Passagers de la vie

 V ue du côté des individus les plus massifs la vie est un RER : à un bout il y a peu de passagers ; vers le milieu, la rame est bondée, puis elle se vide ; et ça repart dans l'autre sens. Vue plus largement, la vie est une ville : des gens entrent, sortent, le nombre total d'individus varie peu, mais par places leur répartition change. Du point de vue restreint des humains, la vie est un continuum qui va de la bactérie à cette Perfection Élue de Dieu, leur espèce. Ils ne tiennent pas compte de ceci : dans la ville les bactéries forment le plus grand nombre d'habitants (y compris à l'intérieur d'eux-même), lesquelles virent passer bien des RER ; si presque tous leurs passagers disparurent, les bactéries demeurent ; les humains font partie de la dernière rame : peut-être seront-ils dans la prochaine, mais quoi qu'il en soit les bactéries regarderont passer le prochain train…


La vie existe sur Terre depuis environ 4,5 milliards d'années, sous quatre formes : virus ARN et ADN, cellules procaryotes (bactéries), cellules eucaryotes, « à noyau » (les procaryotes possèdent aussi un noyau, mais plus rudimentaire et sans membrane). D'autres formes existèrent ; de certaines on saura bien peu, certaines subsistent comme symbiotes des cellules, “organites”, telles les mitochondries. Les mitochondries ont d'ailleurs une généalogie en partie indépendante de celle des cellules et un patrimoine génétique bien plus stable que celui d'un humain ou autre eucaryote ; un excellent moyen de tracer les migrations de populations consiste à comparer les lignées de mitochondries chez les femelles d'une espèce. Probablement les eucaryotes sont à l'origine des symbiotes. Je ne sais si c'est le cas selon la Science mais ça paraît assez vraisemblable.

Donc, depuis 4,5 milliards d'années et pendant près de 3 milliards d'années il n'y eut que les formes les plus simples, procaryotes, virus ARN, probablement virus ADN. L'apparition des eucaryotes fut tardive, car elle requiert des conditions spéciales, pour partie géophysiques, pour partie liées à des modifications dues aux procaryotes. Pour les conditions géophysiques, une température ni trop haute, ni trop basse, une atmosphère dense et un milieu stable ; les conditions dues aux procaryotes sont : une acidité modérée, une atmosphère riche en oxygène avec une concentration ni trop haute, ni trop basse de gaz dits à effet de serre.

Il y a environ 1,5 milliards d'années la vie se résumait aux virus et bactéries ; aujourd'hui, la situation n'a guère changé : sol, air, eau sont saturés de vie, pour l'essentiel virus et nanobactéries (taille inférieure à 1 micron) ; de loin en loin l'on trouve des micro-procaryotes ou des eucaryotes unicellulaires isolés ou en amas, ou en colonies, et à distance énorme les uns des autres des eucaryotes pluricellulaires ordonnés, des organismes, isolés ou en groupes. Ce n'est que pour les eucaryotes que la densité des organismes paraît assez grande ; c'est comme les atomes : de notre point de vue, ils semblent denses, solides et stables ; à leur niveau, ce sont des objets pleins de vide, très actifs et très instables.

Contrairement aux eucaryotes, les procaryotes peuvent vivre dans des contextes « extrêmes », selon un eucaryote pluricellulaire ordonné (tel le scientifique humain de base), terme signifiant ici : antibiotiques. On en trouve près de bouches de volcans sous-marins, supportant des températures supérieures à 140°C à des pressions dignes des presses à diamants artificiels, mais aussi sur des météorites où les pressions et températures sont plus que basses ou dans des cavernes où coulent des sources très soufrées, et aux parois ruissellantes d'acide sulfurique concentré, etc. Pour bien des raisons, dont le fait d'un métabolisme rapide, gourmand en oxygène et assez sensible aux variations des conditions du milieu, un eucaryote ne peut vivre n'importe où, n'importe comment. Et plus un organisme devient complexe et important en taille, plus il sera dépendant du milieu et sensible aux changements. Les bactéries aussi sont dépendantes du milieu (« adaptées »), à cette différence que quels que puissent être les changements, il y aura presque toujours des bactéries qui y trouveront leur bonheur.

