épisodes se situent dans la seule année 2004. Non que certains faits réputés antisémites n'aient pas donné lieu à des « emballements » auparavant pour, après un temps, se révéler bien moins spectaculaires que dit de prime abord, et surtout, guère antisémites. L'époque était de nouveau, alors, à la mise en avant de tout ce qui pouvait apparaître antisémite, après un répit entre la fin 2002 et la mi 2003. Une mode qui dura jusqu'à la fin de cette année 2004, après quoi des « faits médiatiques » nettement plus importants (grippe aviaire, tsunami – enfin non, pas le tsunami mais la « vague de solidarité » qui succéda à cette vague océanique –, etc.) prirent le relais. J'ai mon idée quant aux raisons qui firent que ce qui apparaissait si important en juillet 2004, « la montée de l'antisémitisme », le devint moins par après (de nouveau je précise : non pas une telle montée – ou, par après, une telle décrue – dans la réalité ordinaire, mais dans celle virtuelle des médias : une analyse consistante donne à penser que « la montée » ne fut en rien ce que l'on nous décrivit, et à l'inverse que les actes antisémites ne furent pas moins nombreux à partir de 2005, bien qu'on n'en parlât presque plus dans les grands médias), mais peu importe, le fait est qu'entre 2001 et 2003 tout un appareil d'« analyse de la réalité » avait été construit, qu'on peut décrire ainsi :

La France va mal, « les gens » (« les Français ») sont inquiets, il y a une montée de l'insécurité due à la présence de zones de non droit dans les cités (les banlieues) où les jeunes « d'origine » sombrent dans la criminalité et la délinquance ou adhèrent à l'islamisme radical ; depuis le début de la deuxième intifada, on voit se développer chez cette jeunesse en déshérence une nouvelle forme d'antisémitisme qui touche les jeunes de banlieue et est propagée par les imams radicaux, lequels diffusent une idéologie qui est une nouvelle forme de fascisme, et ce nouvel antisémitisme s'en prend aux biens et aux personnes juifs avec une extrême violence.

Ce condensé correspond assez précisément à « l'affaire du RER D », qui se complète aussi d'éléments repris de l'iconographie nazie, car les mois précédents virent la célébration du soixantième anniversaire du début de la fin de la deuxième guerre mondiale où on eut surtout droit à une séquence « Shoah »[8] : le nazisme, les exactions, la solution finale, etc. C'est cette condensation même qui explique l'incroyable emballement autour de cette affaire : nos médiateurs et (sic) « responsables » politiques, ne pouvaient pas ne pas croire à cette fable, car elle rassemblait de la manière la plus dense tous les traits attendus dans une affaire mettant en scène une interaction violente avec des « jeunes de banlieue » dans le RER. C'est là que réside l'exceptionalité de cette affaire : pour qui a quelque distance à « l'actualité » elle apparaissait assez vite invraisemblable, comme disent les jeunes elle était « trop », vraiment « trop ». Et pourtant, tout le Landerneau médiatico-politique s'y engouffra et y fit grand bruit. Ceci est lié à la manière dont ses membres perçoivent la réalité.


Une société n'est pas un ensemble homogène dont tous les membres partagent une même vision du monde, ont un rapport similaire à leur environnement et aux autres membres de la société, les mêmes croyances, la même connaissance de ce qui se passe dans le monde et dans le cadre même de leur société ; cela était plus ou moins mais du moins assez vrai il y a trois siècles et plus, et en tout cas assez ou très vrai il y a huit siècles et plus, mais ça ne l'est plus depuis au moins deux siècles, et à coup sûr ce ne l'est plus depuis la deuxième moitié du XIX° siècle pour un pays comme la France. Quand les systèmes de communication (voies et moyens de déplacement) et de télécommunication firent des progrès décisifs au XIX° siècle, les sociétés durent se réorganiser pour intégrer les changements qu'induisirent ces progrès. Le proincipal de ces changements, dont on peut estimer qu'il fut stabilisé peu après la deuxième guerre mondiale, est une forme de stratification sociale nouvelle, binaire ; une première hiérarchie avec : « en haut » les détenteurs des systèmes de communications ; juste en-dessous ceux qui les dirigent et les contrôlent ; ensuite, ceux qui les font fonctionner ; en-dessous encore, ceux qui les animent ; « en bas » ceux qui produisent l'information ; une seconde hiérarchie, celle de l'appareil commercial, industriel et financier qui fit le cœur du travail de Marx dans Le Capital, qui est formellement similaire mais désormais subalterne du premier.

