PRÉC. SOMM SUIV.
Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
I - Métalogues

- I.2 - Pourquoi les Français… ? [*] -

LA FILLE : Papa, pourquoi les Français agitent-ils les bras ?
LE PÈRE : Qu’est-ce que tu veux dire ?
LA FILLE : Je veux dire, quand ils parlent. Pourquoi est-ce qu’ils agitent les bras, et tout ça ?
LE PÈRE : Eh bien, pourquoi est-ce que, toi, tu souris ? Ou pourquoi tapes-tu du pied, parfois ?
LA FILLE : Mais, ce n’est pas pareil, papa. Je n’agite pas les bras comme un Français, moi. Et puis, je ne crois pas qu’ils puissent s’empêcher de le faire, n’est-ce pas ?
LE PÈRE : Je n’en sais rien. S’arrêter, ça leur est peut-être difficile… Est-ce que tu peux t’empêcher de sourire, toi ?
LA FILLE : Mais, je ne souris pas tout le temps. C’est seulement quand j’ai envie de sourire que je ne peux pas m’en empêcher. Mais je n’ai pas tout le temps envie de sourire. Et alors, je ne souris pas.
LE PÈRE : C’est vrai. Seulement, il faut dire aussi qu’un Français n’agite pas tout le temps les bras de la même manière. Il le fait parfois d’une façon, parfois d’une autre, et parfois, je crois, il ne le fait pas du tout.

LE PÈRE : Cela dit, ça te fait penser à quoi ? Je veux dire, quand un Français agite les bras ?
LA FILLE : ]e trouve que ça a l’air ridicule. Mais je ne crois pas qu’un autre Français pense la meme chose que moi. Ils ne peuvent pas se trouver mutuellement ridicules. Sinon, ils arrêteraient, n’est-ce pas ?
LE PÈRE :Peut-être bien. Mais ce n’est pas si simple. A quoi d’autre te font-ils penser ?
LA FILLE : Eh bien, ils ont l’air excités…
LE PÈRE : Bon, alors, « ridicules » et « excités ».
LA FILLE : Est-ce qu’ils sont vraiment aussi excités qu’ils en ont l’air ?
Moi, si j’étais aussi excitée que ça, j’aurais envie de danser ou de chanter ou de cogner quelqu’un sur le nez… mais, eux, ils continuent à agiter les bras. Alors, non, je ne crois pas qu’ils soient vraiment excités.
LE PÈRE : Et sont-ils vraiment aussi ridicules que tu le penses ? De toute manière, toi, pourquoi as-tu parfois envie de danser, de chanter ou de cogner quelqu’un sur le nez ?
LA FILLE : Oh ! Parfois, je me sens comme ça !
LE PÈRE : Peut-être alors qu’un Français se sent aussi « comme ça » quand il agite les bras.
LA FILLE : Mais, ce n’est pas possible qu’il se sente comme ça tout le temps. Ce n’est tout simplement pas possible.
LE PÈRE : Tu veux dire que, lorsqu’il agite les bras, le Français n’éprouve pas ce que tu éprouverais si tu agitais les tiens. Là, tu as bien raison.
LA FILLE : Mais alors qu’est-ce qu’il éprouve ?
LE PÈRE : Bon. Supposons que tu sois en train de parler avec un Français et qu’il agite les bras ; au beau milieu de la conversation, après quelque chose que tu as dit, il arrête tout à coup d’agiter les bras et ne fait plus que parler. Que penserais-tu alors ? Qu’il a tout simplement cessé d’être ridicule et excité ?
LA FILLE : Non, j’aurais peur. Je penserais que j’ai dit quelque chose qui l’a blessé et que peut-être il est très en colère.
LE PÈRE : Oui, ce pourrait bien être ça.