Nous vivons dans un univers binaire, où les séparations sont tantôt des oppositions, tantôt des complémentarités, tantôt les deux. Il y a d'abord cette séparation entre eucaryotes et non-eucaryotes ; parmi les non-eucaryotes, il y a les virus, des sortes de noyaux sans cellule, et les procaryotes, des sortes de cellules sans noyau ; les virus se répartissent en virus ARN et virus ADN ; les procaryotes forment deux groupes, bactéries et cyanobactéries (« bactéries bleues ») capables de photosynthèse ; chez les eucaryotes on trouve cette répartition, mais les choses deviennent moins binaires, car les eucaryotes ont inventé une nouvelle manière de proliférer, l'organisation, qui a donné lieu à diverses stratégies d'évolution. On peut bien sûr opérer des classements binaires, comme le firent Linné et ses successeurs, avec groupements par règnes, classes, groupes, etc., il reste cependant difficile de ne pas voir que cela a certes des vertus taxinomiques, mais rend modérément compte de la diversité imprévisible des eucaryotes. La taxinomie de type linnéen est plus une méthode commode de classement des espèces qu'un outil de classement binaire effectif.

Les biologistes spécialisés dans l'étude des non-eucaryotes trouveront mes oppositions bien sommaires, la différence entre eucaryotes et non-eucaryotes résidant avant tout dans le fait qu'on peut, même sans être spécialiste, voir la grande variété des organismes. On a bien, comme indiqué, une division globale du type bactérie/cyanobactérie, celle des « zoo-eucaryotes » et des « phyto-eucaryotes », mais cette opposition fonctionne (plus ou moins) au niveau des organismes, d'un côté les plantes, de l'autre les animaux ; pour les colonies amorphes et les êtres unicellulaires, on ne peut séparer aussi aisément, sauf pour revenir à cette opposition entre êtres capables de photosynthèse ou non ; parmi ces derniers il y a l'opposition entre la classe des champignons et levures et celle des « zoaires ». Sinon : pour les unicellulaires je ne sais ce qu'il en est, sinon bien sûr la présence intracellulaire des mitochondires, mais du moins la survie des colonies et des organismes dépend de la présence de certaines bactéries, qui leurs permettent de respirer et de se nourrir. Symbiose ou parasitisme, on ne sait trop — ni l'on ne sait qui serait le parasite ou le commensal de l'autre…

Les humains tendent à considérer que « les hôtes » sont les colonies d'eucaryotes, « les commensaux » les bactéries ; la logique dit que le rapport de dépendance est inverse : si nombre de procaryotes peuvent vivre indépendamment des organismes qui les hébergent, même si moins commodément, ces organismes ne peuvent vivre sans la présence de certaines bactéries. Les seuls eucaryotes complexes (organismes) pouvant se passer des bactéries sont… les parasites ou symbiotes d'autres eucaryotes.


On dut moultes fois rebattre vos oreilles, comme les miennes, de discussions sempiternelles sur les « poumons verts » de la planète ou, depuis que les États-Unis en lancèrent la mode, sur les « puits à oxygène » que formeraient les grandes zones arborées ; en fait, l'ensemble des forêts de plantes eucaryotes contribue assez peu au maintien du taux d'oxygène dans l'atmosphère : les plus grandes contributrices restent les minuscules « algues bleues », les cyanobactéries, aujourd'hui comme il y a 1,5 milliard d'années. Pour elles comme pour nombre d'autres bactéries, l'oxygène est plutôt un sous-produit de la combustion qu'un carburant — un déchet plutôt toxique. Remarquez, la toxicité de l'oxygène vaut aussi pour les eucaryotes, mais c'est un autre sujet.

Donc, la relativement — et absolument — petite masse d'eucaryotes, êtres simples, colonies amorphes, organismes, ne pourrait faire grand chose sans l'énorme masse de non-eucaryotes, qui maintiennent le taux d'oxygène libre à niveau suffisant, décomposent les aliments pour qu'ils soient assimilables par les eucaryotes, ont un rôle dans la respiration des plantes, sans qui la terre ne serait que roche stérile, etc. Les eucaryotes ne vivraient pas sans la présence des procaryotes.