C'est logique : un nouveau modèle économique qui s'impose ne fait pas disparaître son immédiat prédecesseur ni même, le plus souvent, les deux ou trois plus anciens : lors de ce qu'on peut appeler « premier capitalisme industriel », qui se déroule pour l'essentiel du milieu du XVIII° siècle au milieu du XIX°, de larges secteurs de l'activité humaine sont peu touchés (agriculture, artisanat d'art, etc.) et une part assez importante de la population vit en semi-autarcie, avec une faible insertion dans le système nouveau ; et dans le « deuxième capitalisme industriel », qui le relaie jusqu'au milieu du XX° siècle, s'il y a un recul net de formes anciennes de pratiques il est lent ; en outre la structure formelle de l'économie reste assez forte, malgré son inadaptation nette aux réalités sociales et politique vers la fin de la période. Actuellement, le modèle économique réel qui structure la société réelle est celui de la première hiérarchie, mais celui formel correspond au second. Comme le remarque une personne que j'entends sur ma radio au moment même où je reprends ce texte, Patrick Viveret, une large partie des membres des sociétés les plus impliquées dans le modèle antécédent, celui de la « société de consommation », au premier chef les responsables politiques, économiques et sociaux, ont conscience du fait que le modèle en question est obsolète, et partagent l'idée qu'il faut le remplacer par un autre, qu'on l'appelle « économie durable », « croissance soutenable » ou « décroissance », un frein à la mise en place d'une réelle alternative vient des outils. Et il prend le cas le plus net : le fait que le principal instrument d'évaluation de l'état d'une société est le « niveau de PIB », précisément adapté à l'évaluation d'une société ancien modèle. Non que l'on manque d'autres instruments, loin de là, mais pour l'heure ils ne sont pas ou que peu utilisés par les principaux organes de régulation économique.


[1] En complément de ce texte, on lira avec profit un dossier composé principalement d'articles parus dans Le Monde et Libération et de dépêches de l'AFP, plus quelques articles de diverses sources, accessible par ce lien.
[2] Ces éléments sont repris du petit précis fait par Mme Éva Louvet pour son cours de DEUG « Introduction à la psychologie sociale ». Si vous avez envie de vous faire une idée des notions de base dans ce domaine, en cliquant sur ce lien vous pourrez accéder à ce précis.
[3] Gregory Bateson, « La cybernétique du “soi” : une théorie de l'alcoolisme », dans Vers une écologie de l'esprit, vol. 1, Le Seuil, 1981.
[4] Je persiste à la nommer Marie L. alors que, contre les règles, tous nos médias publièrent son nom, car le personnage du récit a peu à voir avec la personne réelle qui porta plainte : « l'affaire Marie L. » est, comme « l'affaire du RER D », une invention, un conte médiatique ayant peu à voir avec la réalité de son héroïne supposée.
