PRÉC. SOMM SUIV.
Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
I - Métalogues

- I.4 - Jusqu'où va ton savoir ? [*] -

LA FILLE : Papa, jusqu’où va ton savoir ?
LE PÈRE : Disons que ça peut faire quelque chose comme une livre.
LA FILLE : Ne fais pas l’idiot. Et, d’ailleurs, une livre sterling ou un poids d’une livre ? Blague à part, jusqu’où va vraiment ton savoir.
LE PÈRE : Bon, mon cerveau pèse en gros deux livres ; je crois que je n’en utilise qu’un quart — ou, autrement dit, que j’utilise mon cerveau au quart de ses possibilités. Ça fait donc une demi-livre.
LA FILLE : Est-ce que t’en sais plus que LE PÈRE de Johnny ? Et plus que moi ?
LE PÈRE : J ’ai rencontré, en Angleterre, un petit garçon qui, un jour, a demandé à son père : « Est-ce que les pères en savent toujours plus que les fils ? ». « Oui », répondit LE PÈRE. « Qui a inventé la machine à vapeur ? », demanda alors le fils. « James Watt », dit LE PËRE. « Et pourquoi ce n’est pas LE PÈRE de James Watt qui l’a inventée ? »

LA FILLE : Moi, j’en sais plus que ce garçon, je sais pourquoi ce n’est pas LE PÈRE de James Watt : il a fallu que quelqu’un d’autre pense à quelque chose d’autre, avant que quelqu’un puisse construire une machine à vapeur. Par exemple, quelque chose comme… Je ne sais pas…, mais il a bien fallu que quelqu’un découvre l’huile à lubrifier, avant que quelqu’un d’autre puisse fabriquer un moteur.
LE PÈRE : Oui, ça change le problème. Ça prouve que le savoir est en quelque sorte enchevêtré ou tissé comme une étoffe. Et chaque morceau de savoir n’a de sens et d’utilité que par rapport aux autres morceaux, et…
LA FILLE : Et tu penses que nous devrions le mesurer au mètre ?
LE PÈRE : Non, je ne crois pas.
LA FILLE : C’est pourtant comme ça qu’on achète le tissu.
LE PÈRE : Oui, mais je n’ai pas voulu dire que c’était du tissu, seulement que ça lui ressemblait ; en tout cas, le savoir n’est certainement pas plat comme un tissu ; ça a plutôt trois et, peut-être même, quatre dimensions.
LA FILLE : Qu’est—ce que tu veux dire ?
LE PÈRE : Je ne sais pas vraiment, j’essaie juste de penser. Nous ne sommes pas très en forme ce matin. Recommençons autrement. Ce à quoi nous devons réfléchir c’est la façon dont les morceaux de savoir sont tissés ensemble, la façon dont ils s’entraident.
LA FILLE : Alors, comment ça se passe ?
LE PÈRE : Bon, parfois, deux faits ajoutés l’un à l’autre ne font que deux faits, et rien de plus ; mais il se peut aussi qu’au lieu de simplement s’ajouter l’un à l’autre, ils se multiplient, et alors nous obtenons quatre faits.
LA FILLE : Mais, on ne peut pas multiplier un par un et en obtenir quatre !
LE PÈRE : Oh !

