N otre univers est massivement causal, car massivement inanimé; en outre, les actions des êtres vivants ont l'apparence de se suivre dans une chaîne de relations causales et effectives; du fait, on a tendance à analyser les faits sociaux selon un principe de causalité qui suivrait des «lois» descriptibles et prédictibles – comme l'on peut prévoir avec assez d'exactitude, «toutes choses égales par ailleurs», le moment où, à un ou deux milliards d'années près, le soleil cessera de rayonner, «s'éteindra», ou bien se transformera en nova; ou, à quelques grammes près, quelle masse de plutonium est nécessaire pour transformer cette matière radioactive en bombe à fission nucléaire. Tout n'est pas prévisible dans le monde inanimé mais tout est calculable avec une marge d'erreur limitée et des possibilités certaines. Il en va autrement dans le domaine du vivant. Je crois que c'est Gregory Bateson qui donne cet exemple: si vous envoyez un coup de pied dans un caillou vous pouvez à-peu-près prévoir ce qui se passera; si vous le faites avec un chien, vous ne saurez pas, sauf à bien le connaître – et encore –, s'il partira en courant ou se retournera pour vous mordre. Bref, dans les événements concernant l'inanimé il y a un enchaînement causal tandis que pour l'animé les enchaînements sont aléatoires. Entre les deux il y a les tropismes, que l'on peut décrire comme des comportements habituels à haute valeur de probabilité. Un tropisme est un comportement conditionnel à cause constante: quand un certain événement se produit, un individu donné tendra à avoir une réponse stéréotypée proche d'une relation de cause à effet telle que pour l'inanimé; cependant, il ne faut pas y voir strictement une telle chose: à tout moment, un individu peut, pour des raisons variées, internes ou externes, ne pas avoir le tropisme attendu dans un certain contexte. Bien sûr, plus on monte dans l'échelle de la complexité, moins les individus sont soumis à ces tropismes, et pour les mammifères les plus complexes, on ne peut guère faire de pronostics. Cela ne signifie pas qu'ils ne soient prévisibles au plan des groupes ou de l'espèce, par contre les individus ne le sont guère. Le tropisme repose sur un phénomène dit rétroaction (de feedback). Mais, laissons donc parler l'auteur évoqué, Gregory Bateson, qui le décrit très bien: «Il est devenu assez vite évident que l’ensemble de la problématique de la
fin et de l’adaptation – le problème téléologique, dans le sens le plus large – était à
reconsidérer – avec l'apport de la notion de feed-back. Ces
questions ont été posées par les philosophes grecs et la seule solution qu’ils purent en
donner se présente sous l’aspect d’une idée mystique: la fin d’un processus peut être
considérée comme un «projet», et ceci (le projet) peut être invoqué comme explication du
processus qui l’a précédée. Cette notion, on le sait bien, était reliée étroitement au
problème de la nature réelle (plutôt transcendante qu’immanente) des formes et des modèles. Dans un autre ouvrage, Bateson a des considérations intéressantes sur les tropismes. Cela dit, ce passage montre assez ce que peut être la rétroaction. Par prudence, ou dus l'époque et le contexte – il écrivait ça en 1958 pour un nouvel épilogue à une œuvre d'avant-guerre, et non pour exposer les principes de la rétroaction et du tropisme –, il ne va pas plus loin ici sur la question. Malgré tout, on comprend assez bien de quoi il ressort: le «tropisme», ici, serait l'état stable ou l'état limite «vers quoi l'organisme tend»; pour y parvenir, le système a plusieurs «stratégies» à disposition, qui ne seront pas activées toujours ni toujours de la même manière; pour un observateur, un système homéostatique de ce type est hautement imprévisible car, sauf à avoir des sondes qui l'informent sur son état interne, il ne peut guère savoir si, à un instant donné, un tel système est proche de l'état optimal, au-dessus ou en dessous. Bien sûr, s'il voit l'ensemble fonctionner à un niveau égal ou supérieur à celui considéré optimal, et commencer à se réajuster, il pourra sans erreur