[5] Ce papier d'Alain-Gérard Slama permet opportunément de rappeler que très souvent les « chroniqueurs » ont un usage assez spécial sinon spécieux de l'Histoire (ce que confirme tout ce délire sur « la passivité »). Par exemple, il est faux de prétendre que « [L']universalisme était haï par les nazis chez les juifs » : ils haïssaient le « cosmopolitisme », qui est l'inverse de l'universalisme, précisément. D'ailleurs, la doctrine nazie était « universaliste » à la manière dont le comprend M. Slama : je ne veux voir qu'une seule tête ! Pour les nazis une seule tête d'Aryen, pour M. Slama, une seule tête de « républicain », mais dans les deux cas la cible est la même : la multi-culturalité, hier nommée « cosmopolitisme », aujourd'hui dite « communautarisme ». À considérer bien sûr que pas plus le cosmopolitisme d'hier que le communautarisme d'aujourd'hui ne sont des faits avérés et vérifiables.
[6] Dans le cadre de cette rubrique il n'est pas question de traiter ces deux questions, « les juifs » et « la pédophilie », comme des catégories autonomes, mais d'étudier les objets médiatiques construits comme « sujets de société » indépendamment de l'existence d'un groupe réel d'êtres humains ou d'un concept élaboré par la psychiatrie et portant ces noms ; pour « les juifs » la démonstration est plus complexe, mais du moins, ce que les médias ont pris l'habitude de regrouper sous l'étiquette « la pédophilie » n'a généralement pas grand chose à voir avec ça, et ressort d'autres catégories sociales (l'inceste, le viol) ou psychiatriques (la perversité). Les cas les plus notables sont ceux de Dutroux et Fourniret, présentés comme « pédophiles » alors même que la majorité de leurs victimes avaient largement plus que l'âge admis pour les qualifier tels, et surtout, leurs motifs n'étaient précisément pas liés à l'âge de ces victimes.
[a] Note au 18 septembre 2018 : qui échoua dans son projet, utiliser l'avion détourné comme arme visant une cible, comme événement en soi il s'agit bien d'un attentat qui a réussi et a provoqué la mort de beaucoup de personnes, celles qui se trouveaient dans l'avion.
[7] Ce titre ronflant ne désigne nullement une institution officielle, comme les divers « observatoires » ad hoc mis en place ces dernières années par nos gouvernements, mais une association liée à un mouvement juif récent, les « communautés juives », qui semble-t-il furent créées pour changer les rapports de force dnas les institutions dites représentatives (c.-à-d., les interlocuteurs privilégiés des autorités, indépendamment de leur représentativité réelle) en faveur des franges les plus traditionnalistes et les plus “israélophiles” de « la communauté » (ce qui a plutôt réussi, d'ailleurs). Ce « bureau national » existe, semble-t-il toujours, depuis 2002 (désolé, il est difficile de trouver des informations précises là-dessus, je me fie ici au fait que l'on n'en parle pas avant) et sa fonction principale est de recenser tout crime ou délit dont la victime est juive en les déclarant systématiquement « agression antisémite ». Une manière comme une autre d'en faire monter le nombre, même si c'est « un peu » artificieux. Il correspond assez bien à l'ambiance de l'époque qui vit son apparition, celle où Ariel Sharon ou son vice-ministre des Affaires étrangères Michael Melchior pouvaient déclarer sans ambages, en janvier 2002, que « la France était "le pire pays occidental" pour l’antisémitisme » et qu'on y constatait, plus qu'une vague, une déferlante antisémite. En janvier 2002 ce discours d'ailleurs fut assez bien reçu (question de contexte : c'était précisément l'époque où tout ce qui pouvait cibler les « jeunes de banlieue » un peu trop sombres de peau ou un peu trop d'ascendance sud-méditerrannéenne non juive), alors que le même discours, repris en 2003, fut cette fois très mal pris. C'est qu'entretemps, les priorités quant aux motifs à scandale avaient changé, et surtout, avaient changé les rapports entre la France et les États-Unis, donc avec les pays qui soutenaient ses vues concernant l'Irak. C'est ainsi.
