D ans Le Monde daté mardi 28 mars 2000,
pages 18 et 19, on trouve un superbe article de M. Serge Galam, chercheur en physique au
CNRS, intitulé «Les réformes sont-elles impossibles ?», que l'on peut lire ici. Il semble que oui: en conclusion on apprend
qu'il faudrait une majorité favorable d'au moins de 80% pour en faire passer une, et la
démonstration consiste à prouver que la tendance "normale" favorise les décisions
"contre" – contre les réformes. Si ce n'est exactement dit ainsi c'en est proche:
«Dans une situation d'égalité des forces, ce sont très souvent les gens
“contre” qui vont finalement l'emporter en renforçant, entre autres, le sentiment de peur
du changement de leurs collègues. De plus ce sont fréquemment les gens “contre” qui sont
les plus acharnés dans les discussions».
J'aime les discours séduisants comme celui-ci; depuis Condorcet, nombre de
mathématiciens et de géomètres cherchent à prouver que certaines de ses affirmations sont
fallacieuses; on s'aperçoit au bout du compte que les démonstrations de Condorcet restent
les plus valables. Ici, où est le problème ? Les gens "contre".
Il y a deux manières d'être "contre", l'une conservatrice voire réactionnaire, l'autre
progressiste ou même révolutionnaire. se dire "pour" ou "contre" une réforme est un
positionnement relatif. Considérez la réforme de l'Université de 1986: là, être contre
marquait non la volonté de préserver un statu quo ante mais d'obtenir une réforme
favorable aux étudiants; être pour signait l'acceptation de l'introduction de quotas et
de tout un tas de mesures de cet ordre, plutôt défavorables aux étudiants et bacheliers.
Serge Galam met cependant le doigt sur un fait indubitable, en France les réformes
passent mal, même quand apparemment tout le monde est pour. Dans l'article cité il y a un
joli graphique, «Comment le non dévore le oui»; ne pas s'y fier, il est typique
d'un certain scientisme: on donne les apparences de la logique à une simple opinion. La
mise en évidence et le graphique concourent à une "démonstration" sur, "comment les
réformes sont impossibles en France". Malheureusement, elle ne démontre pas grand chose.
M. Galam nous propose deux "modèles", celui de son graphique et celui de «la
concertation»; le problème étant que «la concertation», ça ne se passe pas
du tout comme il le présente:
«Tous les fonctionnaires concernés sont… appelés à discuter du
projet […].«
Les premières discussions vont… avoir lieu… dans les bureaux […].«
Pour illustrer notre démarche, considérons des bureaux de quatre personnes chacun
[…].«
Une fois les opinions faites dans les bureaux, les gens vont commencer à discuter au
niveau géographique le plus proche, par exemple l'étage […].«
Après les étages ce sera l'ensemble du bâtiment qui va discuter…».
Il y a incohérence dans la démonstration: selon le graphique, les réformes sont
impossibles parce qu'à chaque niveau les décisions prises au niveau précédent deviennent
indiscutables; dans la modélisation de la "concertation", c'est bien au contraire la
discussion qui fait blocage car «ce sont fréquemment les gens "contre" qui sont les
plus acharnés dans les discussions»…
À chaque niveau tout le monde discuterait donc; dans la réalité ça se passe autrement:
à un niveau n, x personnes discutent, au niveau n+1, x
personnes discutent puis rendent compte, au niveau n+2, x personnes…
Bref, à tous les niveaux un nombre à peu près constant de personnes discute, pour une
raison évidente: au-delà d'un certain nombre, la discussion devient impossible. Pour
reparler d'une déjà ancienne réforme, lors du mouvement étudiant de 1986 il y eut ce type
de concertation: dans les facultés, de manière transversale, les étudiants et les
enseignants, disons, se sont mis en commune; une fois un point de discussion réglé, un
mandataire par groupe était délégué; l'ensemble des mandataires rendait compte
régulièrement dans des Assemblées générales (A.G.); à chaque A.G. les mandats étaient
révocables. Bon, revenons à notre sujet.
Donc, tout le monde discute en même temps; dans l'article c'est assez clair, d'où
cette version simplifiée: partant de bureaux de quatre personnes, on arrive, après sept
niveaux hiérarchiques, à 16384 personnes; ça commence à faire, mais bon, on peut encore
discuter, même si les temps de parole sont pour le moins réduits: en y consacrant dix
heures par jour durant un mois chaque fonctionnaire aura sa minute… Le ministère
de l'Intérieur et ses cent soixante mille membres exclut ce genre de concertations; que
dire de l'Éducation nationale ? Quant à une réforme de la Fonction publique, c'est
totalement impossible avec la méthode Galam. Je dis la méthode Galam mais l'auteur
prétend plus ou moins décrire quelque chose de la réalité effective. Son but est de
modéliser une assertion non vérifiée:
"Tout projet de réforme qui se fonderait sur la concertation la plus
large possible devrait a priori, et par la vertu de notre
démocratie, aboutir sans aucun problème. Alors pourquoi n'est-ce jamais le cas que la
droite ou la gauche soit aux commandes ?"