faire l'hypothèse que le système va ralentir; maintenant, de combien et pendant combien de temps, c'est autre chose, ça ne dépend pas que du système, mais de la température extérieure, de la pression, de l'hygrométrie, du réglage spécifique à ce système particulier, etc. Les systèmes non linéaires ou à causalités multiples sont hautement imprévisibles, cela d'autant qu'ils seront complexes. Même dans l'univers physique on a ça, dans le cas d'un vaste ensemble d'éléments non contigus et proches, un gaz dense, un liquide, avec le mouvement brownien ou la turbidité. Évidemment, dans le cas d'un système à rétroaction, les chose en vont autrement, puisque dans ce cas l'acteur des modifications en est aussi l'agent, il est capable d'autocorrection, mais le principe général est le même puisque dans ce cas comme dans celui du mouvement brownien, on ne peut pas faire de pronostic au-delà d'une durée assez courte et, pour la rétroaction, dans un seul sens, enfin avec une indétermination certaine. Car on ne sait jamais à quel moment le système sera en rupture. Pour prendre le cas de la machine à vapeur, on a donc trois systèmes relativement dépendants mais effectivement indépendants, celui qui donne de la pression, celui «actif», le système dont on tire un usage direct, enfin celui régulateur, et souvent un quatrième, ou servo-mécanisme secondaire, le système d'arrêt d'urgence: si l'un au moins de ces systèmes se dérègle, l'ensemble se dérèglera, avec des effets imprévisibles. Dans le cas d'une presse («marteau-pilon»), selon que la presse se grippe, que le système d'entraînement s'emballe ou s'arrête, que le servo-contrôle ne soit plus en état de déterminer si on est dans les limites tolérées, ou enfin que le système d'arrêt ne soit plus opérationnel ou le soit d'une manière imprévue, on aura des conséquences très différentes, depuis l'arrêt inopiné jusqu'à l'explosion de l'ensemble. Toutes les inférences «causales» qu'on peut faire sur un tel système complexe sont du type «toutes choses égales», mais on ne peut donc jamais avoir l'assurance qu'elles le seront, contrairement par exemple au mouvement de l'univers et des planètes sur un terme assez long (on peut considérer que les prévisions pour les deux milliards d'années à venir sur le mouvements des astres principaux du système solaire, sauf imprévu de taille comme par exemple la rencontre de la Terre ou de Vénus avec un bolide de la masse de la Lune, ont toutes chances de se vérifier). Et cette indétermination sera encore plus vraie pour les êtres vivants, d'autant qu'ils seront complexes et autonomes. L'imaginaire causal tend à faire croire que plus on saura de choses sur l'univers, plus on sera en état de déterminer le devenir des choses et des êtres. Ce qui n'est pas si évident. En ce sens, l'avancée des sciences contredit la croyance naïve des positivistes des XIX° et XX° siècles, et même de ceux encore nombreux au XXI° siècle, selon laquelle plus on sait de choses sur l'univers, plus il est prévisible: tout au contraire, plus on sait de choses sur l'univers, moins il est prévisible, du moins dans l'ordre d'une prévisibilité causale, linéaire et simple. De longtemps s'opposent deux approches contraires sur «la marche de l'univers», l'une, majoritaire et rassurante, qui pose que toute cause a un effet, que les causes et les effets s'enchaînent de manière continue, simple et linéaire, et que donc, in fine, il y a une cause unique à tous les effets actuels constatables; on peut nommer cette conception «hypothèse de Dieu» ou «hypothèse du Big Bang», lequel n'est qu'un des innombrables noms de Dieu. L'autre approche, minoritaire et réaliste – ce qui pour un déiste ou “bigbanguiste” se lit comme «inquiétante» –, ne s'intéresse pas beaucoup aux causes, sinon en tant qu'objets sociaux dans le cadre d'une étude sur l'organisation d'une société donnée en fonction de son modèle local d'explication causale, ou si vous préférez: selon son idéologie. Pour peu que l'on observe le fonctionnement d'une société en elle-même ou en interaction avec son environnement – dans ce cas, avec les autres sociétés –, on constate, à long terme, une évolution de type stochastique, c.