PRÉC. SOMM SUIV.
Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
I - Métalogues

- I.7 - Qu'est-ce qu'un instinct ? [*] -

LA FILLE : Qu’est-ce qu’un instinct ?
LE PÈRE : Un instinct, c’est un principe explicatif.
LA FILLE : Mais celui-là, qu’est-ce qu’il explique ?
LE PÈRE : N’importe quoi, pratiquement tout, tout ce que tu veux qu’il explique.
LA FILLE : il n’explique tout de même pas la gravitation.
LE PÈRE : Parce que jamais personne n’a demandé à un instinct d’expliquer la gravitation. Sinon, ce serait possible ; nous pourrions tout simplement dire que la lune a un instinct dont la force est inversement proportionnelle au carré de la distance…
LA FILLE : Enfin, c’est absurde…
LE PÈRE : Certainement, mais c’est toi qui as parlé d’« instinct »…
LA FILLE : Bon, mais alors, comment explique-t-on la gravitation ?
LE PÈRE : On ne l’explique pas, parce que la gravitation est un principe explicatif.
LA FILLE : Alors, tu veux dire qu’on ne peut jamais se servir d’un principe explicatif pour en expliquer un autre ? Jamais ?
LE PÈRE : presque jamais. C’est ce que Newton voulait dire par son hypotheses non fingo.
LA FILLE : Et qu’est-ce que ça veut dire, s’il te plaît ?
LE PÈRE : Voyons… Une hypothèse, tu sais ce que c’est. Toute proposition mettant en rapport deux propositions descriptives est une hypothèse. Si tu dis qu’il y a eu pleine lune le 1° février et également le 1er mars et qu’ensuite tu mets, d’une certaine façon, en rapport ces deux observations, alors ce que tu énonces sera une hypothèse.
LA FILLE : D’accord. Non, je sais ce que ça veut dire. Mais fingo ?
LE PÈRE : Fingo est un mot du latin tardif qui veut dire « faire ». Il a donné le nom verbal fictio, d’où l’on a dérivé « fiction ».
LA FILLE : Tu veux dire que Sir Isaac Newton pensait que toutes les hypothèses étaient fabriquées, comme les histoires ?
LE PÈRE : Oui, tout à fait.
LA FILLE : C’est bien lui qui a découvert la gravitation, avec la pomme, n’est-ce pas ?
LE PÈRE : Non, chérie ; il l’a inventée.
LA FILLE : Oh…, papa, et qui a inventé l’instinct ?

LE PÈRE : Je ne sais pas. Ça remonte probablement à la Bible.
LA FILLE : Mais si l’idée de la gravitation relie deux propositions descriptives, elle devrait être une hypothèse.
LE PÈRE : Exact.
LA FILLE : Alors, après tout, Newton a bien fingo une hypothèse, lui aussi.
LE PÈRE : Bien sûr que oui. C’était un très grand savant.
LA FILLE : Oh !

LA FILLE : Papa, un principe explicatif, est-ce la même chose qu’une hypothèse ?
LE PÈRE : A peu près, mais pas tout à fait. La différence, tu vois, c’est qu’une hypothèse essaye d’expliquer quelque chose de particulier, tandis qu’un principe explicatif - comme la « gravitation » ou « l’instinct » – n’explique en fait rien du tout. Ce n’est qu’une sorte de convention entre savants qui décident d’arrêter les explications à un certain point.
LA FILLE : Ce que Newton voulait dire c’est donc : si la « gravitation » n’explique rien et que c’est seulement une sorte de point final au bout d’une chaîne d’explications, alors on ne peut pas affirmer quïnventer la gravitation ce soit pareil qu’inventer une hypothèse ; et donc, lui, il pouvait affirmer qu’il n’avait fingo aucune hypothèse.
LE PÈRE : C’est ça, on ne peut pas expliquer un principe explicatif. C’est comme une boîte noire.
LA FILLE : Papa, une boîte noire, quest-ce que c’est ?
LE PÈRE : Une « boîte noire », c’est une convention entre savants qui décident d’arrêter les explications à un certain point. Je suppose, d’ailleurs, que ce n’est là qu’un accord temporaire.
LA FILLE : Mais quel rapport entre tout ça et une boîte noire ?
LE PÈRE : C’est comme ça que ça s’appelle. Souvent les choses ne ressemblent pas à leurs noms.
LA FILLE : Je vois…
LE PÈRE : En fait, c’est une expression mise en circulation par les ingénieurs. Lorsqu’i1s dessinent une machine très compliquée, ils utilisent une sorte de sténographie. C’est-à-dire qu’au lieu de dessiner tous les details, ils mettent une boîte à la place de tout un ensemble de parties et ils lui donnent le nom de la fonction que cet ensemble est censé remplir.
LA FILLE : Alors, une « boîte noire » est l’étiquette pour ce qu’un ensemble de choses est censé faire…
LE PÈRE : Tout à fait. Ce n’est pas une explication de la manière dont cet ensemble fonctionne.
LA FILLE : Et la gravitation ?
LE PÈRE : C’est L’étiquette pour ce que la gravitation est censée faire ; ce n’est pas une explication de la façon dont elle le fait.

