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Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
Préambule au tome I |
Essais et conférences ont été rassemblés dans ce livre, sous un titre qui veut en délimiter la teneur. Étalés sur une période de trente-cinq ans, une fois réunis, ces textes proposent une nouvelle façon de concevoir les idées et ces agrégats d'idées que je désignerais sous le nom générique d'“esprit” (mind). Je désigne cette conception du nom d'“écologie de l'esprit” ou écologie des idées, une science qui, en tant que branche de la théorie de la connaissance, n'existe pas encore.
La définition de l'“idée”, proposée tout au long de ces essais, est beaucoup plus vaste et plus formelle que celle des descriptions classiques. Bien que les textes doivent parler d'eux-mêmes, je voudrais dire d'entrée de jeu que des phénomènes tels que: la symétrie bilatérale d'un animal, la disposition des feuilles d'une plante selon un modèle, l'escalade dans la course aux armements, les protocoles de l'amour, la nature du jeu, la grammaire d'une proposition, l'énigme de l'évolution biologique, la crise contemporaine des rapports de l'homme avec son environnement, sont des phénomènes qui ne peuvent être vraiment compris que dans le cadre d'une écologie des idées, telle que je la propose.
Les questions que soulève ce livre sont bien des questions écologiques: Comment les idées agissent-elles les unes sur les autres? Y a-t-il une sorte de sélection naturelle qui détermine la survivance de certaines idées et l'extinction ou la mort de certaines autres? Quel type d'économie limite la multiplication des idées dans une région donnée de la pensée? Quelles sont les conditions nécessaires pour la stabilité (ou la survivance) d'un système ou d'un sous-système de ce genre? Certains de ces problèmes seront concrètement analysés par la suite, le but de ce livre étant surtout de nettoyer le terrain pour que des questions comme celles qu'on vient d'évoquer puissent être posées d'une façon sensée.
Ce n'est qu'assez tard, en 1969, que je suis devenu pleinement conscient de ce que j'étais en train de mettre en place, à travers des études éparses. Au moment où je rendais compte du livre de Korzybsky (cf. l'article: “Forme, substance, matière”, IIe tome de cette édition, N.d.É), j'ai réalisé que mes travaux sur les peuples primitifs, la schizophrénie, la symétrie biologique, ainsi que mon mécontentement plus général vis-à-vis des théories classiques de l'évolution et de l'apprentissage, recouvraient en fait quelque chose de commun: à savoir, l'identification d'un réseau vaste et dispersé d'indices, ou points de référence, à partir desquels se définissait tout un territoire scientifique nouveau.
Il est dans la nature des choses qu'un explorateur ne puisse pas savoir ce qu'il est en train d'explorer, avant qu'il ne l'ait exploré. Il ne dispose ni du Guide Michelin, ni d'un quelconque dépliant pour touristes qui lui dise quelle église visiter, ou dans quel hôtel loger. Tout ce qu'il a à sa disposition, c'est un folklore ambigu, transmis de bouche à oreille, par ceux qui avant lui ont pris le même chemin. L'homme de science et l'artiste se laissent sans doute guider, eux, par des niveaux plus profonds de l'esprit, se laissent en quelque sorte conduire vers des pensées et des expériences adéquates aux problèmes qu'ils se posent; mais, chez eux aussi, cette opération de guidage ouvre des chemins longtemps avant qu'ils ne soient vraiment conscients de leurs buts. Comment tout cela se passe, nul ne le sait.
J'ai été maintes fois impatient à l'égard de collègues qui me semblaient ne pouvoir distinguer entre le profond et le banal. Mais quand mes étudiants m'ont demandé de définir ce que j'entendais moi-même par cette distinction, je n'ai pas été particulièrement bavard: je suis confusément parti sur le fait que parler de l'essentiel, c'est mettre en évidence l'“ordre” ou le “modèle” qui sous-tend l'univers.
Or une telle réponse ne fait, en réalité, que poser la question.
Pendant les cours, assez irréguliers, que je donnais aux psychiatres du Veterans Administration Hospital, à Palo Alto, j'essayais de leur communiquer certaines idées qu'on trouvera dans ce livre; ils suivaient consciencieusement, et même avec un intérêt grandissant, ce que je leur racontais, mais chaque année, après trois ou quatre séances, la même question se reposait: “Finalement, de quoi parle-t-on dans ce cours?”
