PRÉC. SOMM SUIV.
Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
II - Forme et modèle en anthropologie

- II.6 - Épilogue 1958 [*] -

On a souvent raconté, à propos du philosophe Whitehead, une anecdote qui aujourd’hui est probablement bien connue: son ancien élève et célèbre collaborateur, Bertrand Russell, en visite à Harvard, donna dans le grand amphithéâtre une conférence sur la théorie des quanta, thème difficile en général et, surtout à l’époque, champ théorique relativement nouveau. Russell fit des efforts pour rendre cette matière intelligible à son audience distinguée qui, en grande partie, n’était pas très versée dans la physique mathématique. Quand il s’assit, Whitehead, qui présidait l’assemblée, se leva pour le remercier; il félicita Russell pour son brillant exposé et surtout «pour avoir laissé… non obscurcie… l’immense obscurité du thème».

En effet, toute science est une tentative de couvrir avec des dispositifs explicatifs — et par là même d’obscurcir — l’immense obscurité de son objet. C’est un jeu dans lequel l’homme de science utilise ses principes explicatifs, suivant certaines règles, pour voir si ceux-ci peuvent être étendus jusqu’à ce qu’ils couvrent entièrement cette obscurité. Il faut dire aussi que les règles de l’extension sont rigoureuses et que le but de l’opération est réellement de découvrir les parties d’obscurité qui restent non couvertes après l’effectuation de l’explication.

Mais ce jeu a aussi une autre fin, plus profonde et plus philosophique, celle d’appren­dre quelque chose sur la nature même de l’explication, de rendre claire au moins une partie de cette opération tellement obscure: le processus de connaissance. Pendant les vingt années qui se sont écoulées depuis que j’ai écrit ce livre, l’épistémologie — la science ou la philoso­phie ayant comme objet les phénomènes qu’on appelle connaissance et explication — a évo­lué subrepticement vers un changement total. Préparer ce livre pour sa réimpression en 1957 fut donc pour moi l’occasion d’un voyage riche en découvertes, voyage en arrière vers une époque où toutes ces nouvelles voies de la pensée n’étaient que vaguement pressenties.

La Cérémonie du Naven n’est en fait qu’une étude de la nature de l’explication. Bien sûr, le livre contient des détails sur la vie et la culture iatmul, mais il n’est pas en premier lieu une étude ethnographique, une exposition des données en vue d’une éventuelle synthèse ulté­rieure, à effectuer par d’autres hommes de science. Il s’agit là même plutôt d’une tentative de synthèse, d’une étude des manières dont les données peuvent être structurées dans un ensemble, et c’est bien une telle structuration des données que je désigne par «explication».

Le livre, parfois lourd et maladroit, est par endroits illisible. Ceci pour une raison précise: quand je l’ai écrit, j’ai essayé non seulement d’élaborer des explications en ajustant les données dans un tout, mais également d’utiliser ce processus explicatif comme exemple, comme cadre à l’intérieur duquel les principes puissent être observés et étudiés.

Le texte est ainsi un entrelacement de trois niveaux d’abstraction: au niveau le plus concret on trouve les données ethnographiques; à un niveau plus abstrait se situe la tentative d’arranger ces données pour en obtenir différentes images de la culture, et à un autre, encore plus abstrait, la discussion réflexive des procédés par lesquels le puzzle de ce jeu de patience se constitue comme ensemble. Le point culminant et final du livre est la découverte, décrite dans l’«Épilogue 1936» (découverte faite quelques jours seulement avant que le livre ne soit sous presse) de ce qui est aujourd’hui un truisme: le fait qu’«ethos», «eidos», «sociologie», «économie», «structure culturelle», «structure sociale» et tous les autres mots similaires se réfèrent uniquement à la façon dont les hommes de science mettent ensemble les éléments du puzzle.

Toutefois, ces concepts théoriques relèvent également d’un ordre objectif de réalité: ils sont réellement des descriptions de processus de connaissance adoptées par les hommes de science; mais supposer que des mots comme «ethos» ou «structure sociale» possèdent une autre réalité, c’est commettre l’erreur que Whitehead appelle «le concret mal placé». Ce piège, cette illusion — comme tant d’autres — disparaissent lorsque la structuration logique est achevée. Si «ethos», «structure sociale», «économie», etc., sont des mots appartenant au langage qui décrit la manière dont les hommes de science disposent les données, alors ces mêmes mots ne peuvent nullement être utilisés pour «expliquer» les phénomènes; autrement dit, ils ne peuvent pas être des catégories «éthologiques» ou «économiques». Les individus sont certainement influencés par les théories ou par les paralogismes économiques — aussi bien que par la faim — mais en aucune façon par le mot «économie»: «économie» est une classe d’explications et non pas une explication.