LA FILLE : Et L’instinct, alors ?
LE PÈRE : C’est L’étiquette pour ce qu’une certaine boîte noire est censée faire.
LA FILLE : Et qu’est-ce qu’elle est censée faire ?
LE PÈRE : Là, c’est une question bien difficile…
LA FILLE : Vas-y.
LE PÈRE : Eh bien…, elle est censée contrôler – ou du moins contrôler en partie – ce que fait un organisme.
LA FILLE : Est-ce que les plantes ont des instincts ?
LE PÈRE : Non, si un botaniste utilisait ce mot en parlant des plantes, on l’accuserait de zoomorphisme.
LA FILLE : Et ce serait grave ?
LE PÈRE : Oui, très grave pour un botaniste. Être coupable de zoomorphisme, lorsqu’on est botaniste, c’est aussi grave que d’être coupable d’anthropomorphisme, lorsqu’on est zoologue. C’est vraiment très grave.
LA FILLE : Je vois.
LA FILLE : Qu’est-ce que tu entendais tout à l’heure par « contrôler en partie » ?
LE PÈRE : Voici. Disons que, si un animal tombe du haut d’une falaise, sa chute sera « contrôlée » par la loi de la gravitation ; cependant, s’il se débat en tombant, ce sera peut-être dû à l’instinct.
LA FILLE : L’instinct de conservation ?
LE PÈRE : Oui, je suppose.
LA FILLE : Conserver son « Soi »… mais, papa, qu’est-ce que c’est que le « Soi » ? Est-ce qu’un chien sait qu’il a un « Soi » ?
LE PÈRE : Je ne sais pas. Mais si le chien savait qu’il a un « Soi », et s’il se débattait afin de le protéger, alors son acte serait rationnel et non pas instinctif.
LA FILLE : Alors, parler de l’« instinct » de conservation serait contradictoire ?
LE PÈRE : Disons que ça mènerait directement à l’anthropomorphisme.
LA FILLE : Ce serait grave, alors !
LE PÈRE : Mais il se peut que le chien sache qu’il a un « Soi », sans cependant savoir qu’il lui faut le conserver. A ce moment, selon la logique, il ne devrait pas se débattre. S’il continuait à le faire, ce serait un acte instinctif. Mais, par contre, s’il avait appris à se débattre, alors ce ne serait pas instinctif.
LA FILLE : Papa, quest-ce qui ne serait pas instinctif ? L’apprentissage ou l’acte de se débattre ?
LE PÈRE : Non, non. Juste l’acte de se débattre.
LA FILLE : Et l’apprentissage serait instinctif ?
LE PÈRE : Eh bien…, oui. A moins que le chien n’ait appris à apprendre.

LA FILLE : En somme, qu’est-ce qu’un instinct est censé expliquer ?
LE PÈRE : Écoute. j’essaye d’éviter cette question. Tu vois, Finstinct fut inventé bien avant qu’on sache quoi que ce soit de la génétique ; et la plus grande partie de la génétique moderne fut élaborée avant qu’on sache quoi que ce soit de la théorie de la communication. Alors, tu vois que c’est doublement difficile de traduire le mot « instinct » en termes et idées modernes.
LA FILLE : Là, d’accord. Continue.
LE PÈRE : Bon, tu sais que, dans les chromosomes, il y a des gènes. Et que ceux-ci sont des sortes de messages qui ont à faire avec le développement et le comportement de l’organisme.
LA FILLE : Le développement, c’est autre chose que le comportement ? Quelle est la difference ? Et lequel des deux correspond à l’apprentissage ? « Se développer » ou « se comporter » ? !
LE PÈRE : Ah, non ! Pas si vite ! Evitons ce genre de questions. Mettons apprentissage, développement et comportement dans le même panier : un même et unique spectre de phénomènes. Voyons maintenant comment l’instinct contribue à expliquer ce spectre.
LA FILLE : Mais s’agit-il d’un spectre ?
LE PÈRE : Non, ce n’est qu’une façon de parler.

LA FILLE : Est-ce que L’instinct ne se situe pas à l’une des extrémités du spectre, l’extrémité-comportement ? Et est-ce que l’apprentissage, lui, n’est pas entièrement déterminé par le milieu environnant, et non pas par les chromosomes ?
LE PÈRE : Ecoute, disons-le clairement : il n’y a ni comportement ni anatomie ni apprentissage, dans les chromosomes eux-mêmes.
LA FILLE : Mais, est-ce qu’ils ont leur propre anatomie ?
LE PÈRE : Évidemment, comme ils ont leur propre physiologie. Mais l’anatomie et la physiologie des gènes et des chromosomes ne sont pas l’anatomie et la physiologie de l’animal entier.
LA FILLE : Bien sûr que non.
LE PÈRE : Elles ont un effet sur l’anatomie et la physiologie de l’animal entier.
LA FILLE : Un effet de l’anatomie sur l’anatornie ?
LE PÈRE : Oui, exactement comme les lettres et les mots ont leurs propres formes et configurations, tout en étant des parties de mots ou de phrases, lesquelles, pour leur part, peuvent avoir rapport à nïmporte quoi.

LA FILLE : Et l’anatomie des gènes et des chromosomes a-t-elle de l’effet seulement sur l’anatomie de l’animal entier, et la physiologie des gènes et des chromosomes seulement sur sa physiologie ?
LE PÈRE : Non, il n’y a aucune raison de le penser. Ça ne se passe pas comme ça. L’anatomie et la physiologie ne sont pas séparées de cette façon.
LA FILLE : Alors. vas-tu les mettre dans le même panier, comme le développement-apprentissage-comportement ?
LE PÈRE : Oui, bien sûr.

LA FILLE : Dans le même panier ?
LE PÈRE : Et pourquoi ? Je crois que le développement a sa place juste au milieu du panier, juste au beau milieu. Et, si les chromosomes et les gènes ont une anatomie et une physiologie, ils doivent aussi avoir un développement.
LA FILLE : Ça se tient.
LE PÈRE : Est-ce que tu crois que leur développement pourrait avoir un effet sur le développement de l’ensemble de l’organisme ?
LA FILLE : Je ne vois pas ce que tu veux dire par là.
LE PÈRE : Ça veut dire en quelque sorte que les chromosomes et les gènes changent et se développent pendant que l’enfant se développe, et que les changements des chromosomes devraient avoir un effet sur le changement de Penfant. Le « contrôler », entièrement ou en partie.
LA FILLE : Eh bien, non, je ne crois pas.

LA FILLE : Est-ce que les chromosomes apprennent ?
LE PÈRE : Je ne sais pas.
LA FILLE : Je trouve qu’ils ressemblent un peu à des boîtes noires.
LE PÈRE : C’est vrai, mais si les chromosomes ou les gènes apprennent, alors ce sont des boîtes noires beaucoup plus compliquées qu’on ne le pense aujourd’hui. Les savants supposent ou espèrent toujours que les choses seront simples, et puis ils découvrent qu’en fait elles sont loin de l’être.