J'ai essayé de répondre de plusieurs façons, sans vraiment y réussir; j'ai dressé même un catéchisme à l'intention de ma classe, en guise d'échantillon de questions que je désirais débattre après le cours; ces questions allaient de : “Qu'est-ce qu'un sacrement?” à “Qu'est-ce que l'entropie?” et “Qu'est-ce qu'un jeu?”
Comme astuce didactique, mon catéchisme fut un échec total: il bloquait complètement la classe. Je peux dire néanmoins qu'une des questions que j'avais imaginées a été utile:
Une mère récompense son fils d'une glace à chaque fois qu'il mange les épinards. Question: quelle information supplémentaire nous est nécessaire pour que nous soyons en mesure de prévoir si l'enfant est amené: a) à aimer ou à détester les épinards; b) à aimer ou à détester la glace; c) à aimer ou à détester sa mère?
Nous avons consacré deux ou trois séances à explorer les ramifications multiples de cette question; au bout d'un moment, il m'est apparu évident que ce dont on avait besoin pour décider devait porter sur le contexte du comportement de la mère et du fils. Pour moi, il était devenu clair que c'était ce phénomène du contexte, ainsi que celui, étroitement lié, de la signification, qui définissaient la ligne de séparation entre la science dans l'acception “classique” du terme et le type de science que j'essayais de bâtir.
Graduellement, j'ai réalisé que ce qui rendait difficile une réponse à la question de mes étudiants, c'était tout simplement le fait que ma façon de penser était différente de la leur. C'est l'un d'entre eux qui me fournit une indication pour mieux mesurer cet écart: c'était la première séance de l'année; j'avais parlé de la différence culturelle entre l'Angleterre et l'Amérique — thème inévitable lorsqu'un Anglais enseigne l'anthropologie culturelle à des Américains. A la fin de la séance, un des étudiants vint me voir. Après un coup d'œil jeté par-dessus son épaule pour s'assurer que les autres étaient sur le point de quitter la salle, il me dit, en hésitant: “Puis-je vous demander quelque chose? — Oui. — Voulez-vous vraiment nous apprendre ce dont vous nous parlez?” J'hésitai un moment, et il en profita pour ajouter précipitamment: “Ou bien tout cela n'est qu'une sorte d'exemple, une illustration de quelque chose d'autre? — Oui, en effet, ce n'est que ça.”
Mais un exemple de quoi?
Par la suite, presque chaque année, on entendit une espèce de complainte, qui arrivait à mes oreilles comme une rumeur. On disait: “Bateson sait quelque chose qu'il ne dit à personne”, ou bien: “Il Y a quelque chose derrière ce que Bateson enseigne, mais il ne dit jamais ce que c'est.”
De toute évidence, je ne pouvais pas répondre à la question: “Un exemple de quoi?”
En désespoir de cause, j'élaborai un diagramme, pour décrire ce que je pensais être la tâche d'un homme de science. Ce diagramme me montra clairement qu'une des différences entre mes habitudes de pensée et celles de mes étudiants consistait en ceci: ils étaient toujours portés à argumenter inductivement, en allant des données aux hypothèses, mais jamais à vérifier les hypothèses, en les confrontant avec une connaissance obtenue par voie de déduction, à partir des fondements mêmes de la science et de la philosophie.
Mon diagramme avait trois colonnes: celle de gauche comprenait différentes sortes de données non interprétées comme: la séquence d'un film du comportement humain ou animal, la description d'une expérience, la description ou la photographie d'une patte de coléoptère, l'enregistrement d'une séquence de discours. J'insistais sur le fait que “donnée” ne voulait pas dire événement ou objet, mais, dans tous les cas: trace, description ou souvenir de certains événements ou objets. Il y a toujours une transformation ou un recodage de l'événement brut, recodage qui intervient entre l'homme de science et son objet. Le poids d'un objet, par exemple, est mesuré par rapport au poids d'un autre, ou enregistré sur une échelle; la voix humaine est transformée en magnétisation variable d'une bande. Qui plus est, il y a inévitablement une sélection des données, du fait même qu'il n'existe aucun point déterminé d'observation d'où l'on puisse saisir la totalité de l'univers présent et passé.
Par conséquent, en un sens très strict, on n'a jamais affaire à des données brutes (ou “crues”); d'autre part, la trace même a déjà été soumise à une élaboration ou transformation quelconque, soit par l'homme soit par ses instruments.
Les données restent toutefois les sources les plus sûres d'information, et c'est d'elles que toute recherche doit prendre son départ. Ce sont elles qui nourrissent une première inspiration et c'est également à elles que l'homme de science retourne par la suite.