Je racontais mon histoire de RER et de ville pour ceci : on peut considérer la biosphère comme une sorte d'énorme ville surpeuplée dont les habitants sont en grande majorité des non-eucaryotes ; il y a environ 1,5 milliard d'années, pour tout un tas d'excellentes raisons raisonnables et rationnelles que vous expliqueraient fort bien tout un tas de personnes compétentes mais selon moi pour la raison simple que les conditions s'y prêtaient, se développèrent les eucaryotes qui, assez rapidement, ont découvert des méthodes pour former des colonies ordonnées. Les organismes sont des êtres assez sophistiqués, mais ils ont le désavantage, cela d'autant qu'ils seront plus sophistiqués, d'une grande sensibilité aux changements de conditions, locales (écosystèmes) ou globales (biosphère). Les 1,5 derniers milliards d'années, tous les 60 millions d'années en moyenne, à 20 millions d'années près, notre planète connut justement des changements très importants ; pour les procaryotes et les virus, l'incidence était somme toute assez faible, ils sont tellement variés, nombreux simples, robustes et adaptables qu'ils parviennent en fin de compte à se maintenir à-peu-près au même niveau d'occupation de la biosphère ; pour les eucaryotes il en va autrement : ils décidèrent (manière de dire) de « prendre le RER de la vie » ; c'est plus rapide qu'à pied ou en vélo, mais il y a un terminus, et là, presque tous les passagers descendent et très peu d'entre eux seront dans la prochaine rame… A chaque « terminus », à chaque grand changement, de 40% à 90% des espèces et des individus disparaissent. Et entre ces grands changements, il y a plusieurs modifications d'ampleur forte, moyenne ou faible, qui vont « écrémer » parmi les espèces et les individus, localement ou globalement. Le dernier « terminus du RER de la vie » eut lieu il y a environ 65 millions d'années ; depuis, il y eut bien des stations, où de nombreuses espèces montèrent et descendirent ; considèrant les plus sophistiqués parmi les organismes, les mammifères, les espèces terrestres existant aujourd'hui n'ont souvent plus grand chose à voir avec celles ayant existé il y a seulement 25 millions d'années.

Pourquoi tout ce récit ? Voici, j'écrivais un texte intitulé « Écologie » où cette question des grands changements formait une incidente dans le discours, et il me sembla opportun de développer indépendamment cet aspect. Nous autres humains avons quelque peu tendance à reconstruire l'histoire de la vie, en lui prêtant une certaine linéarité méliorative qu'elle n'a pas, et en croyant naïvement que les espèces « les plus évoluées », 1 ) se succèdent logiquement les unes les autres, 2 )  « remplacent » les espèces précédentes, 3 ) doivent par nécessité s'insérer dans « la chaîne de l'évolution ».

