PRÉC. SOMM SUIV.
Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
I - Métalogues

- I.5 - Pourquoi les choses ont-elles des contours ? [*] -

LA FILLE : Papa, pourquoi les choses ont-elles des contours ?
LE PÈRE : En ont-elles ? Je n’en suis pas sûr. Et puis, de quelles choses parles-tu ?
LA FILLE : Je veux dire, quand je dessine des choses : pourquoi ont-elles des contours ?
LE PÈRE : Ah bon, c’est ça, et quelles autres choses encore ? Un troupeau de moutons ou une conversation ? Est-ce que ça a des contours ?
LA FILLE : Ne sois pas stupide. Je ne peux pas dessiner une conversation. Je parle des choses.
LE PÈRE : D’accord : J’essayais juste de voir ce que tu entends par là. Est-ce que tu veux dire que nous donnons des contours aux choses lorsque nous les dessinons, ou bien que les choses mêmes ont des contours, que nous les dessinions ou pas ?
LA FILLE : Je n’en sais rien. Dis-le moi, toi.
LE PÈRE : Je ne sais pas non plus, ma chérie. Il y avait une fois un artiste courroucé, qui gribouillait toutes sortes de choses ; quand, après sa mort on a examiné ses papiers, on a trouvé écrit quelque part : « Les sages voient des contours et, par conséquent, ils les dessinent. » Mais, à un autre endroit, il avait écrit : « Les fous voient des contours et ils les dessinent. »
LA FILLE : Mais, laquelle de ces propositions était vraie pour lui ? Je ne comprends pas.
LE PÈRE : Eh bien, William Blake - car c’est de lui que je parle — était à la fois un grand artiste et un homme fort courroucé. Parfois, il notait ses idées sur des bouts de papier, et il en faisait des boulettes qu’il lançait sur les gens.
LA FILLE : Mais qu’est—ce qui le rendait si fou ?
LE PÈRE : Qu’est—ce qui le rendait si fou ? Tu veux dire « courroucé », fou de rage ? Si nous voulons parler de Blake, il ne faudra pas confondre les deux sens du mot « fou » ; beaucoup de gens pensaient que Blake était fou, vraiment fou : malade. Et ça, c’est justement une des choses qui le rendait fou de rage. Ça, et puis certains artistes qui peignaient comme si les choses n’avaient pas de contours. ll les appelait « l’école des baveux ».
LA FILLE : Il n’était pas très tolérant, n’est-ce pas ?
LE PÈRE : Tolérant ? … je vois. C’est ce qu’on vous tambourine à l’école ! Eh bien, non, Blake n’était pas très tolérant et il ne pensait même pas que la tolérance soit quelque chose de bien ; pour lui, la tolérance rend les choses baveuses. Elle estompe les contours et embrouille tout ; autrement dit, elle rend tous les chats gris et, à cause d’elle, plus personne ne peut voir clairement et distinctement.
LA FILLE : Oui papa…
LE PÈRE : Ah non ! Ça n’est pas une réponse, « oui, Papa ». Ça prouve tout juste que tu n’as pas d’opinion, que tu te fous éperdument de ce que je dis ou de ce que disait Blake, et que l’école t’a tellement enfumé la tête, avec ses discours sur la tolérance, que tu n’es même pas capable de voir la différence entre deux choses.
LA FILLE : (pleurs).
LE PÈRE : Je suis navré, j’étais en rogne. Pas tellement contre toi ; plutôt contre le cafouillage de ceux qui prêchent la confusion et appellent ça de la tolérance.
LA FILLE : Mais, papa…
LE PÈRE : Quoi ?
LA FILLE : Je ne sais pas. Je n’arrive plus à bien penser. Tout s’embrouille.
LE PÈRE : Excuse-moi, je n’aurais pas dû me mettre en colère.
LA FILLE : Pourquoi y avait—il dans tout ça de quoi se mettre en colère ?
LE PÈRE : C’est-à-dire ?
LA FILLE : A propos des contours des choses. Tu disais que ça mettait William Blake en colère ; et puis, toi aussi, tu t’es mis en colère. Alors, pourquoi ?
LE PÈRE : En effet, je crois que, d’une certaine façon, il y a là de quoi se mettre en colère. Je crois que ça a de l’importance ; peut-être même, en un certain sens, c’est la chose importante. Et les autres choses ne comptent que parce qu’elles en font partie. LA FlLLE : Tu veux dire ?
LE PÈRE : Je veux dire…, revenons à la tolérance. Lorsque les Gentils maltraitent les Juifs parce qu’ils ont tué le Christ, ça me rend intolérant. Je crois que les Gentils se trompent et qu’ils brouillent tous les contours ; parce que ce ne sont pas les Juifs qui ont tué le Christ, ce sont les Italiens !
LA FILLE : Ah !
LE PÈRE : Oui, sauf qu’aujourd’hui on appelle ceux de ce temps-là les Romains et que nous désignons de cet autre nom (Italiens) leurs descendants. Comme tu vois, il y a là deux embrouilles ; et la seconde, je l’ai mise en évidence expressément pour que tu puisses la saisir. La première consiste à fausser l’histoire et à dire que ce sont les Juifs qui ont tué le Christ ; la seconde, à rendre les descendants responsables de ce que leurs ancêtres n’ont jamais fait. Bel embrouillamini !
LA FILLE : Ça oui, papa.
LE PÈRE : Bon, j’essayerai désormais de rester calme. Tout ce que je veux dire, c’est que la confusion a de quoi vous mettre en colère.
LA FILLE : Nous parlions d’embrouillamini, l’autre jour. Est-ce qu’en ce moment nous parlons bien de la même chose ?
LE PÈRE : Bien sûr. Voilà d’ailleurs pourquoi ce que nous disions l’autre jour est très important.
LA FILLE : Et tu disais que la tâche de la Science, c’est de clarifier…
LE PÈRE : Oui, et il s’agit, là encore, de la même chose.
LA FILLE : Il me semble que je ne comprends pas très bien. Les choses passent les unes dans les autres, et moi je m’y perds.
LE PÈRE : Je sais que c’est difficile. Le fait est que — si l’on pouvait y voir clair — on s’apercevrait que notre conversation aussi a une sorte de contour.