Dans la colonne du milieu, j'avais noté quantité de notions explicatives imparfaites, qu'on utilise communément dans les sciences du comportement[**]: “moi”, “angoisse”, “instinct”, “but”, “esprit”, “soi”, “modèle fixé d'action”, “intelligence”, “stupidité”, “maturité”, et encore d'autres. Par pure politesse, je les appelais concepts “heuristiques” ; mais, en vérité, la plupart d'entre eux ont une origine confuse et sont sans rapport les uns avec les autres, de sorte que, mélangés ensemble, ils forment une espèce de brouillard conceptuel qui a déjà fortement contribué au retardement de l'avancée de la science.
Dans la colonne de droite, enfin, j'avais inscrit ce que j'appelle les fondamentaux. Ils sont de deux sortes: propositions et systèmes de propositions dont la vérité est banale, autrement dit truismes, et propositions ou “lois” qui sont universellement vraies. J'avais inclus parmi les truismes les “Vérités éternelles” des mathématiques, dont la vérité est limitée de façon tautologique aux domaines à l'intérieur desquels opèrent les groupes d'axiomes et de définitions élaborés par l'homme: “Si les nombres sont définis de façon appropriée et si l'opération d'addition est définie de façon appropriée, alors 5 + 7 = 12”. Parmi les propositions que je considérais comme scientifiquement ou universellement et empiriquement vraies, j'avais inscrit les “lois” de la conservation de la masse et de l'énergie, la deuxième loi de la thermodynamique et ainsi de suite. Mais la ligne de séparation entre les vérités tautologiques et les généralisations empiriques ne peut pas être tracée rigoureusement; d'autre part, parmi mes “fondamentaux”, il Y a maintes propositions dont la vérité ne fait pas de doute pour toute personne sensée, mais qui, par ailleurs, ne sont que difficilement classables dans une catégorie ou une autre. Les “lois” de la probabilité ne peuvent pas être formulées de telle sorte qu'elles soient à la fois comprises et mises en doute; il reste néanmoins qu'il n'est pas facile de décider si elles sont empiriques ou tautologiques; il en va de même pour le théorème de Shannon dans la théorie de l'information.
A partir d'un tel diagramme, il y aurait beaucoup à dire sur l'ensemble de la démarche scientifique et sur la position et le sens de chaque séquence particulière de recherche: “expliquer” ce n'est que cartographier les données en partant des “fondamentaux”. Cependant, le vrai but de la science, son but ultime, c'est d'augmenter le savoir fondamental.
Beaucoup de chercheurs, surtout dans le domaine des sciences du comportement, semblent croire que le progrès scientifique est, en général, dû surtout à l'induction. Dans les termes de mon diagramme, ils sont persuadés que le progrès est apporté par l'étude des données “brutes”, étude ayant pour but d'arriver à de nouveaux concepts “heuristiques”. Dans cette perspective, ces derniers sont regardés comme des “hypothèses de travail”, et vérifiés par une quantité de plus en plus grande de données; les concepts heuristiques seraient corrigés et améliorés jusqu'à ce que, en fin de compte, ils deviennent dignes d'occuper une place parmi les “fondamentaux”. A peu près cinquante ans de travail, au cours desquels quelques milliers d'intelligences ont chacune apporté sa contribution, nous ont transmis une riche récolte de quelques centaines de concepts heuristiques, mais, hélas, à peine un seul principe digne de prendre place parmi les “fondamentaux”.
Il est aujourd'hui tout à fait évident que la grande majorité des concepts de la psychologie, de la psychiatrie, de l'anthropologie, de la sociologie et de l'économie sont complètement détachés du réseau des “fondamentaux” scientifiques.
On retrouve ici la réponse du docteur de Molière aux savants qui lui demandaient d'expliquer les “causes et raisons” pour lesquelles l'opium provoque le sommeil: “Parce qu'il contient un principe dormitif (virtus dormitiva)”. Triomphalement et en latin de cuisine.
L'homme de science est généralement confronté à un système complexe d'interactions, en l'occurrence, l'interaction entre homme et opium. Observant un changement dans le système —l'homme tombe endormi —, le savant l'explique en donnant un nom à une “cause” imaginaire, située à l'endroit d'un ou de l'autre des constituants du système d'interactions: c'est soit l'opium qui contient un principe dormitif réifié, soit l'homme qui contient un besoin de dormir, une “adormitosis” qui “s'exprime” dans sa réponse à l'opium.