LE PÈRE : En fait, c’est possible ; si les choses à multiplier sont des morceaux de savoir, des faits, ou des choses comme ça. Parce que chacune d’elles est en réalité un double.
LA FILLE : Je ne comprends pas.
LE PÈRE : Oui, au moins un double.
LA FILLE : Papa !
LE PÈRE : Prends, par exemple, le jeu des « Vingt Questions ». Tu penses à quelque chose, disons à « demain ». Moi, je te demande : « Est-ce abstrait ? » Tu réponds : « Oui. » De ton oui, je tire alors une double information : je sais, d’une part, que c’est abstrait, d’autre part, que ce n'est pas concret. Autrement dit, grâce à ton « oui », je peux diviser en deux le nombre de possibilités de ce qu’une chose peut être. Ainsi, c’est en multipliant par un qu’on obtient deux.
LA FILLE : Ce n’est pas plutôt une division ?
LE PÈRE : Si, mais là c’est la même chose : en fait, c’est une multiplication par 0,5. L’împortant, en tout cas, c’est que ce n’est ni une soustraction ni une addition.
LA FILLE : Comment le sais-tu ?
LE PÈRE : Comment ? Eh bien. disons que je pose une autre question, qui divisera en deux, cette fois-ci, les possibilités abstraites. Et puis, encore une. Cela ramène le total des possibilités à un huitième de ce qu’il était au départ : deux fois deux fois deux font huit.
LA FILLE : Et deux plus deux plus deux font seulement six.
LE PÈRE : Exact.
LA FILLE : Et quel rapport avec le jeu des « Vingt Questions » ?
LE PÈRE : C’est que, si je choisis convenablement mes questions, je peux trancher entre deux fois deux fois deux fois, vingt fois deux fois = 220 choses. Tu aurais donc pu penser à plus d’un million de choses. Une question est suffisante pour trancher entre deux choses, deux pour trancher entre quatre, etc.
LA FILLE : Je n’airne pas l’arithmétique, papa.
LE PÈRE : Oui, je le sais. Le calcul est ennuyeux, mais certaines idées qui le fondent sont amusantes. De toute manière, c’est toi qui voulais savoir comment on mesure le savoir, et, lorsqu’on mesure les choses, on finit toujours par faire de l’arithmétique !
LA FILLE : En tout cas, pour l’instant, nous n’avons mesuré aucun savoir.
LE PÈRE : Oui, je sais. Mais nous savons un peu mieux comment nous nous y prendrions si nous voulions le faire ; nous sommes donc un peu plus près de savoir ce que c’est que le savoir.
LA FILLE : Ce serait un drôle de savoir : le savoir sur le savoir. Est-ce que, celui-là, nous pourrions le mesurer de la même façon ?
LE PÈRE : Je ne sais pas ; là, c’est vraiment une question à 64 dollars. Revenons au jeu des « Vingt Questions ». Ce que nous n’avons jamais dit, c’est que les questions doivent être posées dans un certain ordre. D’abord les questions générales, très larges, ensuite les questions de détail. Et c’est seulement grâce aux premières réponses que j’apprends quelles questions de détail je dois poser ensuite. Cependant, nous en avons parlé comme si elles étaient toutes pareilles. Et maintenant, tu me demandes si le savoir sur le savoir peut être mesuré comme n’importe quel autre savoir. La réponse est certainement « non ». Tu vois, si les premières questions du jeu me disent quelles questions il faut que je pose ensuite, c’est que ce sont là en partie des questions sur le savoir. Elles en explorent la matière.
LA FILLE : A-t-on jamais mesuré jusqu’où va le savoir de quelqu’un ?
LE PÈRE : Oh, si ! Souvent même. Mais je ne sais pas très bien ce que les résultats obtenus veulent dire. On fait ça par des examens, des tests et des qui—colle—qui ; c’est comme si l’on voulait connaître la taille d’un bout de papier en lançant des pierres.
LA FILLE : C’est-ä-dire ?
LE PÈRE : Par exemple, si, en gardant la même distance, on lance des pierres pour toucher deux bouts de papier et qu’on en touche un plus souvent que l’autre, c’est probablement celui qu’on touche le plus souvent que l’autre qui est le plus grand. C’est pareil avec les examens : on lance aux étudiants un tas de questions et si, chez l’un d’entre eux, on touche plus de morceaux de savoir que chez les autres, on en conclut que c’est cet étudiant qui en sait plus. C’est ça l’idée.
LA FILLE : Et un bout de papier peut-on le mesurer comme ça ?
LE PÈRE : Bien sûr. C’est peut-être même une très bonne méthode ; on mesure comme ça tout un tas de choses. Nous jugeons, par exemple, si un café est fort, en regardant s’il est très noir ou pas, c’est-à-dire en regardant combien il absorbe de lumière. Là, ce sont des ondes lumineuses au lieu de pierres, mais l’idée est la même.
LA FILLE : Oh !