-à-d., relativement prévisible sur un plan large, peu prévisible à moyen terme et très prévisible à court terme, exception faite des moments de crise, lesquels correspondent à un des états extrêmes d'un système autocorrecteur, manque d'énergie ou excès d'énergie, l'un et l'autre cas conduisant à «l’effondrement du système en tant que tel». Cela dit, la supposée «non prévisibilité à court terme» est un leurre qui n'est valide que dans le cas d'une philosophie idéaliste à base d'analyse de la réalité de type causal simple dans un univers composé de monades à interaction faible et linéaire; dès que cette analyse est démentie par les faits, les philosophes de ce genre estiment que l'univers devient imprévisible. Ce qui n'est pas évident. Cela ne signifie pas qu'on ne puisse, en un état de la société très instable, déterminer les conséquences de cet état des choses, il faut pour cela disposer d'informations fiables sur les causes effectives qui ont amené à cette situation, sur l'organisation réelle de la société, sur les forces internes et externes qui contribuent à cet état, sur les mécanismes autocorrecteurs actuels, sur le niveau de ressources de la société, sur les stocks d'énergie disponibles, sur leur localisation et sur les capacités de la société à les utiliser. Cela posé, si l'on cherche à «corriger l'instabilité» selon un schéma de type «toutes choses égales», ce qui est le cas habituel avec des philosophies déistes[2], le niveau d'information acquis n'a pas d'incidence sur la sortie de crise, puisque dans les faits, ladite crise est justement le signe que «les choses» ne sont plus «égales». Un de mes exemples favoris en ce domaine est celui de la génération spontanée: les tenants de cette hypothèse ont une approche déiste, dans laquelle «l'effet micro-organisme» a son «explication» dans la cause efficiente simple «génération spontanée»; en temps normal, elle vaut n'importe quelle explication; en temps de crise (d'épidémie), une explication effective complexe à base d'observations se révélera à coup sûr plus efficace, cela sans même supposer de cause. Certes les causes ont un certain intérêt dans l'optique d'une gestion optimale des circulations d'énergie d'un système semi-fermé comme le sont la plupart des sociétés, car on peut alors limiter la consommation d'énergie destinée à la seule correction des dysfonctions: nulle nécessité de savoir que la peste est due à un certain germe pour déterminer que sa propagation est fortement corrélée à la présence en masse de muridés sciurognathes de l'espèce rattus norvegicus et limitée par la mise en quarantaine sévère des pestiférés et l'élimination de ces animaux, il est par contre bon de le savoir pour appliquer une méthode préventive, de type vaccination par exemple, qui évitera des solutions curatives en cas d'épidémie, lesquelles sont coûteuses en énergie puisque provoquant la suspension de nombreuses activités socialement utiles pour mobiliser des compétences en seule vue de faire cesser la perturbation. Sans compter bien sûr le décès anticipé de membres de la société, surtout les jeunes adultes, toujours dommageable pour une saine répartition des tâches socialement vitales. D'un point de vue politique au sens strict (gestion de la cité), connaître les causes effectives est utile; pour une prospection scientifique et philosophique du réel cela a peu d'intérêt, et est même «contre-productif», l'étude approfondie du seul passé tendant à limiter la compréhension du présent et la prospective d'états futurs non actualisés: inventer, ce n'est pas «mieux faire» ce qu'on connaît déjà mais faire d'autre manière. Une fois cela posé, on ne peut donc concevoir factuellement le monde de l'animé comme étant strictement soumis à un ensemble de causalités linéaires [1] «Épilogue 1958», dans Vers une écologie
de l'esprit, traduit de l'Anglais par Perial Drisso, Laurencine Lot et Eugène
Simion, Éditions du Seuil, Paris, 1977
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