« Au risque de » paraître anti-médiatiste, force m'est de constater que lesdits médias ont une fâcheuse tendance à se positionner sur une question particulière non en fonction de son actualité réelle ni de la pertinence d'en avoir une certaine perception, mais en fonction de critères internes : en avril 2002 « l'insécurité » était un sujet important ; en mai 2002 elle devint soudain un non-sujet, sinon comme principe explicatif du résultat du premier tour de l'élection présidentielle d'alors. À remarquer qu'il y eut alors deux positions : que « l'insécurité » en elle-même l'expliquait, ou que le traitement de ce thème l'expliquait. On peut considérer, dans cet ordre, que le « Le Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme » a profité d'un contexte ou toute personne ou association se positionnant dans le champ de la lutte contre l'antisémitisme avait des chances assez grandes de se faire entendre des médias pour se faire connaître et, par son entremise, de diffuser une représentation de la situation en France qui soit favorable à la position idéologique de la majorité ds « Conseils des communautés juives ». À considérer que c'est précisément ce genre de « sensibilisation » qui permit l'avénement d'un fait médiatique comme « l'affaire du RER D ».
Au fait, le segment « Au risque de » mis ainsi entre guillemets est, désolé pour cela, une auto-référence : je consacre une page à cette formule, en expliquant que son usage signe le plus souvent que contrairement à ce qu'elle semble prétendre elle indique qu'en effet l'auteur est bien un « anti-quelque chose », mais désirerait qu'on ne le croie pas. Quant à moi, j'accepte qu'on me considère « anti-médiatiste »…
[8] Il serait intéressant d'observer la manière dont ont évolué ces commémorations depuis 1945 ; pour ne parler que des trois dernières décennies, vers 1975 on célébrait surtout « la victoire » (des Alliés), vers 1985 importait plutôt « la défaite » (du nazisme), vers 1995 « la réconciliation » (de l'Europe), et vers 2005 l'axe central fut la déploration des victimes, au premier chef bien sûr les victimes juives. En même temps, ce n'est pas si simple, et justement cette déploration des victimes fut aussi un puissant moteur pour créer un nouveau fait médiatique, « la concurrence des victimes ». D'abord, bien sûr, celles du nazisme et de la déportation : les tsiganes, les résistants, les politiques, les homosexuels ; ensuite les victimes civiles de la guerre ; ensuite les « pays martyrs » ; puis il y eut les victimes de l'autre régime totalitariste en Europe, celui de l'URSS ; les victimes d'autres génocides – Arméniens, Ruandais – ne voulurent pas bien sûr être en reste de déploration ; puis les descendants d'esclaves, puis les anciens colonisés, puis… Et jusqu'au Allemands qui, bien sûr, furent aussi des « victimes du nazisme », c'est évident.
De nouveau, ne pas considérer cela comme une réalité effective : ce n'est pas parce que les médias mettent en avant quelques associations ou personnes que ça dénote d'un mouvement de fond. Pour exemple, il y a un large consensus parmi les personnes s'occupant de ce problème, en premier les spécialistes du climat, pour constater un réchauffement moyen du climat d'environ 2°C depuis un peu plus d'un siècle et estimer que, selon la manière dont cela sera traitée dans les années à venir, on aura une augmentation au moins égale et jusqu'à trois ou quatre fois plus importante pour le siècle à venir ; en face, une seule personne pour affirmer le contraire (ou plus exactement, affirmer que même s'il y avait réchauffement ce n'est pas un problème) ; ça n'empêcha pas nos médias de parler de « débat ». C'est plus ou moins (c'est tout-à-fait) comme si l'on mettait d'un côté tous les travaux d'historiens sur la politique d'extermination des nazis, de l'autre les textes de Faurisson, et qu'on dise, « il y a débat chez les historiens »… Cela dit, ce fait médiatique a tout de même eu comme résultat de créer une sorte de « concurrence de la mémoire », mais factice, de la manière dont, auparavant, le discours récurrent sur « la montée de l'antisémitisme » créa les conditions d'apparition d'une floppée d'« observatoires de l'antisémitisme » qui, par leur existence même, « réalisèrent » cette montée en recensant tout et n'importe quoi et en collant dessus l'étiquette « antisémitisme ».