LE PÈRE : Prenons, pour changer, un embrouillamini concret et complet, pour voir si ça nous aide à mieux comprendre. Tu te souviens du jeu de croquet, dans Alice au pays des merveilles ?
LA FILLE : Avec les flamants ? !
LE PÈRE : Oui.
LA FILLE : Et les porcs-épics comme balles ! ?
LE PÈRE : Non, des hérissons. C’étaient des hérissons. Il n’y a pas de porcs-épics en Angleterre.
LA FILLE : Ah, C’était en Angleterre ? Je ne le savais pas.
LE PÈRE : Bien sûr, ça se passait en Angleterre. En Amérique, il n’y a pas de duchesses.
LA FILLE : Mais si, il y a la duchesse de Windsor…
LE PÈRE : Oui, mais elle n’a pas des piquants ou, enfin, pas comme ceux des vrais porcs-epics.
LA FILLE : Papa, continue plutôt avec Alice et arrête de faire l’idiot.
LE PÈRE : Oui, en effet, nous parlions des flamants. Le fait est que l’homme qui a écrit Alice pensait en l’écrivant aux mêmes choses que nous en ce moment. Et il s’amusait avec la petite Alice en imaginant un jeu de croquet qui serait embrouillé, complètement embrouillé. Si l’on utilise les flamants comme maillets et si le flamant plie son cou, le joueur ne sait plus si son « maillet » frappera la balle ni comment il la frappera.
LA FILLE : De toute façon, la balle peut choisir elle-même son chemin, car, en fait, elle est un hérisson !
LE PÈRE : C’est juste. Tout est tellement embrouillé que personne ne peut plus dire ce qui va se passer.
LA FILLE : Et les arches se promènent aussi à leur gré, car ce sont, en réalité, des soldats.
LE PÈRE : Oui, chaque chose peut bouger et personne ne peut dire comment ça se passera, ni dans quel sens les choses bougeront.
LA FILLE : Est-ce qu’il fallait que toutes les choses soient vivantes pour que ça donne un tel embrouillamini ?
LE PÈRE : Non, ça aurait pu être à cause de… non, en fait, je crois que tu as raison. Parce que, si la confusion apparaissait d’une autre façon, les joueurs auraient pu apprendre comment s’arranger avec les détails de l’affaire. Supposons, par exemple, que le terrain ait été plein de bosses, que les boules aient eu une forme bizarre, ou que les têtes des maillets, au lieu d’être vivantes, aient été simplement branlantes : les joueurs auraient encore pu s’y faire, le jeu aurait été rendu plus difficile, mais pas impossible. Mais, si l’on y introduit des choses vivantes, alors il devient impossible. Et tout ça m’étonne, car, à vrai dire, je ne m’attendais pas à telle conclusion.
LA FILLE : Moi si. Ça me semble tout naturel.
LE PÈRE : Naturel ? Si l’on veut. Mais je ne m’attendais tout de même pas à cet agencement.
LA FILLE : Pourquoi ? Moi, c’est ce que fattendais.
LE PÈRE : Ie vois, mais il y a là quelque chose qui m’étonne. C’est que les animaux, qui sont capables de prévoir et d’agir selon leurs prévisions — un chat, par exemple, peut attraper une souris en sautant là où il croit qu’elle risque de se trouver à la fin de son saut — , eh bien, ce qui m’étonne, c’est que les animaux, uniquement parce qu’ils peuvent prévoir et apprendre, sont les seules « choses » vraiment imprévisibles de la terre. Et, avec ça, nous essayons de faire des lois, comme si le comportement des gens était prévisible et régulier !
LA FILLE : A moins que les lois ne soient faites, justement, que parce qu’on ne peut pas prévoir le comportement des gens, et que ceux qui les élaborent voudraient qu’il soit prévisible.
LE PÈRE : Oui, ça doit être ça.
LA FILLE : De quoi parlions-nous, en fait ?
LE PÈRE : Je ne sais pas, au juste — encore, du moins. Mais tu as entamé un nouveau point en demandant si le seul moyen d’embrouiller le jeu de croquet, c’était d’y jouer avec des choses vivantes ; depuis, j’essaye de comprendre, mais il me semble que je n’y suis pas encore arrivé. ll y a là quelque chose d’étrange.
LA FILLE : Quoi ?
LE PÈRE : Je ne vois pas très bien. Quelque chose à propos des êtres vivants et de ce qui les différencie des objets inanimés : machines, pierres, etc. Les chevaux ne s’adaptent pas au monde de l’automobile ; et ça fait partie du même problème. Les chevaux sont imprévisibles, comme les flamants dans le jeu de croquet.
LA FILLE : Et les gens ?
LE PÈRE : Les gens quoi ? !
LA FILLE : Ils sont vivants ! Est-ce qu’ils s’adaptent, eux ? Je veux dire, aux rues ?
LE PÈRE : Non, je ne crois pas qu’ils s’y adaptent vraiment — à moins qu’ils ne fassent beaucoup d’efforts pour se protéger et äadapter. Oui, ils doivent devenir prévisibles parce que sinon, les machines se mettraient en colère et les tueraient.
LA FILLE : Ne sois pas bête ! Si les machines pouvaient se mettre en colère, elles non plus ne seraient pas prévisibles. Elles seraient comme toi ! Toi, tu ne peux pas prévoir tes colères, n’est-ce pas ?
LE PÈRE : Non, pas vraiment.
LA FILLE : Mais, tu sais, je te préfère comme ça…, parfois.