LA FILLE : Papa, est-ce que ça, c’est un instinct ?
LE PÈRE : Quoi ça ?
LA FILLE : De supposer toujours que les choses sont simples.
LE PÈRE : Non, bien sûr. On avait appris aux savants à le supposer.
LA FILLE : Je croyais qu’on ne pouvait jamais apprendre à quelqu’un à aopir toujours tort.
LE PÈRE : Ecoutez, jeune fille, vous êtes irrespectueuse et, en plus, vous avez tort. D’abord, il n’est pas vrai que les savants ont toujours tort lorsqu’ils supposent que les choses sont simples. Ils ont souvent raison – ou en partie raison – et, plus souvent encore, ils croient avoir raison et se le disent entre eux. Et rien que ça, ça les rassure suffisamment. En plus, tu as tort de penser qu’on ne peut pas apprendre à quelqu’un à avoir toujours tort.
LA FILLE : Lorsque les gens parlent d’instinct, est-ce qu’ils essayent de simplifier les choses ?
LE PÈRE : Oui, certainement.
LA FILLE : Et ont-ils tort ?
LE PÈRE : J e n’en sais rien. Ça dépend de ce qu’ils veulent dire.

LA FILLE : Quand parlent-ils d’instinct ?
LE PÈRE : Ça, j’aime mieux. C’est une meilleure façon de poser la question. Ils en parlent, lorsqu’ils voient un être vivant faire quelque chose et qu’ils sont sûrs, premièrement, qu’il n’a pas appris à le faire et, deuxièmement, qu’il est trop stupide pour comprendre pourquoi il doit le faire.
LA FILLE : Et encore ?
LE PÈRE : Lorsqu’ils voient que tous les membres d’une espèce font la même chose dans les mêmes circonstances ; et aussi, quand ils voient l’animal répéter la même action lorsque les circonstances ont changé, si bien que l’action échoue.
LA FILLE : Ainsi, il y a quatre façons de savoir qu’il s’agit d’un instinct !
LE PÈRE : Non, plutôt quatre conditions sous lesquelles les savants parlent d’instinct.
LA FILLE : Et s’il en manque une ? Un instinct ressemble beaucoup à une habitude ou à une coutume…
LE PÈRE : Seulement, les habitudes, ça s’apprend.
LA FILLE : Oui, en effet.
LA FILLE : Est-ce qu’on apprend toujours deux fois une habitude ?
LE PÈRE : C’est-à-dire ?
LA FILLE : Je veux dire, par exemple, lorsque je cherche une série d’accords sur ma guitare, d’abord je les apprends ou je les trouve ; ensuite, quand je m’exerce, je prends l’habitude de les jouer de cette façon-là. Et, parfois, je prends même de mauvaises habitudes.
LE PÈRE : Autrement dit, tu apprends à avoir toujours tort ?
LA FILLE : Bon, bon, ça va. Et ce truc à deux reprises dont on parlait ? On ne pourrait pas dire, je suppose, qu’il y a deux parties de l’apprentissage, si jouer de la guitare était instinctif…
LE PÈRE : Oui, ou plutôt, s’il n’y avait pas les deux parties de l’apprentissage, les savants pourraient dire que jouer de la guitare est instinctif.
LA FILLE : Et s’il n’en manquait qu’une ?
LE PÈRE : Alors, logiquement, cette partie, la première, on pourrait l’expliquer par l’instinct.
LA FILLE : Est-ce que nïmporte laquelle des deux pourrait manquer ?
LE PÈRE : Je ne sais pas. Je crois que personne ne le sait.
LA FILLE : Papa, et les oiseaux, pour chanter, ils s’exercent ? !
LE PÈRE : Oui, on le dit de certains oiseaux.
LA FILLE : Lïnstinct leur donne, je suppose, la première partie du chant, mais ils doivent travailler la seconde.
LE PÈRE : Peut-être bien.

LA FILLE : Et l’exercice peut être instinctif ?
LE PÈRE : Je suppose que oui ; seulement je ne vois plus très bien ce que le mot « instinct » finit par vouloir dire, dans cette conversation.
LA FILLE : Mais c’est un principe explicatif, papa, exactement comme tu disais… Apres cela, il y a une chose que je ne comprends pas.
LE PÈRE : Quoi ?
LA FILLE : Y a-t-il un instinct global ou bien des tas d’instinets différents ?
LE PÈRE : Ça, c’est une bonne question et les savants en ont beaucoup parlé ; ils ont dressé d’abord des listes d’nstincts séparés, puis ils les ont de nouveau réunis en un tout.
LA FILLE : D’accord ; et quelle est la réponse ?
LE PÈRE : Elle n’est pas très claire, mais il y a une chose qui est certaine : il ne faut pas multiplier les principes explicatifs plus que nécessaire.
LA FILLE : Et ça veut dire quoi ?
LE PÈRE : C’est le principe même du monothéisme : notamment, que l’idée d’un seul grand Dieu est préférable à l’idée de deux petits.
LA FILLE : Parce que Dieu, lui aussi, est un principe explicatif ?
LE PÈRE : Oh oui, et un très grand même ! Il ne faut pas utiliser deux boîtes noires – ou deux instincts – là où une seule boîte noire pourrait faire l’affaire…
LA FILLE : Oui, mais elle doit être assez grande.
LE PÈRE : Non, je veux dire…
LA FILLE : Y a-t-il de grands et de petits instincts ?
LE PÈRE : Eh bien…, à en croire les savants, oui. Mais ils donnent d’autres noms aux petits instincts, il les appellent « réflexes », « mécanismes innés », « modèles rigides de comportement ».
LA FILLE : Je vois. C’est comme s’il y avait un grand Dieu pour expliquer l'univers et puis des tas de petits lutins ou gobelins pour expliquer les petites choses qui s’y passent.
LE PÈRE : À peu pres ça…
LA FILLE : Mais, comment mettent-ils les choses ensemble, pour constituer les grands instincts ?
LE PÈRE : Par exemple, ils ne disent pas que le chien a un instinct lorsqu’il se débat en tombant du haut d’une falaise et un autre qui lui fait fuir le feu.
LA FILLE : lls expliquent les deux faits par l’instinct de conservation ?
LE PÈRE : Oui, quelque chose comme ça.
LA FILLE : Mais, si tu mets tous ces actes ensemble, sous un seul instinct, à ce moment-là tu ne peux plus refuser l’idée que le chien a l’usage de la notion de « Soi ».
LE PÈRE : Peut-être bien.
LA FILLE : Et que fait-on, alors, de l’instinct du chant et de l’instinct de s’exercer au chant ?
LE PÈRE : Tout dépend de l’usage qu’on leur donne. On peut les classer, par exemple, sous l’instinct territorial ou sous l’instinct sexuel.
LA FILLE : Moi, je ne les mettrais pas ensemble.
LE PÈRE : Ah bon ? !
LA FILLE : Non, parce que alors, si l’oiseau s’exerçait à picorer des graines ou autre chose ? Tu devrais multiplier les instincts… comment déjà ?… plus que nécessaire.
LE PÈRE : Tu veux dire ?
LA FILLE : Je veux dire un instinct de chercher la nourriture, pour expliquer qu’on s’exerce à picoter des graines, et un instinct territorial, pour expliquer qu’on s’exerce à chanter ; pourquoi ne mettrait-on pas un seul instinct, celui de l’exercice, pour les deux ? Comme ça, on économiserait une boîte noire.
LE PÈRE : Alors, tu abandonnes l’idée de mettre ensemble sous le même chapeau des actions qui ont le même but.
LA FILLE : Oui, parce que si l’on s’exerce dans un but – je veux dire si l’oiseau a un but –, alors son acte est rationnel, et non plus instinctif. Ce n’est pas ce que tu disais ?
LE PÈRE : Tout à fait.