Une fois que ce type d’erreur est cerné, la voie s’ouvre pour le développement d’une science entièrement nouvelle — qui est en fait devenue fondamentale pour la pensée moderne; cette science n’a pas encore trouvé une désignation satisfaisante. Une partie en est incluse dans ce qu’on appelle généralement la théorie de la communication, une autre dans la cybernétique et une autre encore dans la logique mathématique. Cependant l’ensemble n’a pas encore trouvé un nom et, pour le moment, il est assez mal déterminé. Il s’agit peut-être d’un nouvel équilibre entre Nominalisme et Réalisme, d’une reformulation de cadres et problèmes conceptuels, replaçant les prémisses et les problèmes posés par Platon et Aristote.

En ce sens, un des buts du présent essai est de relier mon livre à ces nouvelles voies de pensées qui n’y ont été que vaguement préfigurées. Un deuxième but, plus spécifique celui-ci, est de le rapporter aux tendances modernes de la psychiatrie; à l’époque où le climat épistémologique était bouleversé et changeait partout dans le monde, ma propre pensée a subi des changements, précipités surtout par le contact avec les problèmes psychiatriques. Ayant la tâche d’enseigner l’anthropologie culturelle à des internes en psychiatrie, j’ai dû affronter des problèmes soulevés par la comparaison entre la variété des cultures et ce qui est indistinctement défini comme «entités cliniques», à savoir les troubles mentaux engendrés par des expériences traumatiques.

Ce but plus restreint — relier le livre à une problématique psychiatrique — est plus facile à atteindre que la tentative plus générale, celle de trouver une place qui lui soit propre sur la scène épistémologique. C’est pourquoi j’aborderai en premier lieu les problèmes de la psychiatrie, tout en rappelant au lecteur que, après tout, ceux-ci ne seront mis en évidence qu’avec les difficultés épistémologiques qu’ils impliquent.

A l’époque où je l’ai écrit, La Cérémonie du Naven n’a tiré aucun bénéfice de la découverte freudienne. Certains de ceux qui en ont rendu compte ont regretté ce fait; pour ma part, je crois que ceci fut plutôt en sa faveur: car mon «goût» et mon jugement psychiatriques étaient à cette époque plutôt défectueux et, probablement, un contact plus large et plus suivi avec les idées freudiennes m’aurait amené à la fois à une méprise et à une application erro­née de celles-ci: j’eusse été tiré vers une orgie interprétative de symboles, ce qui eût eu com­me effet une occultation des problèmes plus importants soulevés par les processus se dérou­lant entre individus et groupes différents. Dans cet état de choses, je n’ai pas remarqué par exemple que la mâchoire du crocodile, qui sert de porte d’accès dans l’enceinte d’initiation, est appelée en iatmul tshuwi iamba — littéralement, la «porte du clitoris». Ce fragment de donnée (détail) eût en effet confirmé ce qui de toute manière est déjà impliqué dans le fait que les mâles initiateurs sont identifiés aux «mères» des novices; cependant la tentation d’analyser ce symbolisme eût fait obstacle à l’analyse des relations.

Mais la fascination qu’exerce l’analyse des symboles n’est pas le seul traquenard tendu par la Théorie psychiatrique; peut-être la distraction qu’amène la typologie psychologique en est un encore plus redoutable. Une des plus grandes erreurs de l’anthropologie fut la tenta­tive naïve d’utiliser des idées et des étiquettes psychiatriques afin d’expliquer les différences culturelles; en ce sens, la partie la plus faible de mon livre est le chapitre où j’essaie de décrire le contraste éthologique dans les termes de la typologie kretschmerienne.

Les approches les plus modernes de la typologie — comme, par exemple, le travail de Sheldon sur les somatotypes — sont, sans aucun doute, beaucoup plus perfectionnées que le grossier système duel de Kretschmer. Mais ce n’est pas sur ce point que je m’arrêterai ici; car, si la typologie de Sheldon avait été déjà élaborée en 1935, je l’eusse de toute évidence préférée à celle de Kretschmer, mais j’eusse eu tort encore une fois. Telles que je les vois aujourd’hui, ces typologies en anthropologie culturelle ou en psychiatrie sont au meilleur des cas des sophismes euristiques, des culs de sac[**], dont la seule utilité est de démontrer la néces­sité d’un nouveau départ. Heureusement, j’ai limité mes flirts avec la typologie psychiatrique à un seul chapitre, autrement je n’aurais pas permis une réédition aujourd’hui de ce livre.

