LA FILLE : Pourquoi un cygne ?
LE PÈRE : Oui — et pourquoi une poupée, dans
Petrouchka ?
LA FILLE : Ah non, ça c’est différent. Après tout, une poupée c’est une sorte
de personne, et surtout cette poupée-là, elle est très humaine.
LE PÈRE : Plus humaine que les gens ?
LA FILLE : Oui.
LE PÈRE : Et, cependant, tu dis une
sorte de personne ? Après
tout, le cygne aussi est
une sorte de personne.
LA FILLE : Oui.
LA FILLE : Et la danseuse ? Est—elle une personne humaine ? En
réalité, elle l’est, mais sur scène, elle ne semble pas humaine, ou plutôt elle semble
impersonnelle —- peut—être même surhumaine, je ne sais pas, vraiment.
LE PÈRE : Tu veux dire que, quoique dans le ballet, le cygne soit seulement
une sorte de cygne et n’ait pas de pattes palrnées. la danseuse pour sa part, n’est
qu’
une sorte de personne.
LA FILLE : Peut-être bien.
LE PÈRE : Non, ce n’est pas ça ; en fait, j’embrouille tout en parlant
du « cygne » et de la danseuse comme de deux êtres différents. J e préférerais dire
que ce que je vois sur scène — la représentation d’un cygne — est à la fois
une sorte
de personne et
une sorte de cygne.
LA FILLE : Mais tu utiliserais alors l’expression
sorte de dans deux sens différents.
LE PÈRE : C’est vrai. De toute manière, lorsque je dis que la représentation du cygne
est
une sorte de personne, je ne veux pas dire qu’il (ou elle) fait partie de cette espèce —
ou sorte — qu’on dit humaine.
LA FILLE : Non, bien sûr.
LE PÈRE : Je veux dire plutôt qu’il (ou elle) appartient à une subdivision d’un groupe
plus vaste, qui comprendrait la poupée de
Petrouchka, les cygnes de ballets et les gens.
LA FILLE : En effet, ça n’a rien à voir avec les genres et les espèces. Est-ce que ton
groupe plus vaste comprend aussi les oies ?
LE PÈRE : Il est évident que je ne sais nullement ce que l’expression
sorte de
veut dire. Ce que je sais, en tout cas, c’est que la fantaisie, la poésie, le ballet et l’art en général
tirent leur sens et leur importance de ce rapport dont je parlais en disant que la représentation du
cygne est
une sorte de cygne ou un « prétendu » cygne.
LA FILLE : Alors, nous ne pourrons jamais savoir pourquoi la danseuse est un cygne, une
poupée ou autre chose, jusqu’à ce qu’on sache ce que l’expression
sorte de veut réellement dire.
Et on ne pourra pas non plus savoir ce que c’est que l’art ou la poésie !
LE PÈRE : En effet.
LE PÈRE : Tu sais, nous ne devrions pas éviter les jeux de mots. En français,
l’expression
espèce de[a] (
sorte de) contient pas
mal de mordant. Si un homme traite un autre de « chameau », ça peut être amical, mais s’il
lui dit
espèce de chameau[b] —
sorte de chameau —
alors là, c’est une vraie insulte. Et, ce qui est encore plus vexant, c’est de dire à quelqu’un :
espèce d’espèce[c] —
sorte de sorte.
LA FILLE : Sorte de sorte de quoi ?
LE PÈRE : De rien, comme ça, tout court. D’autre part, si tu traites un homme de vrai
chameau, cela comporte quelque admiration, même si tu ne l’exprimes qu’à contrecœur.
LA FILLE : Mais, lorsqu’un Français traite quelqu’un d’espèce (sorte) de chameau,
est—ce qu’il emploie cette expression dans le même sens que moi, lorsque je dis que le cygne est
une sorte de personne ?
LE PÈRE : C’est comme dans un passage de
Macbeth. Macbeth s’adresse aux
meurtriers qu’il charge de tuer Banquo : ils prétendent être des hommes, et Macbeth leur dit
qu’ils ne sont que des sortes d’hommes :
Aïe ! oui, sur le registre vous passez pour hommes ;
Comme limiers, lévriers, métis, épagneuls, mâtins,
Barbets, caniches et chiens-loups
Ont tous le nom de chiens.
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(Macbeth, acte III, scène I)
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LA FILLE : Non, ça c’est comme ce que tu disais à l’instant, quoi déjà ?
« Une subdivision d’un groupe plus vaste. » Je ne crois pas du tout que ce soit ça.
LE PÈRE : Disons que ce n’est pas seulement ça. Macbeth parle de chiens dans
sa comparaison, et « chiens » c’est aussi bien les nobles chiens de chasse que ceux
qui fouillent dans les poubelles, Ça n’aurait pas été pareil s’il avait parlé de différentes
sortes de chats domestiques — ou de sous-espèces de roses sauvages.
LA FILLE : D’accord. Mais, avec ça, tu n’as pas répondu à ma
question. Lorsqu’un Français traite quelqu’un d’« espèce de chameau » et lorsque
moi je dis que le cygne est
une sorte de personne. est—ce que l’expression est
employée dans le même sens ?
LE PÈRE : Bon, essayons d’analyser. Prenons une phrase et examinons—la. Si je dis :
« la poupée Petrouchka est
une sorte de personne », alors je pose un rapport.
LA FILLE : Entre quoi et quoi ?
LE PÈRE : Entre des idées, je suppose.
LA FILLE : Pas entre une poupée et une personne ?