LA FILLE : Est-ce qu’on pourrait se passer de l’idée d’« instinct » ?
LE PÈRE : Et comment expliquerait-on les choses, alors ?
LA FILLE : En s’en tenant seulement aux petites choses. Par exemple, lorsque je claque des doigts, le chien saute ; lorsqu’il ne sent plus le sol sous ses pattes, il se débat, etc.
LE PÈRE : Tu veux dire, s’occuper seulement des lutins, et pas de Dieu.
LA FILLE : Oui, à peu près.
LE PÈRE : Eh bien, il y a des savants qui essayent de parler comme ça et ça devient même très à la mode. Ils disent que c’est plus objectif.
LA FILLE : Et ça l’est vraiment ?
LE PÈRE : Oui, certainement.

LA FILLE : Ça veut dire quoi, « objectif » ?
LE PÈRE : Ça veut dire regarder très attentivement les choses qu’on a choisi de regarder.
LA FILLE : Ça me semble sensé. Seulement comment font-ils, les gens objectifs, pour choisir les choses sur lesquelles ils veulent être objectifs ?
LE PÈRE : C’est simple, ils choisissent ce sur quoi il est facile d’être objectif.
LA FILLE : Tu veux dire facile pour eux ?
LE PÈRE : Oui.
LA FILLE : Mais comment savent-ils que c’est justement ça, les choses faciles ?
LE PÈRE : J e suppose qu’ils en essayent plusieurs et que finalement ils trouvent par l’expérience.
LA FILLE : Alors, c’est un choix subjectif ?
LE PÈRE : Oui. Toute l’expérience est subjective.
LA FILLE : En plus, ici, elle est humaine et subjective. Ils décident des éléments du comportement animal sur lesquels ils vont être objectifs, à partir d’une expérience subjective humaine. Or, tu disais que l’anthropomorphisme est une mauvaise chose ?
LE PÈRE : Bien sûr, mais ils essayent vraiment d’être inhumains.
LA FILLE : Et qu’est-ce qu’ils laissent de côté ?
LE PÈRE : C’est-a-dire ?
LA FILLE : C’est-à-dire : l’expérience subjective leur montre quelles sont les choses sur lesquelles il est facile d’être objectif. Alors ils les étudient. Mais quelles sont les choses que l’expérience leur fait trouver difficiles et qu’ils évitent ? Voilà ! quelles sont les choses qu’ils évitent ?
LE PÈRE : Tu parlais tout à l’heure de s’« exercer ». En voilà une, de chose, à propos de laquelle il est difficile d’être objectif. Et il y en a d’autres qui présentent le même genre de difficultés. Le jeu, par exemple, l’exploration… C’est très difficile de dire objectivement si un rat explore vraiment ou s’il joue vraiment. Alors les gens laissent de côté ces choses-là, ils ne les étudient pas. Et puis, il y a, bien sûr, l’amour ; et la haine.
LA FILLE : Je vois. Ce sont les choses pour lesquelles je voulais inventer des instincts séparés.
LE PÈRE : Oui, ce genre de choses. Et n’oublie pas l’humour aussi.

LA FILLE : Papa, est-ce que les animaux sont objectifs ?
LE PÈRE : Je n’en sais rien. Probablement pas. Je ne crois pas non plus qu’ils soient subjectifs. Je ne crois pas que le partage se fasse de cette manière.

LA FILLE : N’est-ce pas sur le côté le plus animal de leur nature que les gens ont le plus de difficultés à être objectifs ?
LE PÈRE : Oui, je pense ; en tout cas, c’est ce que Freud disait, et je crois qu’il avait raison. Pourquoi cette question ?
LA FILLE : Parce que, pauvres gens ! lls essayent d’étudier les animaux. Et, pour ça, ils se spécialisent dans les domaines qu’ils peuvent étudier objectivement. Seulement, ils ne peuvent être objectifs que sur les choses où ils sont eux-mêmes le plus loin des animaux. Ça doit être bien dur pour eux !
LE PÈRE : Pas forcément. lls peuvent être objectifs sur certaines choses qui relèvent de leur nature animale. Et, en plus, tu n’as pas démontré que la totalité du comportement animal faisait partie des choses sur lesquelles on ne peut pas être objectif.
LA FILLE : Quelles sont les vraies grandes différences entre les hommes et les animaux ?
LE PÈRE : L’intellect, le langage, les outils, des choses comme ça.
LA FILLE : Et c’est facile pour les humains d’être intellectuellement objectifs sur le langage et les outils ?
LE PÈRE : Tout à fait.
LA FILLE : Alors ça veut dire que, dans l’homme, il y a toute une série d’idées, ou de je ne sais quoi, qui sont toutes liées ensemble. Une sorte de seconde personne à l’intérieur de la première, et qui doit avoir une façon totalement différente de penser : une façon objective.
LE PÈRE : Oui, la voie royale vers la prise de conscience et l’objectivité passe par le langage et les outils.
LA FILLE : Et que se passe-t-il lorsque cette seconde personne considère toutes les parties sur lesquelles il est si difficile d’être objectif ? Est-ce qu’elle ne fait que les contempler, ou bien elle s’en mêle ?
LE PÈRE : Elle s’en mêle.
LA FILLE : Et qu’est-ce qui arrive ?
LE PÈRE : Là, c’est une question atroce.
LA FILLE : Vas-y, papa… Si nous voulons étudier les animaux, il faudra bien l’affronter.
LE PÈRE : Les poètes et les artistes connaissent mieux la réponse que les savants. Écoute ce que je vais te lire :