Il faut dire que le statut même de la typologie (encore non défini) est crucial. Les psychiatres soupirent après une classification des maladies mentales, les biologistes convoitent les genres et les espèces; les physiologistes rêvent d’une classification des individus humains qui puisse montrer la coïncidence entre classes définies par des critères de comportement et classes définies par l’anatomie. Et, après tout, je dois l’avouer, moi-même je rêve d’une classification, d’une typologie des processus d’interaction tels qu’ils apparaissent entre personnes ou entre groupes.

C’est là une région où les problèmes d’épistémologie deviennent cruciaux pour l’ensemble du champ biologique, incluant à la fois la culture iatmul et les diagnostics psychiatriques. On peut dire qu’il existe un domaine où l’incertitude est aussi importante, la théorie de l’évolution à tous ces niveaux: les espèces ont-elles une existence réelle ou sont-elles seulement un instrument de description? Comment doit- on s’y prendre pour résoudre l’ancienne controverse entre continuité et discontinuité? Ou bien, comment peut-on concilier le contraste qui revient sans cesse dans les phénomènes naturels, entre la continuité du changement et la discontinuité des classes qui en résultent?

Aujourd’hui, il me semble qu’on trouve une réponse partielle à toutes ces questions dans les processus de schismogenèse que j’ai analysés dans ce livre; toutefois, cette réponse partielle n’aurait pas pu en être extraite à l’époque où je l’écrivais. Ce sont là des étapes ultérieures qui, pour être clairement contournées, devaient attendre l’accomplissement d’autres cheminements tels que l’expansion de la Théorie de l’apprentissage, le développement de la cybernétique, l’application de la Théorie des types logiques de Russell à la communication, ainsi que l’analyse formelle qu’à donnée Ashby de ces ordres d’événements qui doivent conduire à des changements des paramètres à l’intérieur des systèmes antérieurement stables.

Par conséquent, une discussion de la relation éventuelle entre la schismogenèse et ces développements théoriques plus modernes est une première étape vers une nouvelle synthèse. Je supposerai au cours de cette discussion qu’il existe des analogies formelles entre les problèmes du changement dans tous les domaines des sciences du vivant.

Le processus de schismogenèse, tel qu’il est décrit dans ce livre, est un exemple de changement progressif ou directionnel. D’autre part, dans toute évolution, le premier problème est celui de la direction. La conception stochastique classique de la mutation part de l’idée que les changements se font au gré du hasard et que la direction est imposée au changement évolutif par quelques phénomènes relevant de la sélection naturelle. Il y a lieu de douter qu’une telle description soit suffisante pour expliquer les phénomènes d’orthoge­nèse — le long processus de changement directionnel continu dont font montre les emprein­tes fossiles des ammonites, des oursins, hippocampes, titanothères, etc. Une explication alternative ou supplémentaire est probablement nécessaire: en ce sens, l’une des plus évi­dentes serait le changement de climat ou toute autre modification progressive de l’environ­nement; une telle hypothèse est particulièrement appropriée pour certaines séquences d’orthogenèse. Plus intéressante encore est l’hypothèse selon quoi le changement progressif dans l’environnement peut se produire précisément dans l’environnement biologique de l’espèce en question, ce qui soulève le problème d’un nouvel ordre: il est difficile de supposer que des organismes marins comme les ammonites ou les oursins puissent avoir une quelconque influence (effet) sur la marche du temps, par exemple. Cependant, un changement intervenu dans les ammonites peut affecter leur environnement biologique. Après tout, les éléments les plus importants dans l’environnement d’un organisme individuel sont; a) d’autres individus de la même espèce; b) des plantes et des animaux d’autres espèces avec qui l’individu donné se trouve dans une intense relation interactive. La valeur de survivance de telle ou telle caractéristique est partiellement dépendante de la mesure dans laquelle cette caractéristique est partagée par les autres membres de l’espèce; et, vis-à-vis des autres espè­ces, il doit exister une relation — par exemple, entre le prédateur et la proie — qui est compa­rable avec ces systèmes évolutifs d’interaction du type attaque-défense, si douloureusement familiers dans la course aux armements qui se déroule à l’échelle internationale.