Non vérifiée car plusieurs projets, après concertation, ont abouti sans grands
problèmes. On se souvient des échecs, on oublie les réussites; puis, l'analyse que fera
un sociologue d'un "échec de réforme" peut fort différer de celle mathématique d'un
physicien: je parlais de la réforme de 1986; celle de 1983, menée dans la concertation,
était en voie de devenir une réussite. De même, la première grande réforme de la Sécurité
sociale fut assez bien accueillie et ça concernait, excusez du peu, tous les Français.
Mais il faut dire que notre auteur part sur des prémisses biaisés:
"La France a un besoin vital et urgent de réformes profondes dans beaucoup
de domaines de son organisation, que ce soit la Sécurité sociale, les retraites, les
hôpitaux, l'éducation nationale, la justice, l'audiovisuel, les impôts, bref quasiment
tous les secteurs de la vie publique, politique et économique. Parallèlement, les
Français dans leur grande majorité, quelle que soit leur fonction, non seulement ont
conscience de ce besoin, mais en plus souhaitent ces réformes".
J'admire: «Tous les secteurs de la vie publique, politique et économique». Tous
les secteurs ou presque ? Serge Galam et moi ne vivons pas dans le même univers.
Bien sûr sa liste n'est pas close, cependant il me semble que la "démonstration" vise
essentiellement ces secteurs, perpétuellement vécus comme "en crise", que ce soit vrai
ou non; par exemple, la "Sécu" est citée, alors qu'elle n'est, du fait de la conjoncture,
plus du tout le monstre budgétivore d'il y a quelques années et qu'elle redevient
financièrement saine; il y a un discours politico-médiatique récurrent sur "le problème
des retraites", mais ça n'est rien de plus qu'un discours; il y a un problème, ou plutôt
des problèmes de l'Éducation nationale, mais il serait intéressant de voir ce qui
se passe dans, justement, la concertation actuelle; les hôpitaux fonctionnent plutôt
correctement dans l'ensemble, les malades y sont soignés et, le plus souvent, guéris:
dans le détail il y a des problèmes; plutôt que de mettre en avant en permanence les
problèmes, tâchons de nous inspirer de ce qui va bien; la Justice va mal mais elle
représente environ 2% du budget, en retirant environ 1% de la part du budget accordée
aux armées pour le donner à la justice peut-être que ça servira à quelque chose de la
réformer ?
La précédente citation était le début de «Les réformes sont-elles
impossibles ?», dont voici la conclusion:
"Donc, si même un projet jugé excellent n'a aucune chance de passer la
barre nationale, alors que dire, a fortiori, d'un projet jugé
mauvais… Il faudrait en fait de l'ordre de 80% d'opinions a
priori favorables pour convaincreune minorité de 20% contre.
Bien sûr, ce modèle extrémement simple ne veut pas tout expliquer. Il n'a pour but que
d'amener à se poser un certain nombre de questions quant à nos façons de nous organiser
et de fonctionner".
“A priori”, “a fortiori”, “donc”, “bien sûr”: on croirait bien une
démonstration; ce ne sont que des vaticinations habillées d'une scientificité toute
superficielle, un vernis de science. M. Galam, comme chercheur, est certainement très
compétent; ça ne dit pas qu'il ait pour ça les qualités d'analyste de données
socio-économiques ni celles d'anthropologue.
Considérez l'avant-dernier paragraphe, il nous y est dit une évidence, qu'un projet
jugé mauvais n'a pratiquement aucune chance de succès; on n'en souhaite pas moins. Pour
la première assertion, on a vu ce qu'il en est, nombre de réformes ont des chances de
passer, autant qu'il s'en trouve ayant des chances de trépasser. Comme je le disais, ça
n'a que les apparences de la scientificité, en fait ce ne sont que ratiocinations vaines.
Serge Galam est un piètre observateur de sa propre démocratie: en France une réforme
peut passer avec au plus 30% des personnes en âge de voter, et moins de 35% du corps
électoral. Finalement, ce qui compte est la cohésion de chaque partie: si les 70% de
(---) sont divisés en sept à dix groupes désunis, et les 30% de
(---) répartis en deux ou trois groupes complémentaires et solidaires,
l'avantage sera aux 30%; il est plus facile de mobiliser un groupe restreint que large
d'où, les minorités ont, curieusement, l'avantage du (petit) nombre. Cela concernant
aussi bien les "pour" que les "contre".
