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Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
Préambule au tome I

- Avant-propos -

Je ne suis pas de ceux qui plongent à fond dans leur travail sans attendre nulle confirmation, succès ou approbation venant de l'extérieur ; j’ai toujours eu besoin de savoir que les autres croient en mon travail, à son sens et a son avenir. Mais d’autre part j’ai été souvent étonné de la confiance qu’on me faisait, alors que moi-même je n’en avais que très peu. De temps à autre, j’ai essayé de me débarrasser de la responsabilité que cette confiance sans faille faisait peser sur moi. Je me disais : « En fait, ils ne savent rien de ce que je fais. Comment pourraient-ils savoir ce que j'ignore moi-même ? »

Ma première tentative de recherche sur le terrain, chez les Baining, en Nouvelle-Bretagne, fut un échec ; mon étude sur les dauphins aussi. Personne cependant ne m’a jamais reproché ces deux insuccès.

Il est de mon devoir de remercier ici tous ceux qui, parallèlement à quelques institutions, m’ont soutenu pendant tout le temps où je ne croyais pas trop en moi-même.

Je nommerai en premier lieu le Council of Fellows, de St. John College, Cambridge, qui m’a élu membre de cette communauté, peu après mon insuccès chez les Baining.

Je reconnais ensuite mon énorme dette envers Margaret Mead, qui a été ma femme et mon proche collaborateur, pendant les recherches effectuées à Bali et en Nouvelle-Guinée, et qui a continué à m’aider depuis en tant qu’amie et collègue.

En 1942, j’ai rencontré, à une conférence organisée par la Macy Foundation, Warren McCulloch et Julian Bigelow dont les passionnants exposés sur le feedback m’ont aidé à éclairer certains points essentiels ; car, en écrivant La Cérémonie du Naven, j’étais arrivé au seuil de ce qui plus tard allait devenir la cybernétique : ce qui me manquait pour le franchir était le concept de feedback négatif. Après la guerre, revenu d'outre-mer, j’ai demandé à Frank Fremont-Smith, de la Macy Foundation, d’organiser une conférence sur ce thème, à l’époque encore mystérieux. ll m’a répondu qu’une telle réunion était justement prévue, sous la direction de McCulloch. J ’ai eu ainsi le privilège d’assister à ces fameuses conférences sur la cybernétique : ma dette envers Warren McCulloch, Norbert Wiener, John von Neumann, Evelyn Hutchinson et maints autres participants à ces réunions, est évidente dans tout ce que j’ai écrit depuis la Deuxième Guerre.

La fondation Guggenheim m’a aidé dans mes premières tentatives d’appliquer les idées de la cybernétique au matériel anthropologique.

A l’époque de mes débuts en psychiatrie, Jurgen Ruesch avec qui j’ai travaillé à la clinique Langley Porter, guida mes premiers pas dans ce monde étrange.

Entre 1949 et 1962, j’ai travaillé comme « ethnologue », au Veterans Administration Hospital, à Palo Alto, où j’ai pu disposer de la rare liberté d’« étudier tout ce qui me paraissait intéressant ». Le directeur de l’hôpital, le Dr John J. Prusmack, m’a protégé pendant tout ce temps de toute demande extérieure.

À la même époque, Bernard Siegel suggéra à la Stanford University Press de publier la deuxième édition de mon livre La Cérémonie du Naven, qui, à sa parution en 1936, était tombé complètement à plat. Ce fut dans ces années également que j’ai eu le bonheur de filmer une séquence de jeu entre loutres, au Fleishacker Zoo, jeu qui m’a paru suffisamment intéressant pour motiver tout un programme de recherches.

Ma première bourse en psychiatrie, je la dois à feu Chester Barnard de la fondation Rockfeller ; il a gardé pendant quelques années auprès de son lit un exemplaire de La Cérémonie. Mon thème : « le rôle des paradoxes de l'abstraction dans la communication ».

Pendant ce temps, Jay Haley, John Weakland et Bill Frey sont venus me rejoindre, pour former avec moi une équipe de travail dans le cadre de V. A. Hospital.

Cette tentative fut, en partie, un insuccès : la subvention était accordée pour deux ans seulement, Chester Barnard avait pris sa retraite et, dans l’esprit des membres de la direction de la fondation, les résultats de nos recherches n’en justifiaient point le renouvellement. Cependant, même sans être payés, mes collègues sont restés à mes côtés et notre travail avança ; quelques jours seulement après la cessation de la subvention (je me rappelle avoir écrit ces jours-là une lettre désespérée à Norbert Wiener, pour lui demander conseil à propos d’une éventuelle aide financière !), l'hypothèse de la « double contrainte » (double bind) trouva une formulation explicite.

Finalement, ce fut Frank Fremont-Smith, de la fondation Macy, qui nous sauva ; par la suite, nous avons bénéficié de subventions venant du Fund for Psychiatry et du National Institute of Mental Health.

Au fur et à mesure que ÿavançais dans mes recherches sur les types logiques dans les processus de communication, il devenait évident que pour continuer il me fallait travailler sur un matériel animal ; je me suis mis donc à étudier les pieuvres. Mon épouse, Lois, travaillait avec moi ; ce qui fait que nous avons gardé, pendant une année, à peu près douze pieuvres dans notre salon. Le travail sur les données animales, bien que plein de promesses, nécessitait des expériences répétées, beaucoup plus étendues et dans des conditions meilleures. Et pour ce genre de recherches il n’y avait aucune subvention envisageable.