Ce sont là des systèmes qui deviennent rigoureusement com- parables avec les phéno­mènes de schismogenèse traités dans ce livre. Toutefois, dans la théorie de la schismogenèse (ainsi que dans la course aux armements), un facteur supplémentaire est supposé pour ren­dre compte de la direction du changement. La direction vers une rivalité plus intense, dans le cas de la schismogenèse symétrique, ou vers une différenciation crois- sante des rôles, dans la schismogenèse complémentaire, est supposée dépendre des phénomènes d’apprentissage. Cet aspect du problème n’est pas discuté ici, mais l’ensemble de la théorie repose sur certaines idées relatives à la formation du caractère — idées qui sont également latentes dans la plupart des théories psychiatriques. Ce sont ces idées que je résumerai plus loin.

Le niveau d’apprentissage auquel je fais référence ici est celui que Harlow a appelé «apprentissage d’ensemble» (set-learning) et que moi-même j’ai nommé «apprentissage secondaire». Je suppose que dans tout processus d’apprentissage — par exemple, de type pavlovien ou de récompense instrumentale — ce qui se produit ce n’est pas uniquement l’apprentissage à quoi s’intéresse d’habitude l’expérimentateur, à savoir une fréquence accrue de la réponse conditionnée dans le contexte de l’expérience, mais également un niveau d’apprentissage supérieur, plus abstrait, par lequel le sujet augmente son habileté de «traiter» des contextes d’un type donné. Le sujet commence à agir de plus en plus comme si des contextes de ce type étaient à attendre dans son univers. Par exemple, l’apprentissage secondaire d’un animal soumis à une séquence d’expériences pavloviennes se présentera probablement comme un processus de formation du caractère, à la suite duquel l’animal est amené à vivre comme s’il se trouvait dans un univers où peuvent être détectés des signes prémonitoires des renforcements à venir, mais où, cependant, rien ne peut être fait pour précipiter ou prévenir l’apparition de ces renforcements. En un mot, l’animal acquerra une sorte de «fatalisme». En revanche, nous pouvons nous attendre à ce que le sujet des expé­riences répétées du type récompense instrumentale apprenne (au niveau de l’apprentissage secondaire) une structure de caractère qui lui permettra de vivre comme s’il était dans un univers où il pourrait contrôler l’apparition des renforcements.

Il faut dire que toutes les théories psychiatriques qui invoquent l’expérience passée de l’individu comme système explicatif dépendent nécessairement d’une telle théorie de l’apprentissage d’un ordre supérieur, à savoir «apprendre à apprendre». Lorsqu’une patiente dit au thérapeute que dans son enfance elle a appris à taper à la machine, ceci ne présente aucun intérêt particulier pour ce dernier, à moins qu’il ne soit pas uniquement thérapeute, mais aussi conseiller professionnel. Mais, au moment où celle-ci commence à lui parler du contexte dans lequel elle a acquis cette compétence, de la façon dont sa tante la lui a ensei­gnée, l’a récompensée ou l’a punie ou lui a refusé récompense et punition, à ce moment-là le psychiatre commence à s’y intéresser; puisque ce que le patient a appris des caractéristiques formelles (ou modèles) des contextes d’apprentissage est la clé de ses habitudes présentes, de son «caractère», de sa façon d’interpréter et de participer à l’interaction avec les autres.

Ce même type de théorie qui sous-tend la plus grande partie de la psychiatrie est également fondamental pour l’idée de schismogenèse. Il est supposé qu’un individu, se trouvant dans une relation symétrique avec un autre, aura tendance, peut-être inconsciemment, à constituer l’habitude d’agir comme s’il s’attendait à la symétrie dans les rencontres à venir avec ce partenaire et, probablement, de manière plus générale, dans les rencontres à venir avec tous les autres individus.

Ainsi, le fondement est posé pour un changement progressif. A mesure qu’un individu apprend ces modèles de comportement symétrique, il commence non seulement à s’attendre à ce type de comportement de la part des autres mais, de surcroît, agit d’une façon telle que les autres fassent l’expérience des contextes dans lesquels, à leur tour, ils apprennent le comportement symétrique. Nous avons affaire ici à un cas où les changements dans l’individu affectent l’environnement des autres, en sorte qu’un changement similaire soit induit en ceux-ci. Cela aura à son tour un effet rétroactif sur le premier individu, en renforçant sa tendance de changer dans la même direction.