La pensée changea l’infini en serpent, livré à la merci
D’une flamme dévorante ; et l’homme prit la fuite à sa vue
Et se cacha dans les forêts de la nuit : et toutes ces forêts éternelles
Se divisèrent en terres, cercles de l’espace roulant. sans cesse,
comme les vagues de la mer,
Ecrasant tout, hormis ce mur de chair.
Alors prit forme le temple du serpent, image de l’infini,
Enfermé dans le cercle des révolutions finies : l’homme devint ange.
Et le ciel – cercle, tournant, miraculeux, Dieu – un tyran couronné[1].

LA FILLE : Je n’ai pas compris, mais ça a l’air terrible. Tu m’expliques ?
LE PÈRE : Bon, voici. Ce n’est pas un discours objectif, puisque le poète parle de l’effet de l’objectivité – ce qu’il appelle ici « pensée » – sur l’ensemble de la personne ou sur l’ensemble de la vie. La « pensée » devrait rester une partie du tout, mais en fait elle se dissémine et se mêle au reste.
LA FILLE : Continue.
LE PÈRE : Et elle découpe tout en pièces.
LA FILLE : Je ne comprends pas.
LE PÈRE : Elle commence par trancher entre les choses objectives et le reste. Ensuite, il est naturel qu’à l’intérieur de l’être façonné dans le moule de l’intellect, du langage et des outils, se développe l’idée du but. Car, les outils sont faits en vue de certains buts, et tout ce qui fait obstacle aux buts est une entrave. Alors, le monde de celui qui se veut objectif se partage en choses « utiles » et choses « embarrassantes ».
LA FILLE : Là, je vois.
LE PÈRE : Ensuite, celui-ci applique le même partage au monde de la personne, l’« utile » et l’« embarrassant » deviennent le Bien et le Mal. Le monde est, du coup, partagé entre Dieu et le Serpent. Et puis, ce qui s’ensuit, c’est une série sans fin de divisions, parce que Pintellect n’arrête jamais de classer et de diviser les choses.
LA FILLE : Multiplier les principes explicatifs plus que nécessaire ?
LE PÈRE : C’est ça.
LA FILLE : Alors, bien sûr, lorsque l’être objectif observe les animaux, il divise encore les choses ; ce qui fait que les animaux seront vus de la même façon que des êtres humains après que leur intellect ait envahi leur âme.
LE PÈRE : Tout à fait. C’est une sorte d’anthropomorphisme inhumain.
LA FILLE : Et c’est pour ça que les gens objectifs étudient les petits lutins plutôt que les grandes choses ?
LE PÈRE : Oui. C’est ce qu’on appelle la psychologie S-R, celle des stimuli et des réponses. Il est facile d’être objectif sur le sexe, mais pas sur l’amour.

LA FILLE : Nous avons dit qu’il y avait deux façons d’étudier les animaux : par le biais de l’instinct global ou par celui des stimuli et réponses ; et puis, aucune de ces deux façons ne semble être la bonne. Alors, où en est-on maintenant ?
LE PÈRE : Je n’en sais rien.
LA FILLE : Mais c’est toi qui disais que la voie royale vers l’objectivité et la prise de conscience, c’est le langage et les outils ! Et la voie vers l’autre partie de nous-même ?
LE PÈRE : Freud disait que ce sont les rêves.

LA FILLE : Et les rêves, c’est quoi ? Comment est-ce que ça se combine ?
LE PÈRE : Eh bien, les rêves, ce sont des morceaux de ce en quoi nous sommes faits. Des morceaux de notre partie non objective.
LA FILLE : Oui, mais comment est-ce qu’ils se combinent ?
LE PÈRE : Tu ne crois pas qu’on s"éloigne un peu du problème du comportement animal ?
LA FILLE : Je ne sais pas vraiment, je crois que non. C’est comme si, d’une façon ou d’une autre, nous restions anthropomorphistes quoi que nous fassions. Alors, tant qu’à faire, il vaut mieux ne pas fonder notre anthropomorphisme sur la partie de l’homme qui est la plus éloignée des animaux. Essayons l’autre partie elle aussi. Tu disais que les rêves sont la voie royale vers cette autre partie.
LE PÈRE : Pas moi, c’est Freud qui disait ça.
LA FILLE : D’accord. Mais comment les rêves se combinent-ils ?
LE PÈRE : Tu veux dire comment deux rêves sont liés l’un à l’autre ! ?
LA FILLE : Non, parce que, comme tu disais, ce ne sont que des morceaux.
Je veux savoir comment un rêve s’assemble en lui-même. Et encore, si le comportement animal peut s’assembler de la même façon ?