De façon caractéristique, toutes ces hypothèses sont en fait “dormitives”, en ce sens qu'elles endorment en tout cas la “faculté critique” (une autre cause imaginaire réifiée) de l'homme de science.
L'état d'esprit, ou l'habitude de pensée, qui se caractérise par ce va-et-vient, des données aux hypothèses dormitives et de celles-ci aux données, est lui-même un système autorenforçant. Parmi les hommes de science, la prédiction passe pour avoir une grande valeur et, par conséquent, prévoir des choses passe pour une bonne performance. Mais, à y regarder de près, on se rend compte que la prédiction est un test très faible pour une hypothèse, et qu'elle “marche” surtout dans le cas des “hypothèses dormitives”.
Quand on affirme que l'opium contient un principe dormitif, on peut ensuite consacrer toute une vie à étudier les caractéristiques de ce principe: varie-t-il en fonction de la température? dans quelle fraction d'une distillation peut-on le situer? quelle est sa formule moléculaire? et ainsi de suite. Nombre de questions de ce type trouveront leurs réponses dans les laboratoires et conduiront à des hypothèses dérivées, non moins dormitives que celles de départ.
En fait, une multiplication des hypothèses dormitives est un symptôme de la préférence excessive pour l'induction; c'est une telle préférence qui a engendré l'état de choses présent, dans les sciences du comportement: une masse de spéculations quasi théoriques, sans aucun rapport avec le noyau central d'un savoir fondamental.
A l'opposé de cela, pour ma part j'essaie d'apprendre aux étudiants — et les études réunies ici sont conçues pour communiquer cette thèse — que, dans la recherche scientifique, il y a toujours deux points de départ, chacun des deux ayant son importance spécifique: d'une part, les observations ne peuvent pas être contredites; d'autre part, les “fondamentaux” doivent être adaptés. C'est une opération “en pince” qu'il faut alors accomplir.
Si vous faites le relevé d'une surface de terre, ou si vous dressez la carte des étoiles, ce sont deux types de savoir qui entrent en jeu, et aucun des deux ne doit être omis: d'un côté, il y a vos mesures empiriques, de l'autre, il y a la géométrie euclidienne. Si elles ne se correspondent pas, de trois choses l'une: ou bien les données sont erronées, ou bien vos raisonnements partant de celles-ci sont faux, ou bien vous avez fait une découverte majeure, qui devrait conduire à la révision de l'ensemble de la géométrie.
Le soi-disant spécialiste en sciences du comportement, qui ignore tout de la structure fondamentale de la science et de 3000 ans de réflexion philosophique et humaniste sur l'homme — qui ne peut définir, par exemple, ni ce qu'est l'entropie ni ce qu'est un sacrement — ferait mieux de se tenir tranquille, au lieu d'ajouter sa contribution à la jungle actuelle des hypothèses bâclées.
Mais l'abîme qui existe entre heuristiques et “fondamentaux” n'est pas dû seulement à l'empirisme et aux habitudes inductives, ni à l'attrait qu'exerce une application rapide, ni à un système erroné d'éducation qui met les futurs professionnels de la science à l'abri de tout souci concernant la structure fondamentale de celle-ci. Il y a aussi une raison historique: la structure fondamentale de la science, au XIX° siècle, était largement inappropriée ou non pertinente pour les problèmes et les phénomènes auxquels étaient confrontés les biologistes et les théoriciens du comportement.
Pendant les 200 dernières années, depuis Newton jusqu'à la fin du XIXe siècle, le point de mire de la science fut l'enchaînement de causes et d'effets qui se rapportent à la force et à l'impact. Les mathématiques desquelles disposait Newton étaient, pour l'essentiel, quantitatives et ceci, à côté de l'intérêt central pour la force et l'impact, permit des opérations de mesure très exactes de quantités: distance, temps, matière, énergie.
De même que les mesures d'un relèvement doivent s'accorder avec la géométrie euclidienne, de même la pensée scientifique doit s'accorder avec les grandes lois de la conservation. La description de tout événement examiné par un physicien ou chimiste doit se fonder sur un budget de masse et d'énergie, et cette règle a donné une sorte de rigueur particulière à l'ensemble de la pensée dans les sciences “classiques”.