Ça ne se passe pas ainsi. D'abord, il n'y a pas d'ordre dans l'apparition des groupes, par exemple et contrairement à la croyance ordinaire les mammifères ne succèdent pas aux dinosauriens mais les précèdent légèrement ou leurs sont contemporains ; ensuite, les nouveaux groupes ne remplacent pas les anciens mais s'y ajoutent : l'apparition des eucaryotes n'a en rien éliminé les non-eucaryotes, lesquels après 3 milliards d'années de règne sans partage forment encore l'essentiel de la biomasse ; de même l'apparation des vertébrés n'a pas fait disparaître les invertébrés qui, dans la part de la biomasse des organismes animaux, forment encore la plus grande part. Quant à « l'évolution », c'est une sorte de mythe, les espèces ne forment pas une chaîne mais un buisson, certains rameaux sont des branches mortes, d'autres sont stables depuis longtemps — voir le cas des limules, qui vivent leur vie depuis avant les dinosaures et mammifères —, d'autres se sont prolongés et ramifiés jusqu'à aujourd'hui et continuent d'évoluer. L'apparition des vertébrés n'a pas arrêté l'évolution des invertébrés, ni celle des mammifères n'a arrêté l'évolution des batraciens et des reptiles. Enfin, je ne suis pas très convaincu par le fait qu'il y ait une évolution des espèces, du moins dans l'optique évolutionniste de type darwinien ou néodarwinien — et ne parlons pas de pseudo évolutionnismes du genre de celui de Spencer… Je veux dire : il n'y a pas de logique de l'évolution, telle que « les mieux adaptés » seraient ceux qui survivraient : ça joue à court ou moyen court termes, mais à moyen long, à long et à très long termes, les aléas de la vie y font beaucoup. Si l'on considère les derniers deux cent millions d'années, ceux des vertébrés évolués à respiration aérienne « les mieux adaptés » furent très longtemps les dinosauriens et autres reptiles, et les mammifères ne doivent pas proprement leur expansion à ce que l'on pourrait désigner une meilleure adaptation, mais à une catastrophe écologique, de celles que j'appelais les grands changements ; on peut même dire la perte des dinosaures dans l'état ultérieur fut leur meilleure adaptation à l'état antérieur — d'ailleurs les dinosaures n'ont pas vraiment disparu, les oiseaux actuels en descendant directement. Actuellement, les humains tendent à se considérer « au sommet de l'évolution », une manière quelque peu contre le sens d'imaginer qu'avec eux l'évolution est achevée, pour autant qu'ils adhèrent à la conception darwinienne[1]. Et sauf pour les adeptes les plus fondamentalistes des religions créationnistes, cette théorie est pour l'heure la mieux reçue[2]. Ils se considèrent tels parce que capables depuis un temps assez court de performances très spectaculaires ; attendons le prochain terminus, dans un an, cent ans, cent siècles ou un million d'années, pour voir s'ils monteront dans la prochaine rame. Eh ! les humains faillirent bien, il y a cent mille ans, descendre du train pour ne pas y remonter ! Si par exemple le prochain grand changement induit une baisse ou une hausse moyenne des températures d'environ 15°C, ce qui est déjà arrivé, une grande partie des eucaryotes terrestres et côtiers, parmi lesquels tous les vertébrés terrestres et ceux marins à respiration aérienne, ainsi que la majorité des phyto-eucaryotes terrestres ou côtiers, disparaîtraient. 15° degrés, ça s'atteint vite : avec nos petits moyens humains il semble bien que nous soyons parvenus à induire, au cours du XX° siècle, une élévation moyenne de 1,5°C à 2°C, et l'on nous annonce pour le siècle à venir entre 1,5°C et 5°C, ce qui ferait sur à peine deux siècles entre 3°C et 7°C de plus. À ce rythme la Terre deviendra invivable pour les humains dans quatre à dix siècles.

Bien sûr, ça ne se passera pas ainsi. Cela pour deux raisons : la vie, dans ses parties et au plan de la biosphère, est homéostatique, elle tend à maintenir « à un niveau constant […] des caractéristiques internes (température, concentration de substances, etc.) »[3] ; consécutivement, les types d'événements susceptibles de provoquer un grand changement sont externes à la vie, planétaires, interplanétaires ou stellaires, et en tout cas géologiques. Je ne dis pas qu'une espèce ou une série d'espèces ne puisse opérer des modifications notables dans la balance écologique, mais l'économie générale de la biosphère n'en sera pas bouleversée à court et moyen court terme. Pour illustre la disproportion entre les modifications opérés par une espèce même aussi industrieuse que la notre et celles d'ordre géologique, il n'est que de rappeler l'impact de l'éruption du Perbuatan sur l'île de Krakatoa en 1883 ; imaginez, par exemple, l'explosion de cent à cent cinquante Krakatoa en un court laps de temps, vingt ou trente années : l'activité de tous les humains au cours des cinq derniers millénaires apparaîtrait une modification dérisoire des équilibres écologiques…

Ce qui nous ramène à notre RER. Des grands changements, il y en eut de tous ordres : basculement de la Terre sur son axe de rotation ; brusques poussées de volcanisme ; chutes de météorites énormes ; etc. Chaque fois, ceux qui en prennent le plus sont les plus gros, les plus complexes et les plus évolués dans leur ordre, pour la raison assez évidente qu'ils sont aussi les plus sensibles aux variations des conditions ; personnellement, je donne peu de chances aux humains de rester ce qu'ils sont si plus d'une centaine de Krakatoa s'épanouissaient en l'espace d'une ou deux générations, et moins encore à toute l'espèce de perdurer en cas d'activité volcanique intense pendant deux générations de plus. Même chose en cas d'écrasement d'un vraiment gros morceau de ciel bien rocheux sur notre tête. Nous sommes, nous autres humains, passagers de la vie à deux titres : nous sommes embarqués dans le RER de la vie et, le plus probablement, nous n'y sommes que passagèrement, pour quelques stations.