Je n'ai rien contre M. Galam, mais quelque chose contre les scientistes dont les
démonstrations sont des cercles trop vertueux. Comme il le dit, «ce modèle extrémement
simple ne veut pas tout expliquer», mais il veut en expliquer beaucoup. Or, il
n'explique rien. La concertation n'est pas ce mouvement harmonieux et pyramidal
"expliqué" par le modèle, c'est bien plus heurté, moins linéaire que ça. On reprend le
mouvement de 1986: à partir de mai la concertation est lancée; la première étape est de
construire les organes de relais; puis on collecte les suggestions de la base; après
plusieurs allers-retours, un certain consensus se dégage, qui permet de rédiger des
cahiers de réformes mis au vote. Et voilà: rien de strictement pyramidal dans tout ça,
parfois la concertation sera verticale comme dans le modèle effectif du centralisme
démocratique, parfois horizontale, A.G., cahiers de doléances… En outre, même
dans les relais verticaux il y a des cloisonnements, toujours pour la même raison: il
est inenvisageable que toute la population concernée, serait-elle seulement de seize
mille trois cent quatre-vingt-quatre, serait-elle même de quatre milliers, décide
ensemble; les A.G. servent à relayer les nouvelles importantes pour l'ensemble des
membres ou à organiser les votes et non pas à discuter, sinon des points de détail
solubles dans l'A.G. Vous avez déjà assisté à un forum public ? Un autre nom pour
A.G. Et bien, il y a quelques tribuns chargés de défendre et illustrer les positions des
mandants et de discuter ferme; de temps à autre une personne du public est conviée à
s'exprimer; de temps à autre on passe au vote; à la fin il y a consensus ou dissensus.
Une A.G. type. Dans son "modèle" Serge Galam explique qu'à chaque niveau il y a
uniformisation: au niveau précédent on vote "pour" ou "contre"; une fois ça fait pas
moyen de revenir à plus nuancé. Dans la réalité effective c'est différent, chaque relais
est porteur des contradictions des niveaux précédents, la démocratie n'est pas la
dictature, il s'agit de concertation donc on discute jusqu'à obtenir un projet acceptable
par toutes les parties: ce n'est pas blanc ou noir, tout ou rien, on discute, on
transige, on négocie.
On peut imaginer que M. Galam soit bien l'imbécile qu'il semble — remarquez, un
imbécile brillant, qui sait "démontrer". Je ne le crois pas. Il fait simplement partie de
ces "réformistes" — dit ici comme on dit "scientistes" — qui croient toujours que «la
France a un besoin vital et urgent de réformes profondes». Cela, toujours un peu dans
les mêmes domaines, «la Sécurité sociale, les retraites, les hôpitaux, l'éducation
nationale, la justice, l'audiovisuel, les impôts». On a vu ce que j'en pense. Puis,
en quoi notre pays «a un besoin vital et urgent de réformes profondes»; peut-être
a-t-il plutôt besoin de pannequèques, ou du docteur Galam et de sa méthode ? A mon
avis la France a d'abord besoin de sérénité, et de réformes superficielles dans peu de
domaines, non pas de conseils avariés.
Serge Galam fait partie de ces docteurs Tant-Pis qui voient des catastrophes partout,
c'est selon lui la concertation même, l'origine du "problème" mis en évidence:
"Et si […] en réalité, quelle que soit la nature et le contenu d'une
réforme la concertation et le niveau national de ces réformes entrainaient paradoxalement,
de façon mécanique, leur rejet massif et systématique ? Et si, finalement, toute
velléité de réforme était inévitablement prise au piège d'un système de foctionnement ?"
Et si Serge Galam se prenait pour Condorcet, et s'il se prenait au piège d'un système
de dysfonctionnement ? Au fond, quel semble son but ? Démontrer qu'en l'état
actuel, les réformes sont impossibles. Ma question est, qu'appelle-t-il réforme ? Si
le système de l'enveloppe globale appliquée aux hôpitaux est une réforme, si le passage
aux trente-cinq heures est une réforme, des réformes sont donc possibles en France.
Faciles ? non. Mais elles sont possibles. Deux exemples entre bien d'autres. En
fait, M. Galam constate que les réformes globales au niveau national imposées d'en haut
ça ne marche pas formidablement; il y ajoute la concertation alors que ça n'a pas grand
chose à voir: les trente-cinq heures montrent justement que c'est par la concertation
qu'on peut permettre l'application d'une réforme, mais la concertation locale ou
sectorielle, par entreprises ou par branches. Une concertation préalable permettant la
mise en place d'une loi cadre eut bien sûr lieu, mais après, ce n'est pas au gouvernement
de faire la police dans toutes les entreprises, et surtout la justice, laissée aux juges:
dans une démocratie, c'est souhaitable, non ? Mais apparemment Serge Galam souhaite
l'Utopie, le Gouvernement des Géomètres, l'ordre pyramidal avec les meilleurs au sommet —
les meilleurs étant bien sûr les scientifiques. Un mélange d'oligarchie et d'aristocratie
avec un zeste de dirigisme. Au fond, ce qui le gêne est positivement la concertation, le
fait qu'en démocratie, hélas ! on consulte le peuple pour prendre les
décisions… C'est ainsi.
Addendum au 01/10/2005: Il y a bien sûr une solution évidente au
problème soulevé par M. Galam, et à laquelle je n'avais pas songé à l'époque: la tendance
«normale» étant d'avoir une majorité “contre”, il faut que nos gouvernants proposent des
contre-réformes: “les gens” seront “contre”, or, être contre la contre-réforme revient
très logiquement à être pour la réforme…
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