LE PÈRE : Je ne sais vraiment pas par où commencer.
LA FILLE : Bon, alors, par exemple : est-ce que les rêves procèdent par contraires ?
LE PÈRE : Ah ! Ça y est ! Le bon vieux folklore ! Non, les rêves ne prédisent pas l’avenir. Ils sont comme suspendus dans le temps. Ils n’ont pas de temps.
LA FILLE : Mais si quelqu’un a peur d’une chose qui devrait se passer le lendemain, il peut très bien en rêver la nuit.
LE PÈRE : Bien sûr. Tu peux aussi rêver d’une chose passée. Ou du passé et du présent à la fois. Mais le rêve ne porte aucune étiquette pour te dire, en quelque sorte, sur quoi ça porte. ll est : c’est tout.
LA FILLE : Un peu comme si le rêve n’avait pas de page de titre ?
LE PÈRE : Oui, comme pour un vieux manuscrit ou une lettre dont le commencement et la fin ont été perdus ; L’historien doit deviner sur quoi ça porte, qui l’a écrit et quand – et tout ça d’après ce qu’il y a dedans.
LA FILLE : Alors, il faut être objectif, là aussi ?
LE PÈRE : Certainement. Tout en sachant qu’il faut être prudent là-dessus ; à savoir prendre garde de ne pas imposer au matériel du rêve les concepts de cet être qu’on dit fait d’outils et de langage.
LA FILLE : Ça revient à quoi ?
LE PÈRE : Un exemple : si, en quelque sorte, les rêves n’ont pas de temps, s’ils sont suspendus dans le temps, dire qu’un rêve « prédit » l’avenir, ce serait aller dans le mauvais sens de l’objectivité ; de même, affirmer qu’il est un énoncé sur le passé. Ici, on ne fait pas de l’histoire.
LA FILLE : Alors quoi, de la propagande ?
LE PÈRE : Pardon ? !
LA FILLE : Oui, ce serait comme ces histoires à l’aide de quoi l’on fait de la propagande ; on dit que c’est de la vraie histoire, mais, en fait, ce ne sont que des légendes.
LE PÈRE : Ah bon, d’accord. Les rêves ressemblent par beaucoup de côtés aux mythes et aux légendes. Sauf qu'ils ne sont pas sciemment élaborés par un propagandiste, ni établis d’avance.
LA FILLE : Le rêve a-t-il toujours une morale ?
LE PÈRE : Toujours, je ne sais pas, souvent, oui. Mais la morale n’est pas énoncée dans le rêve C’est le psychanalyste qui essaye d’amener le patient à la trouver. En fait, la morale c’est l’ensemble du rêve.
LA FILLE : C’est-à-dire ?
LE PÈRE : Je ne sais pas très bien.

LA FILLE : Est-ce que les rêves procèdent par contraires ? La morale ce serait le contraire de ce que le rêve semble vouloir dire ?
LE PÈRE : Oui, souvent. Les rêves prennent souvent une tournure ironique ou sarcastique. Une sorte de reductio ad absurdum.
LA FILLE : Exemple ?
LE PÈRE : J’avais un ami qui était pilote de chasse pendant la guerre. Après, il fit des études de psychologie et, un jour, il dut se présenter à l’oral du doctorat. Il était absolument paniqué. Mais la veille de l’examen, il eut un cauchemar : il pilotait un avion qui venait d’être abattu. Le lendemain, il put se présenter à l’examen sans aucune crainte.
LA FILLE : Et pourquoi ?
LE PÈRE : Tout simplement parce que c’était absurde pour un pilote de chasse d’avoir peur d’une bande d’universitaires, qui ne pouvaient pas l’abattre vraiment.
LA FILLE : Mais comment le savait-il ? Le rêve aurait très bien pu signifier que les examinateurs allaient justement l’abattre. Comment pouvait-il savoir que C’était un rêve ironique ?
LE PÈRE : Il ne le savait pas vraiment. Le rêve ne porte pas d’étiquette pour dire qu’il est ironique. D’ailleurs, lorsque dans une conversation à l’état de veille les gens deviennent ironiques, ils ne vous préviennent jamais.
LA FILLE : C’est vrai. Et j’ai toujours trouvé ça plutôt cruel.
LE PÈRE : Ça l’est souvent.

LA FILLE : Papa, est-ce que les animaux, parfois, sont ironiques ou sarcastiques ?
LE PÈRE : Je ne crois pas, mais je ne suis pas sûr non plus que ce sont là des mots que nous puissions employer en l’occurrence. « Ironie » et « sarcasme » sont des termes pour analyser le matériel de messages transmis par le langage. Or les animaux n’ont pas de langage. Ça aussi, ce serait aller dans le mauvais sens de l’objectivité.
LA FILLE : D’accord. Mais est-ce qu’au moins les animaux procèdent, eux aussi, par contraires ?
LE PÈRE : Oui…, en fait, oui. Mais je ne suis pas sûr que ce soit la même chose…
LA FILLE : Continue. Ça se passe comment et quand ?
LE PÈRE : Tu sais comment, par exemple, les chiots à la vue d’un grand chien, se couchent sur le dos et lui offrent leur ventre. Comme s’ils l’invitaient à les attaquer. En fait, ça a l’effet contraire : ça empêche justement le grand chien d’attaquer.
LA FILLE : Je vois : une sorte d’utilisation des contraires. Mais est-ce qu’ils 1e savent ?
LE PÈRE : Tu demandes si le grand chien sait que le petit signifie le contraire de ce qu’il montre et si le petit sait que c’est justement ça le moyen d’arrêter le grand…
LA FILLE : Oui.
LE PÈRE : Je ne sais pas. A vrai dire, je pense que le petit chien en sait plus long que le grand là-dessus. En tout cas, le chiot ne donne aucun signe qui montre qu’il le sait. Et, de toute évidence, il ne pourrait pas le faire.
LA FILLE : Alors, c’est comme pour les rêves. ll n’y a aucune étiquette qui permette de dire que le rêve procède par contraires.
LE PÈRE : Exact.
LA FILLE : Je crois que, cette fois, on est enfin arrivés quelque part. Les rêves procèdent par contraires, les animaux aussi, et ni les uns ni les autres ne portent d’étiquette pour dire qu’ils procèdent ainsi.