Il y a de sempiternelles discussions pour dater biologiquement et morphologiquement « l'apparition de l'Homme sur la Terre ». Bon. Pour moi ce sont des discussions oiseuses : si la physiologie et la biologie ont leur part, les humains se différencient d'abord culturellement des autres espèces, notamment des autres primates ; si l'on veut faire une datation phylogénétique des humains la logique dit : il y a 4,5 milliards d'années environ, en ce sens qu'il n'y a pas de solution de continuité entre les premiers êtres vivants et ceux les plus récents, et que tout être actuel a un ancêtre « dans les siècles des siècles » ou « dans la nuit des temps », comme on voudra. Après, il a un moment assez récent où nos ancêtres directs ont développé des comportements spécifiques (propres à l'espèce), comme par exemple, comme surtout, se fabriquer des outils. Ça n'en fait pas encore des humains, car depuis quelques temps on s'aperçoit qu'il y a environ 5 millions d'années, à quelques centaines de milliers d'années près, plusieurs groupes de primates ont développé de genre de talents, qui n'ont pas fait souche. Par contre, on observe une évolution/révolution à une date plus récente, entre paléolithique moyen et néolithique, où deux groupes, celui des néanderthaliens qui finiront par disparaître et celui de l'homo sapiens, qui évoluera vers l'homo sapiens sapiens, notre espèce, progressent techniquement bien plus vite qu'ils ne le firent jamais. L'hypothèse la plus évidente est que cette évolution rapide doit très peu à la biologie, un peu à la morphologie, beaucoup à une invention : le langage articulé. Tout cela se passe sur un temps assez long relativement à l'histoire postérieure, débutée il y a environ 10.000 ans avec le néolithique, puisque ça se déroule sur 150.000 à 200.000 ans ; relativement à l'histoire des primates, qu'on fait désormais remonter à plus de 30 millions d'années, ou à celle des hominidés, qui semble remonter à environ 5 millions d'années, cette histoire apparaît fort réduite ; quant à la période d'où l'on date l'apparition assurée des humains modernes, il y a environ 40.000 ans, elle forme la centième partie de l'histoire des hominidés, la millième de celle des primates, la quinze millième de celle des vertébrés et la vint millième de celle des organismes. Preque rien…

On peut se poser des questions sur l'humanité : est-ce une espèce pérenne, destinée à durer ? Ou est-ce une forme transitoire, un des nombreux jalons dans la chaîne des hominidés qui conduisit à l'homo sapiens sapiens ? Ou un surgeon du groupe des primates simiens destiné à péricliter, comme périclitèrent récemment encore les néanderthaliens ? On ne sait toujours pas pourquoi, ni même vraiment si l'homo neanderthalensis a disparu, ergo, on ne peut pas trop savoir si l'homo sapiens actuel durera, comment et combien de temps.


Passager de la vie, et dans l'ignorance de la durée du voyage. Nos contemporains à la fibre écologiste s'inquiètent fort de ce qu'ils considèrent être des perturbations graves des écosystèmes et de la biosphère que nous humains commettrions. Il y a du vrai et du faux là-dedans, mais plus de faux que de vrai. Surtout, ça n'a pas tant d'importance : comme dit, notre planète a déjà connu des changements, déterminables comme grands, forts, importants, modérés, petits. Parmi toutes les, disons, dégradations que nous faisons, une forte part sont petites, une importante part modérées, une part modérée importantes, et finalement, la seule petite part fortes sont les déchets de l'industrie du nucléaire. Et il y a cette unique chose qui nous menace depuis quelques décennies et seule susceptible de provoquer un grand changement, les dizaines de milliers d'ogives nucléaires fabriquées depuis la décennie 1950.

