PRÉC. SOMM SUIV.
Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
I - Métalogues

- I.3 - À propos des jeux et du sérieux [*] -

LA FILLE : Papa, ces conversations sont-elles sérieuses ?
LE PÈRE : Bien sûr.
LA FILLE : Ce n’est pas une sorte de jeu qu’on joue ensemble ?
LE PÈRE : Dieu m’en garde… Et puis, si C’était tout de même une sorte de jeu que nous jouions ensemble ?
LA FILLE : Alors, ce n’est pas sérieux.
LE PÈRE : Et si tu me disais plutôt ce que tu entends par « sérieux » et par « jeu ».
LA FILLE : Bon… Si tu es… je ne sais pas…
LE PÈRE : Si je suis quoi ?
LA FILLE : Je veux dire… Pour moi, ces conversations sont sérieuses, mais si, toi, tu ne fais que jouer un jeu…
LE PÈRE : Du calme. Essayons de Voir où est le bien et le mal, dans les « jeux » et dans le « fait de jouer ». Pour commencer, je dirai que ça m’est égal, ou presque, de gagner ou de perdre. Quand je suis coincé par tes questions, j’essaye évidemment de mieux réfléchir et de m’exprimer plus clairement. Mais je ne bluffe pas et je ne pose pas de piège. Je ne veux pas tricher.
LA FILLE : C’est bien ce que je pensais : pour toi ce n’est pas sérieux. Ce n’est qu’un jeu. Parce que tricher c’est tout simplement ne pas savoir comment jouer. Les tricheurs font seulement comme si le jeu était sérieux.
LE PÈRE : Mais c’est sérieux.
LA FILLE : Non, pas pour toi, en tout cas.
LE PÈRE : Parce que je ne veux pas tricher ?
LA FILLE : Oui, en partie à cause de ça.
LE PÈRE : Alors, toi, tu veux tricher et bluffer tout le temps ?
LA FILLE : Non, bien sûr que non.
LE PÈRE : Alors ?
LA FILLE : Oh, papa ! Tu ne pourras jamais comprendre.
LE PÈRE : Sans doute, jamais.

LE PÈRE : Écoute, je viens de marquer un point en te forçant à admettre que tu ne veux pas tricher ; j’en ai conclu que, pour toi non plus, ces conversations ne sont pas « sérieuses ». Etait—ce une sorte de tricherie ?
LA FILLE : Oui, d’une certaine façon.
LE PÈRE : Nous sommes d’accord. En fait, C’était de la tricherie.
LA FILLE : Tu vois, papa, si je trichais ou si je voulais tricher, ça voudrait dire que je ne prends pas au sérieux ce dont nous parlons. Ça voudrait dire que je ne fais que jouer un jeu avec toi.
LE PÈRE : Oui, c’est ce qu’il me semble.

LA FILLE : Mais non, tout ça n’a aucun sens, papa. Nous sommes dans un ernbrouillamini épouvantable.
LE PÈRE : Oui, un embrouillamini : mais ça a toujours du sens.
LA FILLE : Comment ça ?

LE PÈRE : C’est difficile à dire. Et, tout d’abord, je crois qu’en fait, elles nous mènent quelque part, ces conversations. Elles me font grand plaisir et à toi aussi, je crois. A part ça, nous remettons en place certaines idées : et c’est l’embrouillamini qui nous y aide. J ’entends par là que, si nous parlions logiquement tout le temps, nous n’arriverions à rien ; nous ne ferions que répéter les vieux clichés que tout le monde ânonne depuis des siècles.
LA FILLE : C’est quoi, un cliché ?
LE PÈRE : Un « cliché » ? C’est un mot français, et je crois qu’à l’origine C’était un mot utilisé par les imprimeurs. Pour imprimer un texte, ils devaient prendre des lettres séparées et les mettre une par une sur une espèce de règle cannelée, afin de former la phrase. Mais, pour les mots et les phrases qu’on emploie souvent, l’imprimeur a des petites règles toutes prêtes. Ce sont ces phrases toutes faites qu’on appelle clichés.
LA FILLE : Bon, du coup, j’ai oublié comment on en était arrivé là.
LE PÈRE : C’était à propos des embrouillaminis dans lesquels nous plongent nos conversations et de l’espèce de sens que cela amène. Si nous n’y tombions pas, se parler serait comme jouer au rummy sans avoir d’abord battu les cartes.
LA FILLE : Et, en résumé, ces trucs—là…, ces règles avec des lettres, toutes prêtes…
LE PÈRE : Tu veux dire les clichés ? Oui, c’est la même chose. Nous avons tous des tas d’expressions et d’idées toutes faites, comme l’imprimeur qui a des règles de lettres toutes faites, classées en expressions. S’il désire imprimer quelque chose de nouveau – dans une nouvelle langue, par exemple —, il devra briser tout ce vieux classement de lettres. De même, si nous voulons avoir des pensées originales et dire des choses nouvelles, nous devons briser toutes nos idées préconçues et en « battre » les morceaux.
LA FILLE : Mais, l’imprimeur, il n’aurait pas à mélanger toutes les lettres. ll ne va pas les secouer dans un sac. Il les rangerait plutôt, une par une, chacune à sa place : les a dans une boîte, les b dans une autre, les virgules dans une troisième, etc.
LE PÈRE : Exact. Sinon, il deviendrait fou, rien qu’à essayer de trouver un a, quand il en aurait besoin.