LA FILLE : Pourquoi est-ce que les animaux se battent ?
LE PÈRE : Oh ! alors là, pour des tas de raisons : le territoire, le sexe, la nourriture…
LA FILLE : Papa, tu parles comme la théorie des instincts ; je croyais qu’on était d’accord pour ne plus parler comme ça.
LE PÈRE : Moi, je veux bien ; mais alors quel genre de réponse veux-tu que je donne à une question comme : pourquoi les animaux se battent-ils ?
LA FILLE : Eh bien, est-ce que là aussi, çà marche par contraires ?
LE PÈRE : Oui. Beaucoup de combats finissent par une sorte de pacification. Et il est certain que les combats ludiques sont, en partie, une façon d’affirtner l’amitié, de la découvrir ou de la redécouvrir.
LA FILLE : C’est bien ce que je pensais…

LA FILLE : Mais pourquoi n’y a-t-il pas d’étiquette ? Est-ce pour les mêmes raisons dans les deux cas, celui des animaux et celui des rêves ?
LE PÈRE : Je n’en sais rien ; ce qui est sûr, c’est que les rêves ne procèdent pas toujours par contraires.
LA FILLE : Bien sûr que non, les animaux non plus.
LE PÈRE : On est d’accord.
LA FILLE : Alors, revenons à notre rêve. Ses effets sur ton copain ont été les mêmes que si quelqu’un lui avait dit : « toi dans un avion de combat » ce n’est pas la même chose que « toi, à un oral d’ examen ».
LE PÈRE : Oui, mais le rêve ne l’exprime pas. Il montre seulement « toi dans un avion de combat » et il omet la négation « ne pas… », de même qu’il ne parle pas de comparer le rêve à autre chose, ni n’indiquer à quelle chose il faudrait le comparer.
LA FILLE : Alors, commençons par la négation. Y a-t-il des « ne… pas » dans le comportement animal ?
LE PÈRE : Non, comment pourrait-il y en avoir ?
LA FILLE : Je veux dire : est-ce qu’un animal peut signifier par ses actions « je ne te mordrai pas » ?
LE PÈRE : Pour commencer. une communication par l’action ne peut pas avoir de temps ; les aspects temporels sont propres au langage.
LA FILLE : Tu disais que les rêves aussi n’ont pas de temps, n’est-ce pas ?
LE PÈRE : C’est ce que j’ai dit.
LA FILLE : Bon. Et la négation, alors ? Est-ce qu’un animal peut faire comprendre : « je ne suis pas en train de te mordre » ?
LE PÈRE : Il y a encore du temps là-dedans, mais enfin, passons. Si un animal n’est pas en train d’en mordre un autre, il ne le mord pas, un point c’est tout.
LA FILLE : Mais il peut y avoir tout un tas d’autres choses qu’il n’est pas en train de faire : dormir, manger, courir, etc. Comment peut-il laisser entendre : « ce que je ne suis pas en train de faire, c’est de mordre » ?
LE PÈRE : Il ne le peut que si « mordre » a déjà été évoqué d’une manière ou d’une autre.
LA FILLE : Alors, pour dire : « je ne suis pas en train de te mordre », il faudrait d’abord qu’il montre ses crocs et qu’ensuite il ne morde pas ?
LE PÈRE : Oui, quelque chose dans ce sens-là.
LA FILLE : Et, s’il y avait deux animaux, il faudrait qu’ils montrent, tous les deux, leurs crocs ?
LE PÈRE : Oui.
LA FILLE : Mais, il me semble qu’ils pourraient ne pas se comprendre et commencer à se battre.
LE PÈRE : Eh oui…, lorsqu’on procède par contraires et on ne dit pas – ou on ne peut pas dire – ce qu’on fait vraiment, surtout lorsqu’on ne sait pas ce qu’on fait, il y a toujours ce risque-là.
LA FILLE : Quand même, les animaux doivent bien savoir qu’ils montrent leurs crocs pour dire « je ne te mordrai pas ».
LE PÈRE : Je n’en suis pas si sûr. Et, en tout cas, aucun des deux ne le sait de l’autre. Pour ce qui est de celui qui rêve, il ne sait pas, au début, comment son rêve va se terminer.
LA FILLE : Alors, c’est une sorte d’expérience…
LE PÈRE : Oui.
LA FILLE : Et ils pourraient donc se battre rien que pour savoir si c’est ça qu’ils devaient faire.
LE PÈRE : Si tu veux, mais moi, je n’en ferais pas une affaire d’intention ; je dirais plutôt que c’est le combat qui leur révèle, après coup, quel genre de relations ils ont. Ce n’était pas prémédité.
LA FILLE : Alors, la négation n’est pas vraiment présente lorsque les animaux montrent leurs crocs ?
LE PÈRE : J’imagine que non. Ou alors, rarement : de vieux amis peuvent, par exemple, se livrer à un combat ludique, tout en sachant, des le début, ce qu’ils font.
LA FILLE : Mettons que la négation est absente dans le comportement animal, parce qu’elle fait partie du langage verbal et qu’il ne peut y avoir d’action qui la signale. Et parce qu’il n’y en a pas, le seul moyen de se rendre compte qu’il s’agit d’une négation, c’est d’aller jusqu’au bout de la reductio ad absurdum ; aller jusqu’au bout du combat, pour prouver que ce n’en est pas un, et jusqu’au bout de la soumission, pour vérifier que l’autre ne te dévorera pas.
LE PÈRE : Oui.
LA FILLE : Est-ce que les animaux doivent penser tout ça par eux-mêmes ?
LE PÈRE : Non, puisque c’est nécessairement vrai. Et ce qui est nécessairement vrai gouverne nos actes en dehors du fait qu’on sait ou pas que c’est nécessairement vrai. Si tu mets deux pommes à côté de trois pommes, tu auras cinq pommes, même si tu ne sais pas compter. C’est une autre façon d’« expliquer » les choses.
LA FILLE : Et maintenant : pourquoi, dans le rêve, la négation est-elle laissée de côté ?
LE PÈRE : Pour une raison à peu près semblable. Les rêves sont surtout faits d’images et de sentiments, et lorsqu’on communique par images et sentiments on doit se plier au fait qu’il n’y a pas d’images pour la négation.
LA FILLE : Mais on peut rêver, par exemple, d’un panneau « Stop », qui serait barré et qui voudrait dire « ne pas s’arrêter ».
LE PÈRE : Oui, mais là, on est à mi-chemin du langage. Et ce qui barre le panneau, ce n’est pas l’expression « ne… pas », mais l’expression « ne fais pas ». Et « ne fais pas » peut être transmis par le langage de l’action : quand, par exemple, l’autre fait un mouvement pour évoquer quelque chose que tu veux interdire. Tu peux même rêver de mots, et l’expression « ne… pas » peut faire partie de ton rêve. Mais je doute fort que tu puisses rêver d’une négation qui porte sur le rêve même. Je veux dire d’une négation qui signifierait, par exemple : « Ce rêve ne doit pas être pris à la lettre. » Sauf en cas de sommeil très léger où l’on sait déjà que l’on rêve.