LA FILLE : Qu’est-ce que tu voulais dire tout à l’heure avec les conversations qui auraient des contours ? Est-ce que celle-ci en a un ?
LE PÈRE : Certainement. Mais nous ne pouvons pas encore l’apercevoir, parce qu’elle n’est pas terminée, et que nous sommes en plein dedans. Si tu pouvais le voir, ça voudrait dire que tu es prévisible, comme une machine ; et, moi aussi, je serais prévisible — tous les deux nous serions prévisibles.
LA FILLE : Je ne comprends pas. Tu dis que c’est très important d’être clair. Et tu te mets en colère contre les gens qui brouillent les contours ; et puis, d’un autre côté, tu dis que c’est mieux d’être imprévisible, de ne pas être comme une machine, et qu’on ne peut pas voir les contours de notre conversation avant qu’elle soit finie. Dans ces conditions, peu importe qu’on soit clair ou pas, puisque, à ce moment-là, on ne peut rien y faire. LE PÈRE : Oui…, je sais bien. Je n’y comprends rien moi-même. Et d’ailleurs, qui a dit qu’il fallait y faire quelque chose ?

[*] Ce métalogue est reproduit avec Fautorisation de ETC : A Review of General Semantics, vol. XI, 1953.


Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit.
Traduit de l'anglais par Perial Drisso, Laurencine Lot et Eugène Simion (t. I & II) ;
avec le concours de Christian Cler (t. II)
© Éditions du Seuil, Paris, 1977 (t. I), 1980 (t. II) pour la traduction française,
Tome I : ISBN 978-2-02-025767-1 (ISBN 2-02-0O4700-4, 1ère publication ; ISBN 2-02-012301-0, 2e publication)
Tome II : ISBN 978-2-02-053233-4 (ISBN 2-02-013212-5, lø publication)


Titre original: Steps to an Ecology of Mind
édition originale: ISBN 345-23423-5-195,
© Chandler Publishing Company, New York, 1972