LE PÈRE : A quoi penses-tu ‘ ? '
LA FILLE : En fait, c’est qu’il y a tellement de questions…
LE PÈRE : Par exemple ?
LA FILLE : Bon, je vois ce que tu veux dire à propos de nos embrouillaminis… lls nous font dire des choses nouvelles. Mais je pense à l’imprimeur. Il doit garder ses petites lettres bien classées, même s’il brise les phrases toutes faites. Et je me demande, à propos de nos embrouillaminis, si, pour ne pas devenir fou, il ne faut pas garder une sorte d’ordre dans les petits morceaux de notre pensée ?
LE PÈRE : Je crois que oui, mais je ne sais pas quelle sorte d’ordre. Il est extrêmement difficile de répondre à cette question. Je ne crois pas que nous puissions y arriver aujourd’hui.

LE PÈRE : Tu as dit qu’il y avait « tellement de questions ». En as-tu une autre ?
LA FILLE : Oui, une à propos des jeux et du sérieux. C’est par là qu’on a commencé, et je ne sais pas comment et pourquoi on s’est trouvé amenés à parler d’embrouillamini. La façon dont tu embrouilles tout, ça, c’est en fait une sorte de tricherie !
LE PÈRE : Non, pas du tout.
LE PÈRE : Tu as soulevé deux questions. Mais, à vrai dire, il y en a beaucoup plus… Nous avons commencé par nous demander si ces conversations étaient sérieuses, ou si elles n’étaient qu’une sorte de jeu. Et tu as été vexée de penser que je pouvais jouer un jeu, alors que toi, tu étais sérieuse. Comme si une conversation était un jeu lorsqu’une personne y participe avec un genre d’émotions et d’idées, mais n’est plus un « jeu » lorsque idées et émotions sont différentes.
LA FILLE : En effet : si tes idées sur la conversation sont différentes des miennes…
LE PÈRE : Et si nous pensions tous les deux que c’est un jeu, est-ce que ça irait ?
LA FILLE : Oui, bien sûr.
LE PÈRE : Alors, il me semble que c’est à moi de dire clairement ce que j’entends par l’idée de jeu. Je sais que je suis sérieux — quel que soit le sens de ce mot-là — à propos de ce dont nous parlons. Nous parlons d’idées. Et, si je joue avec les idées, c’est pour les comprendre et les assembler. C’est un « jeu », au sens où un enfant « joue » avec des cubes… Et l’enfant, en les assemblant, prend son « jeu » très au sérieux.
LA FILLE : Mais est-ce un jeu, papa ? Joues-tu contre moi ?
LE PÈRE : Pas du tout. Pour moi, nous deux, nous jouons ensemble contre les cubes, enfin, contre les idées. Et si parfois ça a l’air d’une compétition, c’est pour voir qui va mettre en place l’idée suivante ; des fois, nous nous attaquons au fragment que l’autre a construit ou, moi, j’essaie de défendre, contre tes critiques, ces idées que j’ai élaborées; mais, au bout du compte, nous travaillons ensemble à mettre en place des idées qui tiennent debout.

LA FILLE : Est-ce qu’il y a des règles pour nos conversations ? car la différence entre le jeu et le simple fait de jouer, c’est qu’un jeu a des règles.
LE PÈRE : Laisse-moi y réfléchir un peu. Je crois que nous avons une sorte de règle… Et je crois aussi que l’enfant qui joue avec des cubes a des règles que les cubes eux-mêmes imposent : il y a des positions où ils bougent et d’autres où ils sont en équilibre. Et ce serait une sorte de tricherie si l’enfant utilisait de la colle, pour faire tenir dans une certaine position des cubes qui autrement tomberaient.
LA FILLE : Mais nous, quelles sont nos règles ?
LE PÈRE : Eh bien, les idées avec lesquelles nous jouons introduisent certaines règles. Il y a des règles selon lesquelles les idées sont mises en place et se supportent les unes les autres. Si elles sont mal assemblées, l’édifice entier s’effondrera.
LA FILLE : Pas besoin de colle ?
LE PÈRE : Non, pas besoin de colle. De logique, seulement.

LA FILLE : Mais tu disais que si nous parlions toujours logiquement, sans tomber dans des embrouillaminis, nous ne pourrions jamais rien dire de nouveau. Nous ne dirions que des phrases toutes faites. Comment on les appelle ?
LE PÈRE : Des clichés. C’est avec de la colle que les clichés tiennent ensemble.
LA FILLE : Mais c’est toi qui tout à l’heure parlais de « logique » !
LE PÈRE : Je sais. Nous voilà de nouveau dans un embrouillamini. Seulement, cette fois-ci, je ne vois aucun moyen d’en sortir.