Les pionniers de la science du comportement ont commencé, non sans de bonnes raisons, leurs “relevés” en souhaitant qu'une rigueur similaire guide leurs spéculations. La longueur et la masse étaient des concepts qui ne pouvaient que difficilement être utilisés pour la description du comportement (bien que c'eût été possible): le concept d'énergie sembla plus approprié. Il était tentant d'associer 1'“énergie” à des métaphores déjà existantes : la “force” des émotions ou du caractère, la “vigueur”; ou de prendre l'“énergie” comme l'opposé de la “fatigue” ou de 1'“apathie”. Le métabolisme obéit à une économie énergétique (un budget d'énergie, au sens le plus strict du mot), et l'énergie dépensée par le comportement doit certainement être incluse dans ce budget; par conséquent, il semblait sensé de penser à l'énergie comme à un des facteurs déterminants du comportement.
En fait, il aurait été plus utile de penser à l'absence d'énergie, comme empêchement du comportement, puisque, en fin de compte, un homme mort cesse de se “comporter”. Mais, même ce genre d'approche ne serait pas valable: une amibe, privée de nourriture, devient pour un certain moment plus active. Sa dépense est donc alors une fonction inverse de l'entrée (input) d'énergie.
Les hommes de science du XIX° siècle, notamment Freud, qui ont essayé de jeter un pont entre les données du comportement et les “fondamentaux” des sciences physiques et chimiques avaient sans doute raison d'insister sur la nécessité de ce pont, mais ils ont eu tort, je crois, de choisir l'“énergie” comme fondement de leur tentative.
Si la masse et la longueur ne sont pas appropriées pour la description du comportement, alors l'énergie ne l'est pas non plus. Après tout, l'énergie est: Masse x Vitesse. Aucun des théoriciens du comportement n'a jamais réellement insisté sur ces dimensions.
Il est par conséquent nécessaire de tourner à nouveau notre regard vers les “fondamentaux” pour trouver un ensemble d'idées appropriées et vérifier ainsi nos hypothèses heuristiques. Certains pourraient argumenter que le moment d'une telle
réponse n'est pas encore arrivé: dire aussi que, sans doute, les fondamentaux de la science ont été dégagés par des raisonnements inductifs sur l'expérience, de sorte que nous pouvons continuer d'opérer avec l'induction jusqu'à ce qu'apparaissent les réponses fondamentales.
Pour ma part, je crois tout simplement que cela (à savoir que les fondamentaux de la science apparaissent au cours de l'induction) n'est pas vrai et je suggère que, dans la recherche d'une tête de pont parmi les fondamentaux, nous retournions en arrière, aux commencements mêmes de la pensée scientifique et philosophique, à une période où la science, la philosophie et la religion n'étaient pas encore des activités séparées, prises en charge par des professionnels, dans le cadre des disciplines séparées.
Considérons, par exemple, le mythe d'origine des peuples judéo-chrétiens. Quels sont les problèmes philosophiques et scientifiques mentionnés par ce mythe?
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était un chaos, et il y avait des ténèbres au-dessus de l'abîme, et l'esprit de Dieu planait au-dessus des eaux.
Dieu dit: “Que la lumière soit”, et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière des ténèbres. Dieu appela la lumière “jour”, et les “ténèbres” il les appela “nuit”. Il y eut un soir, il y eut. un matin: premier jour.
Dieu dit: “Qu'il y ait un firmament entre les eaux et qu'il sépare les eaux d'avec les eaux.” Il en fut ainsi: Dieu fit le firmament et il sépara les eaux qui sont au-dessous du firmament d'avec les eaux qui sont au-dessus du firmament. Dieu appela le firmament “ciel”. Il y eut un soir, il y eut un matin: deuxième jour.
Dieu dit: “Que les eaux de dessous le ciel s'amassent en un seul lieu et qu'apparaisse ce qui est sec.” Il en fut ainsi; ce qui était sec, Dieu l'appela “terre”, et l'amas des eaux, il l'appela”mers”. Dieu vit que cela était bon[***].
A partir des dix premiers versets de cette prose fulminante, nous pouvons retracer certaines des prémisses (ou “fondamentaux”) de la pensée des anciens Chaldéens: il est étrange de voir combien de problèmes et de “fondamentaux” de la science modeme sont préfigurés dans les documents anciens.
Cela dit, il n'est pas du tout évident que les différents éléments de ce mythe soient les résultats de raisonnements inductifs à base d'expérience. Et ceci devient encore plus embrouillé quand ce mythe de l'origine est comparé avec d'autres mythes du même type, qui mettent en place des prémisses fondamentales différentes.