Je ne fais pas trop confiance aux humains, ce sont des animaux comme les autres et, quand la peur, la colère, le désir ou la faim les tenaille, capables du pire ; ils diffèrent des autres animaux, en ce que le pire dont ils sont capables n'a pas de commune mesure avec le pire de toute autre espèce ; il n'y a guère que des virus ou des bactéries (peste, grippe) pour avoir, à l'occasion, des capacités de nuisance égales ou supérieures à celles des humains, avec ceci que virus et bactéries n'ont pas la volonté expresse de tuer leurs victimes. Même quand ça apparaît un effet, on peut souvent considérer l'acte de tuer, chez un humain, comme un but, ce que reconnaît la loi française avec la notion de « mise en danger délibérée d'autrui » : un exploitant qui traite son minerai d'or au mercure, un entrepreneur qui fait manipuler de l'amiante à ses employés, ne peuvent ignorer en 2003 les risques qu'ils font courir aux autres. On ne peut affirmer qu'il y ait « intention de nuire » (quoique…), en revanche il y a mise en danger délibérée. C'est que les humains, en inventant les médias et l'industrie ont corrélativement inventé l'irresponsabilité et l'inconscience, termes à prendre à double sens : dans un groupe, les réputés responsables, protégés qu'ils se sentent (et qu'ils sont généralement) par une forme d'inviolabilité, ne prennent en réalité pas leurs responsabilités relativement aux conséquences des actes qu'ils ordonnent, mais aussi leurs subordonnés « non responsables » des actes qu'ils exécutent, cherchent rarement à se responsabiliser — et de toute manière, les rares fois où un subordonné « prend ses responsabilités », les responsables en titre et les autres subordonnés s'entendent pour lui reprocher de « ne pas rester à sa place » d'irresponsable — ; du côté des responsables l'inconscience est plutôt un manque de conscience morale, en beaucoup d'entre eux sommeille, ou plutôt se tient bien éveillé, un Ponce Pilate se lavant les mains des conséquences de ses décisions, et chez les subordonnés c'est l'aveuglement volontaire, ils ne cherchent pas à, ne veulent pas, savoir quelles pourraient être les conséquences de leurs actes sur leur environnement — il y a des « responsables » pour ça… On a l'idéal humaniste, réflexion, autonomie, resposabilité, attention aux êtres et aux choses, respect du prochain, et on a la réalité prosaïque, moins glorieuse : les humains dans leur grande majorité agissent en irresponsables inconscients.

L'idéologie, implicite chez les écologistes, explicite chez la plupart des humains « civilisés », soit à l'heure actuelle la majorité des humains, est que l'humanité, de quelque manière, se situe en-dehors du reste de l'univers, au-dessus ou à côté. Ça n'a bien sûr pas de sens, et chaque modification assez forte, qu'elle soit temporaire (tempêtes, inondations) ou plus durable (refroidissements, sécheresses) montre d'évidence que les humains sont aussi dépendants que tous autres du contexte. Néammoins, c'est cette idéologie qui permet aux humains d'être irresponsables et inconscients : quoi qu'on fasse, ça n'importe pas, ça ne me touchera pas, puis, on arrivera bien à résoudre le problème, s'il doit y en avoir. Ça n'est bien sûr pas de la première évidence : comme le rappelait un climatologue, parlant du réchauffement de la planète sur France Culture, on ne résoud pas ce genre de problèmes aussi simplement qu'on le voudrait : l'énergie mise en œuvre par toute l'humanité pour l'ensemble de ses activités représente la dix millième partie de l'énergie solaire agissant sur le climat ; un autre disait une chose plutôt intéressante : même si l'on cessait toute activité humaine productice de gaz à effet de serre, l'augmentation prévisible de température pour le siècle à venir serait, du fait du gaz déjà épandu, de 1°C à 2,5°C. Pas de lézard : ce que fait l'humanité retenti sur son environnement, ce qui arrive à l'environnement retenti sur l'humanité.