LA FILLE : Comment y sommes-nous arrivés ?
LE PÈRE : Voyons si nous sommes capables d’en retracer les étapes. Nous parlions des « règles » de nos conversations. Et je disais que les idées avec lesquelles nous jouons obéissent à des règles logiques…
LA FILLE : Papa ! Ne serait-ce pas une bonne chose si nous avions un peu moins de règles et si nous les respections plus soigneusement ? Nous pourrions éviter tous ces épouvantables embrouillaminis.
LE PÈRE : Attends un peu. Tu veux dire que les embrotiillaminis c’est moi qui les provoque, en trichant avec les règles que d’ailleurs nous n’avons pas, ou, pour dire ça autrement, que nous pourrions avoir des règles qui, à condition que nous les observions, nous éviteraient les embrouillaminis.
LA FILLE : C’est à ça que servent les règles d’un jeu !
LE PÈRE : Oui, mais, si tu veux faire de nos conversations ce genre de jeu…, je préfère jouer à la canasta ; c’est plus drôle.
LA FILLE : Eh bien, nous pouvons jouer à la canasta quand tu voudras. Mais, pour l‘instant, moi, je préfère jouer à ce jeu-ci. Seulement, je ne sais pas de quel jeu il s’agit ni à quel genre de règles il obéit.
LE PÈRE : Et pourtant, ça fait un bout de temps que nous y jouons.
LA FILLE : Oui, et parfois c’est bien drôle.

LE PÈRE : Revenons à la question que tu m’as posée et que je trouvais, tout à l’heure, trop difficile. Nous parlions de l’imprimeur qui cassait ses clichés et tu disais que, pour ne pas devenir fou, il devait maintenir un certain ordre dans ses lettres. Et tu demandais ensuite : « A quelle sorte d’ordre devons-nous nous en tenir, en plein embrouillamini, pour ne pas devenir fous ? » ll me semble bien que les « règles » du jeu ne sont qu’une autre façon d’appeler cet ordre.
LA FILLE : Oui. Et la tricherie, c’est ce qui nous embrouille.
LE PÈRE : C’est vrai, en un sens, sauf que, dans notre cas, le jeu consiste à tomber dans l’embrouillamini et à en sortir par l’autre côté ; s’il n’y avait pas ces embrouillaminis-là, notre « jeu » serait comme la canasta ou les échecs ; or, c’est précisément ce que nous ne voulons pas.
LA FILLE : Pour le coup, c’est toi qui fais les règles ! Est-ce que ça te paraît juste ?
LE PÈRE : Cette question-là, c’est un coup bas. Et probablement injuste. Mais si je la prends au pied de la lettre, eh bien, oui c’est moi qui fais les règles. Après tout, je n’ai nulle envie que nous devenions fous.
LA FILLE : D’accord, mais est-ce que, des fois, en plus, tu les changes ?
LE PÈRE : tu reviens à la charge. Oui, je les change constamment ; pas toutes, mais quelques-unes.
LA FILLE : Tu pourrais peut-être me prévenir quand tu le fais !
LE PÈRE : Encore ! Je voudrais bien, mais ce n’est pas comme ça que ça se passe. S’il s’agissait d’échecs ou de canasta, je pourrais t’indiquer les règles et, si nous le voulions, nous pourrions nous arrêter de jouer pour en discuter. Et puis, nous pourrions commencer un nouveau jeu avec de nouvelles règles. Mais à quelles règles s’en tenir entre les deux jeux ? Pendant la discussion des règles ?
LA FILLE : Là, je ne comprends pas.
LE PÈRE : Le but de ces conversations, c’est justement d’en découvrir les « règles ». C’est comme la vie — un jeu dont le but est de découvrir les règles, lesquelles, pour leur part, changent constamment et restent introuvables.
LA FILLE : Mais, je n’appelle pas ça un jeu, moi.
LE PÈRE : En effet, ça n’en est peut-être pas un. Moi, j’appellerais quand même ça un jeu ou, en tout cas, une « partie », bien que ça ne soit certainement pas pareil que les échecs ou la canasta. Ça ressemble plutôt à ce que font les chatons et les chiots.

LA FILLE : Mais pourquoi les chatons et les chiots jouent-ils ?
LE PÈRE : Je n’en sais rien.

[*] Ce métalogue est reproduit avec l’autorisation de ETC : A Review of General Senmntics, vol. X, 1953.


Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit.
Traduit de l'anglais par Perial Drisso, Laurencine Lot et Eugène Simion (t. I & II) ;
avec le concours de Christian Cler (t. II)
© Éditions du Seuil, Paris, 1977 (t. I), 1980 (t. II) pour la traduction française,
Tome I : ISBN 978-2-02-025767-1 (ISBN 2-02-0O4700-4, 1ère publication ; ISBN 2-02-012301-0, 2e publication)
Tome II : ISBN 978-2-02-053233-4 (ISBN 2-02-013212-5, lø publication)


Titre original: Steps to an Ecology of Mind
édition originale: ISBN 345-23423-5-195,
© Chandler Publishing Company, New York, 1972