Chez les Iatmul de la Nouvelle-Guinée, le mythe central de l'origine, tout comme la Genèse chrétienne, s'occupe du problème de la séparation de la terre sèche d'avec les eaux. Les Iatmul disent qu'au commencement le crocodile Kabwokmali pagayait avec ses pattes avant et avec ses pattes arrière; son barbotage maintenait la boue en suspension dans l'eau. Le grand héros culturel, Kevembuangga, arriva avec son javelot et tua le crocodile Kabwokmali. Alors, la boue se sédimenta et forma la terre sèche. Kevembuangga frappa du pied la terre sèche et démontra ainsi avec fierté que “c'était bon”.
Dans ce cas, le mythe forme une dérivation encore plus claire de l'expérience combinée avec le raisonnement inductif. Après tout, la boue reste en suspension tant qu'elle est agitée et se sédimente quand cesse l'agitation. Qui plus est, le peuple Iatmul habite les vastes marais de la rivière Sepik, où la séparation de la terre d'avec l'eau n'est pas parfaite; il est par conséquent compréhensible qu'il soit préoccupé par la différenciation de la terre et de l'eau.
En tout cas, les latmul sont arrivés à une théorie de l'ordre qui est plutôt à l'opposé de celle de la Genèse chrétienne. Dans la pensée iatmul, le tri se produit quand l'effet du hasard est entravé. Dans la Genèse, par contre, on invoque un agent qui opère le tri et la division. Reste que la division entre les problèmes de la création matérielle et ceux de l'ordre et de la différenciation est assumée par les deux cultures.
Si nous retournons maintenant à la question de savoir si les fondamentaux de la science et/ou de la philosophie ont été, à un premier niveau, détachés par un raisonnement inductif sur la base de données expérimentales, nous verrons que la réponse n'est pas simple. Il est difficile de savoir comment la dichotomie entre substance et forme a pu être formulée en partant d'un raisonnement inductif. Car personne, après tout, n'a jamais vu ou expérimenté une matière indistincte et sans forme; tout comme personne n'a jamais vu ou expérimenté l'événement “hasard”. Par conséquent, si la notion d'“univers” vide et sans forme a été trouvée par induction, re ne peut être que par le fait d'une extrapolation monstrueuse et, probablement, erronée.
Même cette réserve faite, il n'est pas évident que le point de départ, d'où les premiers philosophes auraient extrait la notion d'univers vide et sans forme, a été l'observation. Il est tout aussi possible que la dichotomie entre substance et forme soit apparue comme le résultat d'une déduction inconsciente, partant de la relation sujet-prédicat, dans la structure du langage primitif; cette hypothèse a au moins l'avantage douteux d'être au-delà de toute vérification.
Quoi qu'il en soit, l'objectif central — mais généralement implicite — des cours que je donnais à mes étudiants en psychiatrie, et celui de ces essais mêmes, est de jeter un pont entre les données du comportement et les “fondamentaux” de la science et de la philosophie. Mes commentaires critiques à propos de l'usage métaphorique du concept d'“énergie” ne font que donner la mesure de l'accusation que je porte contre mes collègues, à savoir d'avoir essayé de bâtir ce pont à partir de la mauvaise moitié de l'ancienne dichotomie entre forme et substance; car les lois de la conservation de l'énergie et de la matière se réfèrent plutôt à la substance qu'à la forme, tandis que les processus mentaux, les idées, la communication, l'organisation, la différenciation, le modèle et ainsi de suite, relèvent plutôt de la forme que de la substance.
Cette partie qui, à l'intérieur du corps des “fondamentaux”, s'occupe de la forme a été enrichie et même bouleversée, au cours de ces trente dernières années, par les découvertes de la cybernétique et de la théorie des systèmes.
Ce livre se propose donc de jeter un pont entre les faits de la vie et du comportement et ce que nous savons aujourd'hui de la nature du modèle et de l'ordre.
[*] Le mot “esprit” (mind), dans l'acception
batesonienne, désigne ici le système constitué du sujet et de son environnement. S'il y a
de l'esprit (comme chez Hegel), ce n'est ni à l'intérieur ni à l'extérieur, mais dans la
circulation et le fonctionnement du système entier. (N.d.T.)
[**] Dans la tradition académique américaine, les sciences du
comportement couvrent approximativement celles qui en Europe, et plus particulièrement en
France, sont appelées “sciences sociales ou sciences humaines”. Cependant, ce
recouvrement n'est qu'approximatif et, en définitive, passablement arbitraire en ceci que
l'importance attribuée aux aspects psychologiques des phénomènes humains (individuels ou
collectifs) est dominante. L'entreprise de Bateson nous en offre un exemple éloquent.
(N.d.É.)
[***] Bible Osty, Éd. du Seuil, 1973.