LA FILLE : Bon, voilà : c’est lorsqu’il se met en colère qu’il cesse de remuer les bras.
LE PÈRE : Un instant. Le problème, après tout, c’est de savoir ce qu’un Français, en agitant les bras, dit à un autre Français. Et nous tenons une partie de la réponse : il lui dit quelque chose sur ce qu’il éprouve à son égard. Il lui dit qu’il n’est pas vrai- ment en colère, qu’il est désireux et capable d’être ce que tu appelles « ridicule ».
LA FILLE : Mais, voyons, c’est insensé. Il ne peut pas avoir fait tout cet effort uniquement pour pouvoir dire plus tard à l’autre type que, s’il garde ses bras immobiles, c’est qu’il est en colère. Comment peut-il savoir qu’il sera en colère plus tard ?
LE PÈRE : ll ne le sait pas. C’est juste pour le cas où…
LA FILLE : Ça n’a pas de sens. Lorsque je souris, ce n’est pas pour te dire que je suis en colère lorsque je ne souris plus.
LE PÈRE : Eh bien, si, je crois même que c’est en partie la raison pour laquelle on sourit. Et il y a des tas de gens qui sourient pour te dire qu’ils ne sont pas en colère, alors qu’en fait ils le sont…
LA FILLE : Ça c’est différent. Ça, c’est dire des mensonges avec son visage. Comme au poker.
LE PÈRE : Exactement.

LE PÈRE : Bon, où en étions-nous ? Tu ne trouves pas raisonnable que les Français fassent tant d’efforts pour se signifier mutuellement qu’ils ne sont ni vexés ni en colère. Mais, après tout, les conversations, en général, portent sur quoi ? Entre Américains, je veux dire.
LA FILLE : Sur un tas de choses : base-ball, glaces, jardins, jeux… Les gens parlent des autres ou d’eux-mêmes ou des cadeaux qu’ils ont reçus à Noël.
LE PÈRE : Bon, bon, mais qui écoute ? Je veux dire que, d’accord, ils parlent de base-ball et de jardins. Mais est-ce qu’ils échangent des informations ? Et, si oui, quelles informations ?
LA FILLE : Évidemment. Quand tu rentres de la pêche et que je te demandes si tu as attrapé quelque chose et que tu me réponds « rien », eh bien, je ne saurais pas que tu n’as rien attrapé si tu ne me le disais pas.
LE PÈRE : Hum.

LE PÈRE : Mettons que, si tu parles de la pêche — sujet auquel je suis particulièrement sensible —, alors il se creuse un fossé dans la conversation, un silence s’installe, et ce silence te dit que je n’aime pas beaucoup les plaisanteries à propos des poissons que je n’ai pas attrapés. C’est exactement comme lorsqu’un Français arrête d’agiter les bras parce qu’on l’a vexé.
LA FILLE : Excuse-moi, papa, mais c’est toi qui disais…
LE PÈRE : Ne nous confondons pas en excuses… De toute façon, j’irai de nouveau à la pêche demain, même en sachant que j’ai peu de chances d’attraper un poisson…
LA FILLE : Mais, tu disais que toutes les conversations consistent à dire aux gens qu’on n’est pas en colère contre eux…
LE PÈRE : Fai dit ça, moi ? Non, pas toutes les conversations, seulement la plupart d’entre elles. Parfois, lorsque ceux qui parlent désirent s’écouter attentivement, ils peuvent faire plus que d’échanger des compliments et de bons vœux ; plus même que d’échanger des informations. Ils peuvent découvrir quelque chose que ni l’un ni l’autre ne connaissait auparavant.

LE PÈRE : Mais, dans la plupart des conversations, il s’agit de savoir si les gens sont en colère, ou des choses comme ça. Ils passent leur temps à se dire mutuellement qu’ils sont amis, ce qui est parfois un mensonge. Après tout, que se passe-t-il quand ils n’ont rien à se dire ? Ils se sentent tous mal à l’aise.
LA FILLE : Mais, finalement, ça aussi c’est de l’information ! Je veux dire, ils s’informent ainsi qu’ils ne sont pas en colère.
LE PÈRE : Oui, bien sûr. Mais ce n’est pas le même genre d’information que, par exemple, « le chat est sur le paillasson. »