LA FILLE : Alors, pourquoi ne mesurerions-nous pas le savoir de cette façon ?
LE PÈRE : Comment ? Par des qui—colle—qui ? Non, Dieu nous en garde ! Parce que l’ennui de ce genre de mesure, c’est qu’elle laisse de côté ce dont tu parlais, notamment le fait qu’il y a, d’une part, différentes sortes de savoir et, d’autre part, un savoir sur le savoir. Est—ce qu’il faudrait, à ce momenblà, donner des notes plus élevées aux étudiants qui répondent aux questions les plus générales ? Ou bien, devrait-il y avoir différentes sortes de notes pour chaque sorte de questions ?
LA FILLE : Oui, procédons comme ça et puis additionnons les notes, et puis…
LE PÈRE : Non, on ne peut pas les additionner. Nous pouvons multiplier ou diviser une sorte de notes par une autre sorte, mais jamais les additionner.
LA FILLE : Pourquoi pas ?
LE PÈRE : Parce qu’on ne peut pas. Ce n’est pas étonnant que tu n’aimes point l’arithmétique, si l’on ne t’a pas parlé de toutes ces choses à l’école ! Et de quoi est-ce qu’ils vous causent, nom de Dieu ? Bon sang, je voudrais bien savoir qu’est—ce que c’est que l’arithmétique, pour les professeurs ! ! l
LA FILLE : C’est quoi, papa ?
LE PÈRE : Non, restons—en à la question de la mesure du savoir. l’arithmétique est un ensemble de trucs pour penser clairement, et tout ce qu’elle a de drôle, c’est justement sa clarté. Et pour être clair, il faut commencer par ne pas mélanger des idées qui sont tout à fait différentes les unes des autres. L’idée de deux oranges est réellement différente de l’idée de deux kilomètres : si tu les additionnes, tout ce que tu obtiens, c’est du brouillard dans ta tête.
LA FILLE : Mais, je ne peux pas garder les idées séparées, moi ! Devrais-je le faire ?
LE PÈRE : Non, non, bien sûr que non. Combine-les ! Mais ne les additionne pas. C’est tout. C’est-à-dire que, si les idées sont des nombres et que tu veux en combiner deux sortes différentes, la chose à faire, c’est de les multiplier ou de les diviser les unes par les autres. ll en résultera une nouvelle sorte d’idée, une nouvelle sorte de quantité. Par exemple, si tu as dans la tête des kilomètres et puis des heures, et que tu divises les kilomètres par les heures, il en résultera des « kilomètres à l’heure », c’est—à-dire une vitesse.
LA FILLE : Et si je les multipliais ?
LE PÈRE : Euh… je suppose, des kilomètres heures. Oui, c’est ça, un kilomètre heure. C’est ce que tu payes au taxi. Le compteur mesure les kilomètres et il y a là aussi une montre qui mesure les heures ; les deux marchent ensemble et multiplient les heures par les kilomètres et et puis les kilomètres heures par quelque chose d’autre qui les transforme en dollars.
LA FILLE : Un jour j’ai fait une expérience.
LE PÈRE : Laquelle ?
LA FILLE : J ’ai voulu savoir si je pouvais penser deux pensées à la fois. Alors j’ai pensé : « c’est l’été » et j’ai pensé : « c’est l’hiver ». Et puis j’ai essayé de les penser en même temps.
LE PÈRE : Et alors ?
LA FILLE : Et alors j’ai découvert qu’il ne s’agissait pas de deux pensées. J’avais seulement une pensée sur avoir deux pensées.
LE PÈRE : En effet, on ne peut pas mélanger les pensées, on ne peut que les combiner. Ce qui, en fait, signifie qu’on ne peut pas les compter. Compter, ça veut dire additionner les choses. Et, la plupart du temps, c’est là une chose qu’on ne peut pas faire.
LA FILLE : Alors, est-ce que nous n’avons vraiment qu’une seule grande pensée qui a des tas de branches, des tas et des tas de branches ?
LE PÈRE : Oui, c’est ce que je pense, ou, enfin…, je ne sais pas trop. En tout cas, je crois qu’il y a une façon plus claire d’exprimer ça ; plus claire que de parler de morceaux de savoir et puis d’essayer de les compter.

LA FILLE : Pourquoi rfutilises-tu pas les trois autres quarts de ton cerveau ?
LE PÈRE : … C’est que, tu vois, j’ai eu, moi aussi, des professeurs. Et ils ont rempli de brouillard un quart de ma tête. Ensuite, j’ai lu des journaux, j’ai écouté ce que les autres disaient, et ça en a rempli de brouillard un autre quart.
LA FILLE : Et le troisième quart ?
LE PÈRE : Ça, c’est le brouillard que j’ai fabriqué moi-même, rien qu’en essayant de penser.

[*] Ce métalogue est reproduit avec l’autorisation de ETC : A Review of General Semantics, vol. X, 1953.


Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit.
Traduit de l'anglais par Perial Drisso, Laurencine Lot et Eugène Simion (t. I & II) ;
avec le concours de Christian Cler (t. II)
© Éditions du Seuil, Paris, 1977 (t. I), 1980 (t. II) pour la traduction française,
Tome I : ISBN 978-2-02-025767-1 (ISBN 2-02-0O4700-4, 1ère publication ; ISBN 2-02-012301-0, 2e publication)
Tome II : ISBN 978-2-02-053233-4 (ISBN 2-02-013212-5, lø publication)


Titre original: Steps to an Ecology of Mind
édition originale: ISBN 345-23423-5-195,
© Chandler Publishing Company, New York, 1972