LE PÈRE : Non. Seulement entre certaines idées que j’ai de la
poupée et certaines idées que j’ai des personnes.
LA FILLE : Bon, et de quelle sorte de rapport s’agit-il ?
LE PÈRE : Je ne sais pas exactement, d’un rapport métaphorique peut-être…
LE PÈRE : Et puis, il y a cet autre type de rapport qui, de toute évidence, ne
s’exprime pas par
sorte de. Que d’hommes sont allés au bûcher pour avoir dit que le pain et
le vin
n’étaient pas une
sorte de corps et une
sorte de sang ! ?
LA FILLE : Mais, est—ce pareil ? Je veux dire, le ballet des cygnes est—il
un
sacrement ?
LE PÈRE : Oui. Pour certaines personnes, en tout cas. Dans le langage des protestants,
nous dirions que le costume de cygne et les mouvements de la danseuse sont « les signes extérieurs
et visibles de la grâce intérieure et spirituelle » de la femme. Les catholiques, eux, diraient
que ce ballet est une simple métaphore et non pas un sacrement.
LA FILLE : Mais tu disais que, pour certains, c’est un sacrement ; pensais-tu
aux protestants ?
LE PÈRE : Non. Je disais que pour certains le pain et le vin ne sont qu’une métaphore,
tandis que pour d’autres - les catholiques — il y a là un sacrement. Alors, par analogie, si pour
certains le ballet est une métaphore, pour d’autres il est beaucoup plus, à savoir un sacrement.
LA FILLE : Au sens catholique ?
LE PÈRE : Oui.
LE PÈRE : Si nous savions exactement ce qu’on entend par : le pain et le vin
ne sont pas une
sorte de corps et une
sorte de sang, nous en saurions davantage sur
le cygne, qui est
une sorte de personne, ou sur le ballet qui est
une sorte de sacrement. '
LA FILLE : Et comment poser la différence ?
LE PÈRE : Quelle différence ?
LA FILLE : La différence entre un sacrement et une métaphore !
LE PÈRE : Pas si vite. Après tout, nous parlons maintenant de l’exécutant, de l’artiste,
du poète ou d’un certain spectateur. Et tu me demandes comment poser la différence entre un sacrement
et une métaphore. Ma réponse devrait se rapporter à la personne, et non pas au message. Or, toi, tu me
demandes comment décider si une certaine danse, un jour, revêtira ou pas, pour un danseur particulier,
une signification sacramentale.
LA FILLE : D’accord, continue !
LE PÈRE : Eh bien…, à mon avis, il s’agit là d’une sorte de secret.
LA FILLE : Et tu ne peux pas me le confier ! ?
LE PÈRE : Mais non ! Ce n’est pas
cette sorte de secret. Ce n’est pas
une chose qu’on ne doit pas dire, mais qu’
on ne peut pas dire.
LA FILLE : Et pourquoi pas ?
LE PÈRE : Suppose que je demande à la danseuse : « Mademoiselle X…,
dites-moi, la danse que vous interprétez, est-elle pour vous un sacrement ou une simple métaphore ? »
Et suppose également que j’arrive à lui faire comprendre ma question ; eh bien, là, elle pourrait
m’envoyer paître en me répondant : « C’est vous qui l’avez vu, c’est à vous de décider si elle
est sacramentale ou non, pour vous—même. » Elle pourra aussi répondre : « Parfois ça l’est
et parfois ça ne l’est pas », ou encore : « Comment étais-je hier soir ? » Mais,
dans tous les cas, ce n’est pas elle qui peut avoir une emprise directe sur le problème.
LA FILLE : Tu veux dire que quiconque connaîtrait ce secret pourrait devenir
un grand danseur ou un grand poète ? !
LE PÈRE : Non, non, non. Tu n’y es pas du tout. J’ai simplement dit que l’art, la
religion et toutes ces choses-là ont un rapport à ce secret ; mais connaître ce secret de la
façon consciente habituelle n’offre aucune emprise sur la matière.
LA FILLE : Papa, mais qu’est-ce qui se passe ? Nous essayions de trouver
ce que signifie l’expression
sorte de, lorsqu’on dit que le cygne est une
sorte de
personne. Moi, j’ai affirmé qu’il y a deux sens de celle-ci : le premier, lorsqu’on dit que
« la représentation du cygne est
une sorte de cygne », le second, quand on dit :
« la représentation du cygne est
une sorte de personne ». Et regarde où l’on en est
arrivé ! Aux secrets, aux mystères et à Femprise.
LE PÈRE : Recommençons. La représentation du cygne n’est pas un vrai cygne, mais un prétendu
cygne. C’est aussi une prétendue non-personne. mais c’est aussi une jeune femme réelle, habillée en tutu
blanc. Et l’on peut dire que, par certains côtés, les cygnes réels ressemblent à une jeune femme.
LA FILLE : Et où est le sacrement dans tout ça ?
LE PÈRE : Ah, mon Dieu, nous voici repartis ! Tout ce que je peux dire
pour l’instant c’est qu’aucune de ces propositions n’est un sacrement ; ce n’est que
leur combinaison qui en constitue un. Le « prétendu », le « nomprétendu »
et le « réel » se fondent en une seule signification.
LA FILLE : Mais on ne devrait pas les laisser se mélanger !
LE PÈRE : Oui, c’est ce qu’essayent de faire les logiciens et les savants Mais,
avec ça, ils ne créent ni ballets, ni sacrements.