LA FILLE : Papa, pourquoi les gens ne peuvent-ils pas dire tout simplement : « Je ne te regarde pas de travers », et s’en tenir là.
LE PÈRE : Ah ! N ou's voilà arrivés au vrai problème ! Le fait est que les messages que nous échangeons par des gestes sont autre chose que la simple traduction de ces gestes en paroles.
LA FILLE : Je ne comprends pas.
LE PÈRE : Je veux dire que ce qu’on peut exprimer par de simples mots sur sa colère, n’a aucune commune mesure avec ce qu’on peut dire par le geste ou le ton de la voix.
LA FILLE : Mais, papa, il ne peut pas y avoir de mots sans intonation, n’est-ce pas ? Même si quelqu’un met le moins d’intonation possible, les autres sentiront qu’il se retient et, ça aussi, ce sera une sorte dïntonation.
LE PÈRE : Oui, en effet. Après tout, c’est ce que je viens de dire à propos des gestes : les Français peuvent dire quelque chose de particulier, rien qu’en arrêtant de gesticuler.

LE PÈRE : Mais alors, qu’est-ce que je pouvais bien vouloir dire en affirmant que de « simples mots » ne peuvent jamais véhiculer le même message que les gestes si, tout simplement, de « simples mots », ça n’existe pas ?
LA FILLE : Eh bien, les mots peuvent aussi être écrits.
LE PÈRE : Non, on ne peut pas s’en sortir comme ça ; parce que les mots écrits possèdent, eux aussi, une sorte de rythme et d’harmonique. Le fait est que de « simples mots », ça n’existe pas. Il n’y a que des mots doublés de gestes ou d’intonations ou d’autres choses de la sorte. En revanche, il est évident que des gestes sans mots, c’est assez courant.
LA FILLE : Papa, à l’école, lorsqu’on nous apprend le français, pourquoi ne nous apprend-on pas à agiter les mains ?
LE PÈRE : Je n’en sais rien, ou pas grand-chose… C’est probablement une des raisons pour lesquelles les gens trouvent que l’étude des langues est difficile.

LE PÈRE : Bref, tout ça, ce sont autant de bêtises. Je veux dire, l’idée que la langue est faite de mots est absurde. Et, en affirmant que les gestes ne peuvent pas être traduits en « simples mots », je disais des bêtises, parce qu’il n’existe pas de « simples mots ». La syntaxe, la grammaire et toutes ces choses-là ne sont que des absurdités qui reposent sur l’idée que les « simples mots » existent ; or, le fait est qu’il n’y en a aucun.
LA FILLE : Mais, papa…
LE PÈRE : Je te le dis, nous devons repartir à zéro, et supposer que le langage est d’abord et avant tout un système de gestes. Les animaux, après tout, n’ont que les gestes et les intonations de la voix — les mots ont été inventés plus tard. Bien plus tard. Et plus tard encore, on a inventé les maîtres d’école.
LA FILLE : Papa ?
LE PÈRE : Oui.
LA FILLE : Est-ce que ce serait une bonne chose que les hommes abandonnent les mots et recommencent à n’employer que des gestes ?
LE PÈRE : Je ne sais pas trop. Dans ce cas, nous ne serions évidemment pas capables d’avoir des conversations comme celle-ci. Nous ne pourrions qu’aboyer, miauler, agiter les bras, rire, grogner ou pleurer. Ça pourrait être drôle : la vie ressemblerait à un ballet dont les danseurs composent eux-mêmes l’accompagnement musical.

[*] Ce métalogue a été publié pour la première fois dans la revue annuelle de danse contemporaine Impulse 195l ; nous le reproduisons ici avec l’autorisation de Impulse Publications, Inc. Il a été publié aussi dans ETC : A Review of General Semantics, Vol. X, 1953.


Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit.
Traduit de l'anglais par Perial Drisso, Laurencine Lot et Eugène Simion (t. I & II) ;
avec le concours de Christian Cler (t. II)
© Éditions du Seuil, Paris, 1977 (t. I), 1980 (t. II) pour la traduction française,
Tome I : ISBN 978-2-02-025767-1 (ISBN 2-02-0O4700-4, 1ère publication ; ISBN 2-02-012301-0, 2e publication)
Tome II : ISBN 978-2-02-053233-4 (ISBN 2-02-013212-5, lø publication)


Titre original: Steps to an Ecology of Mind
édition originale: ISBN 345-23423-5-195,
© Chandler Publishing Company, New York, 1972