LA FILLE : C’est bien joli, mais tu n’as toujours pas répondu à ma question sur la façon dont les rêves s’assemblent.
LE PÈRE : Je crois pourtant que si. Je vais essayer de reprendre tout ça. Un rêve, c’est une métaphore, ou un enchevêtrement de métaphores. Une métaphore, sais-tu ce que c’est ?
LA FILLE : Oui. Si je dis que tu es comme un cochon, c’est une comparaison ; et si je dis que tu es un cochon, c’est une métaphore.
LE PÈRE : C’est à peu près ça. Lorsqu’une métaphore est étiquetée comme métaphore, elle devient une comparaison.
LA FILLE : Et c’est cet étiquetage qui est omis dans le rêve.
LE PÈRE : Exactement. Une métaphore compare des choses sans énoncer la comparaison. Elle prend ce qui est vrai dans un groupe de choses et l’applique à un autre groupe. Lorsqu’on dit qu’une nation « pourrit », on utilise une métaphore, en suggérant que certains changements survenant dans cette nation ressemblent à ceux provoqués par des bactéries dans un fruit. Mais on ne mentionne ni le fruit ni la bactérie. LA EILLE : Et le rêve, c’est comme ça ?
LE PÈRE : Non, plutôt le contraire. Le rêve montrerait le fruit et peut-être les bactéries, mais, en tout cas, pas la notion. ll travaille sur la relation, mais n’identifie pas les choses reliées.
LA FILLE : Papa… Tu veux bien faire un rêve pour moi ?
LE PÈRE : Avec cette recette, tu veux dire ? Non. En revanche, ce qu’on peut faire, c’est prendre les vers que je t’ai lus tout à l’heure et en faire un rêve. D’ailleurs, de la façon dont ils sont présentés, on dirait presque le matériel d’un rêve. Pour une bonne partie, il suffit de remplacer les mots par des images. Même les mots, pris tels quels, sont suffisamment vifs ; mais, ce qu’il y a, c’est que toute la chaîne de métaphores et dïmages est ici fixée, ce qui ne se produirait pas dans un rêve.
LA FILLE : Qu’est-ce que tu veux dire par « fixée » ?
LE PÈRE : Je veux dire, fixée par le premier mot : « pensée ». Ce mot est utilisé dans son sens littéral et il nous dit d’emblée sur quoi porte tout ce qui s’ensuit.
LA FILLE : Et dans un rêve ?
LE PÈRE : Ce mot aurait eu, comme le reste du rêve, un sens métaphorique. Et le poème aurait été beaucoup plus difficile à déchiffrer.
LA FILLE : Je comprends. Change-le alors !
LE PÈRE : Si on disait, par exemple, « Barbara changea l’infini », etc.
LA FILLE : Mais pourquoi ? C’est qui Barbara ?
LE PÈRE : Elle est barbare, elle est femme, et c’est le nom mnémonique d’un mode du syllogisme. Alors je trouve qu’elle conviendrait bien comme symbole monstrueux de « la pensée ». Oui, je la vois très bien maniant un compas et se pinçant le cerveau pour voir comment changer son propre monde.
LA FILLE : Assez !
LE PÈRE : Soit, mais tu vois maintenant ce que ça veut dire que, dans les rêves, les métaphores ne sont pas fixées.

LA FILLE : Les animaux, eux, ils fixent leurs métaphores ?
LE PÈRE : Non, ils n’en ont pas besoin. Tu vois, lorsqu’un oiseau adulte, pour faire la cour à un adulte du sexe opposé, imite un oisillon, il emprunte une métaphore aux relations parents-enfants. Mais sans avoir besoin de fixer les relations dont il parle. Ce qu’il pose c’est, de toute évidence, sa relation avec l’autre oiseau. Et ils sont là, présents, tous deux.
LA FILLE : Mais est-ce qu’ils n’utilisent ou ne traduisent jamais en gestes des métaphores portant sur autre chose que leurs relations ?
LE PÈRE : Je ne crois pas. En tout cas, ni les mammifères ni les oiseaux. Les abeilles, peut-être. Et, bien sûr, les humains.

LA FILLE : ll y a une chose que je ne comprends pas.
LE PÈRE : Laquelle ?
LA FILLE : Nous avons trouvé des tas de choses communes au rêve et au comportement animal : tous deux procèdent par contraires, n’ont pas de temps, n’ont pas de négation, tous deux utilisent les métaphores sans les fixer. Mais, tu vois… par exemple, lorsque les animaux font tout ça, il y a du sens… Je veux dire, procéder par contraires et ne pas devoir fixer leurs métaphores. Ce que je ne vois pas, c’est pourquoi, dans les rêves, ça doit se passer de la même façon.
LE PÈRE : Je n’en sais rien non plus.
LA FILLE : ll y a encore autre chose.
LE PÈRE : Quoi ?
LA FILLE : Tu disais que les gènes et les chromosomes portent des messages sur le développement. Est-ce qu’ils parlent de la même façon que les rêves et les animaux ? Avec des métaphores et sans négation ? Ou, alors, parlent-ils comme nous ?
LE PÈRE : Je ne sais pas. Mais je suis sûr que leur système de messages ne contient aucune conversion simple de la Théorie des instincts.

[*] Ce métalogue est reproduit avec l’autorisation de Mouton & Co. Il a paru dans Approaches to Animal Communication, éd. Thomas Sebeok, 1969.


[1] Blake, W.. 1794, Europe a Prophecy, imprimé et publié par l’auteur (les italiques sont de moi. G. B.).


Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit.
Traduit de l'anglais par Perial Drisso, Laurencine Lot et Eugène Simion (t. I & II) ;
avec le concours de Christian Cler (t. II)
© Éditions du Seuil, Paris, 1977 (t. I), 1980 (t. II) pour la traduction française,
Tome I : ISBN 978-2-02-025767-1 (ISBN 2-02-0O4700-4, 1ère publication ; ISBN 2-02-012301-0, 2e publication)
Tome II : ISBN 978-2-02-053233-4 (ISBN 2-02-013212-5, lø publication)


Titre original: Steps to an Ecology of Mind
édition originale: ISBN 345-23423-5-195,
© Chandler Publishing Company, New York, 1972