J'ai mon idée sur « l'évolution » : ça marche par un système essai/erreur, non dans un sens darwinien, spencérien ou néo-darwinien ; il s'agit d'un phénomène stochastique. Mon Larousse précise que cela « se dit de phénomènes, de processus qui relèvent partiellement du hasard et qui font l'objet d'une analyse statistique » Pour l'aspect analyse statistique, c'est moins évident, quoi qu'on y vienne, pour l'aspect hasard, c'est plus clair depuis qu'on comprend mieux le phénomène ou processus de l'hérédité. Mais au-delà de ça, on ne peut pas dire qu'il y ait une logique, même faible, dans le phénomène ou le processus de l'évolution, il n'y a que des circonstances où le hasard a sa place ; par exemple, on ne peut pas considérer que les mammifères ou que les dinosaures bipèdes à plumes et ailes d'où descendent les oiseaux étaient « mieux adaptés » que les dinosauriens sans plumes et quadrupèdes ou bipèdes à bras, puisqu'il y a cent millions d'années « l'avantage compétitif » d'être mammifère ou oiseau n'avait nulle évidence, et qu'il n'y a pas de logique à considérer qu'ils étaient « mieux adaptés », il y a environ 65 millions d'années, à une situation auparavant inconnue. On peut, au vu des survivants, supposer que la cause de la disparition des dinosaures autres qu'oiseaux est due à une période assez longue et assez intense de refroidissement. Un événement de ce genre ici et maintenant, et qu'en sera-t-il de l'humanité ?

Je reprends mon exemple du Krakatoa, ou plutôt du Perbuatan : si donc une centaine de volcans de ce type se mettaient en activité, chacun entre deux et trois fois, et sur une période de cinquante ans, l'atmosphère serait alors saturée de poussières en suspension qui immanquablement feraient chuter la température en surface de plusieurs degrés, induirait ici la sécheresse, là un excès de pluie, un peu partout des tempêtes, verrait probablement dépérir nombre de plantes, du fait de la baisse de température et d'une photosynthèse devenue difficile ; moins de plantes, moins de nourriture, plus de froid, plus de nécessité à s'en protéger et moins de facilité à le faire, des communications (réelles ou médiates) plus difficiles. Si par là-dessus, on a droit à quelques « bons » raz-de-marée, et bien ma foi…

On ne se l'imagine pas, mais le gros de l'humanité se rassemble dans une petite partie de la planète, plutôt dans les plaines et plutôt vers les grands cours d'eau ou sur les côtes ; c'est sans mystère : les humains comme tous êtres doivent pour vivre disposer d'eau et de nourriture en suffisance ; les endroits les plus propices pour cela étant les mers, les fleuves et les rivières, ce sont donc les endroits où l'on trouve le plus d'humains ; dans tous les blocs continentaux sauf l'Australie, encore plus contrastée on a à-peu-près la même répartition, avec quelques 90% de la population rassemblée sur moins de 20% des terres ; du fait, mon hypothèse « krakatoesque » serait probablement plus catastrophique qu'il peut en sembler de prime abord, puisque les zones préférentiellement touchées par les tempêtes, inondations et raz-de-marées seraient aussi les plus peuplées et les plus propices à la vie humaine. Tel que je puis l'apprécier, si un grand, gros et lourd morceau de rocher nous tombait dessus, en peu de temps, du fait du choc, plus de 80% des humains disparaîtraient ; pour peu que le choc induise une forte activité volcanique et sismique, ma foi il se pourrait que l'humanité ne monte pas dans la prochaine rame. Qui peut jurer que ça n'arrivera pas l'an prochain ?


[1] J'ai d'ailleurs entendu à plusieurs reprises sur France Culture des scientifiques réputés, tel Albert Jacquard, expliquer benoîtement que les humains n'évoluent plus, qu'ils ont trouvé un processus leur permettant de stabiliser l'espèce, et qu'ils sont destinés « pour les siècles des siècles » à demeurer ce qu'ils sont. Or ils se basent pour leur certitude de la finitude des humains sur une stabilité de l'espèce sur moins de trente mille ans, ce qui au regard de l'évolution n'est rien. Attendons quelques centaines de milliers d'années pour juger de la chose…
[2] Parlant des créationnistes, il me faut je pense préciser que je ne conteste pas le schéma général de l'évolution des espèces décrit par Darwin et ses successeurs, je mets juste en doute certains concepts tels que la sélection naturelle des individus, des groupes et des espèces réputés les mieux adaptés : pour me répéter, à court ou moyen terme cette sélection naturelle joue son rôle, mais au long terme, d'autres facteurs interviennent ; les dinosaures autres que les proto-aviens ont disparu non parce qu'ils étaient « moins bien adaptés » mais parce qu'une catastrophe a considérablement perturbé les systèmes écologiques, éliminant ceux parmi les animaux actuellement — il y a 65 millions d'années — les mieux adaptés.
[3] Définition du Petit Larousse illustré, édition 2001.