A ce moment, ce fut John Lilly qui me vint à l’aide, en m’invitant à diriger son laboratoire de dauphins à Virginia Islands. J’y ai travaillé pendant toute une année, avec un intérêt croissant pour la communication chez les cétacés. Toutefois, à la fin de cette année de recherches, je me suis décidé à abandonner la partie, car je n’étais pas taillé pour administrer un laboratoire et surtout pas celui-là, bizarrement placé en un endroit où abondait le matériel logistique.

C’est à l’époque où je me posais ces problèmes que le National Institute of Mental Health m’a offert la récompense pour « le développement de la carrière ». Les bourses étaient distribuées par Bert Boothe : je dois beaucoup à son amitié et à l’intérêt qu’elle porta à mon travail.

En 1963, Taylor Pryor, de la Oceanic Foundation, de Hawaii, m’invita dans son institut pour étudier la communication chez les cétacés, les mammifères en général et chez les êtres humains. C’est en y travaillant que j’ai écrit plus de la moitié de ce livre et, particulièrement, toute la cinquième partie (Crise de l'écologie de l’esprit ; cf. deuxième tome de cette édition).

A la même époque, j’ai travaillé au Culture Learning Institute du East-West Center, de l’université de Hawaii ; certaines intuitions relatives à l’Apprentissage III, je les dois aux discussions portées dans cet institut.

Ma dette envers la fondation Wenner-Gren est évidente du fait même que ce livre n’inclut pas moins de quatre articles qui, à l’origine, ont été des communications pour des colloques organisés par cette fondation ; je tiens à remercier tout particulièrement Mme Lita Osmundsen, son directeur de recherches.

Maints autres, dont faute de place je ne puis pas mentionner les noms, ont fait de leur mieux pour m’aider tout au long de mon chemin. Je remercie ceux qui ont collaboré à la réalisation de ce livre : le Dr Vern Carroll qui a préparé la bibliographie, et ma secrétaire, Judith Van Slooten, qui a soigneusement préparé les textes pour l'imprimeur.

Pour finir, je dois mentionner une autre dette, celle que tout homme de science a envers les géants du passé ; aux moments où votre raisonnement flanche, où votre démarche vous semble futile, ce n’est pas une vaine consolation que de penser à ces grands hommes qui, chacun en son temps, se sont confrontés à des difficultés similaires.

En ce qui me concerne, je dois toute mon inspiration à ceux qui pendant les derniers 200 ans ont défendu l’idée de l’unité du corps et de l’esprit : Lamarck, fondateur de la théorie évolutionniste, qui vieux, finit pauvre, aveugle, réprouvé par Cuvier qui croyait, lui, à des créations répétées ; William Blake, poète et peintre, qui « voyait à travers ses yeux et non pas avec eux », qui savait plus que tout autre ce qu’être un homme veut dire ; Samuel Butler, critique subtil de l’évolution darwinienne, le premier à analyser une famille schizophrénogène ; R. G. Collingwood un des premiers à rendre compte, dans sa prose claire, de la nature du contexte : enfin, William Bateson, mon père, qui dès 1894 &tait sans doute préparé à recevoir les idées de la cybernétique.

Sélection et ordre des articles

On trouvera dans ces tomes à peu près tout ce que j’ai écrit, à l’exception bien entendu des textes trop longs pour y être inclus (livres) ou de certaines analyses de données, trop étendues ; j’en ai également omis les papiers courants ou éphémères : comptes rendus, notes polémiques. Pour ceux que cela intéresse, une bibliographie complète de mes écrits se trouve à la fin du deuxième tome de cette édition.

En général, je me suis penché sur quatre types de problèmes : anthropologie, psychiatrie, évolution biologique et génétique et l'épistémologie qui se dégage de la théorie des systèmes et de l'écologie. Les essais sur ces thèmes constituent les parties II, III, IV et V du livre. L’ordre des articles, à l’intérieur de chaque partie, correspond chronologiquement aux différentes périodes de ma vie où ces motifs se sont trouvés au centre de mes préoccupations.

Dans les parties qui traitent ces thèmes fondamentaux, j’ai supprimé toute répétition ; je tiens cependant à mentionner, pour les psychiatres intéressés par le problème de l'alcoolisme, que certaines idées développées dans « La cybernétique du “soi” », sont reprises par la suite, sous une forme plus philosophique, dans « Forme, substance, différence » (cf. deuxième tome de cette édition).

Oceanic Institute, Hawaii,
le 16 avril 1971.

Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit.
Traduit de l'anglais par Perial Drisso, Laurencine Lot et Eugène Simion (t. I & II) ;
avec le concours de Christian Cler (t. II)
© Éditions du Seuil, Paris, 1977 (t. I), 1980 (t. II) pour la traduction française,
Tome I : ISBN 978-2-02-025767-1 (ISBN 2-02-0O4700-4, 1ère publication ; ISBN 2-02-012301-0, 2e publication)
Tome II : ISBN 978-2-02-053233-4 (ISBN 2-02-013212-5, lø publication)


Titre original: Steps to an Ecology of Mind
édition originale: ISBN 345-23423-5-195,
© Chandler Publishing Company, New York, 1972