Mais cette description de la schismogenèse ne peut pas être applicable à la société iatmul, telle que je l’ai observée. De toute évidence, ce qui est donné ici ce n’est qu’une description unilatérale des processus qui, si la situation le permet, conduiraient soit vers une rivalité excessive entre les couples ou groupes d’individus, soit vers une différenciation excessive entre des couples complémentaires. Arrivée à un certain point, si ceux-ci étaient les seuls processus en cours, la société exploserait. J’étais conscient de cette difficulté au moment où j’ai rédigé mon livre, et je fis un effort pour rendre compte d’un éventuel équilibre dyna­mique du système, en insistant sur le fait que les processus symétriques et complémentaires sont, dans un certain sens, des processus opposés, de sorte qu’une culture contenant ces deux types de processus pourrait établir un équilibre en les opposant l’un à l’autre. Cependant, ceci était dans le meilleur des cas une explication insatisfaisante, puisqu’elle suppose que par coïncidence deux variables ont des valeurs égales et opposées (contraires); mais il est d’autre part évidemment inconcevable que les deux processus s’équilibrent l’un l’autre sans qu’une relation fonctionnelle s’établisse entre eux. Dans ce qu’on appelle l’équilibre dynamique des réactions chimiques, le taux du changement dans une direction est fonction de la concentra­tion des produits du changement inverse, et réciproquement. Mais, dans mon cas, je n’ai pu remarquer aucune dépendance fonctionnelle entre les deux processus schismogénétiques et j’ai dû abandonner l’affaire au point où s’arrêtait mon livre.

Le problème a complètement changé avec le développement de la cybernétique; ce fut pour moi un grand privilège que de participer aux conférences de la fondation Macy, qui se réunissait périodiquement au cours des premières années après la Seconde Guerre mondiale. A l’époque de nos premières rencontres, le mot «cybernétique» n’était pas encore forgé et le groupe se rassemblait pour prendre en considération les implications, en biologie et dans d’autres sciences, de ce qu’on appelait alors «rétroaction» (feed-back). Il est devenu assez vite évident que l’ensemble de la problématique de la fin et de l’adaptation — le problème téléologique, dans le sens le plus large — était à reconsidérer. Ces questions ont été posées par les philosophes grecs et la seule solution qu’ils purent en donner se présente sous l’aspect d’une idée mystique: la fin d’un processus peut être considérée comme un «projet», et ceci (le projet) peut être invoqué comme explication du processus qui l’a précédée. Cette notion, on le sait bien, était reliée étroitement au problème de la nature réelle (plutôt transcendante qu’immanente) des formes et des modèles.

L’étude formelle du phénomène de rétroaction a tout de suite changé tout cela: dans ses termes, nous aurions affaire à des modèles mécaniques de circuits causaux qui tendent à atteindre (si les paramètres du système sont appropriés) des positions d’équilibre ou des états stables. Mon livre, La Cérémonie du Naven, a été écrit en observant rigoureusement le tabou de l’explication téléologique: la fin ne peut jamais être invoquée comme explication du processus.

A l’époque dont je parle, l’idée de la rétroaction négative n’était pas nouvelle; elle avait déjà été utilisée par Clark Maxwell dans son analyse de la machine à vapeur à régulateur, et par des biologistes, comme Claude Bernard et Cannon, dans l’explication de l’homéostasie physiologique. Mais la force de cette idée y était demeurée dans l’ombre. Ce qui a été accompli aux conférences de la fondation Macy, ce fut précisément une exploration de l’immense portée de cette idée dans l’explication biologique et dans les phénomènes sociaux.

Les idées de départ elles-mêmes sont cependant extrêmement simples: tout ce qui est exigé c’est de prendre en ligne de compte, non pas des chaînes linéaires de causes et d’effets, mais des caractéristiques des systèmes dans lesquels les chaînes de causes et d’effets sont circulaires ou autrement plus complexes. Par exemple, si l’on prend en considération un système circulaire contenant les éléments A, B, C et D — reliés d’une manière telle qu’une action de A ait de l’effet sur une action de B, B sur C, C sur D, et D en retour sur A —, nous trouverons qu’un tel système a des propriétés complètement différentes de tout ce qui peut arriver à l’intérieur des chaînes linéaires.

De tels systèmes causaux circulaires doivent, selon la nature du cas, soit tendre vers un état stable, soit subir un changement exponentiel progressif; ce changement sera limité par les ressources d’énergie du système, par une restriction extérieure ou bien par l’effondrement du système en tant que tel.

La machine à vapeur à régulateur illustre le type de circuit qui tend vers un état stable. Dans ce cas, le circuit est construit de sorte que l’accroissement de la vitesse de déplacement du piston entraîne un accroissement de la vitesse de rotation du régulateur; ce dernier entraîne à son tour une plus grande divergence entre ses propres bras et, par conséquent, une diminution de l’alimentation en énergie; finalement, en retour, ceci affecte l’activité du piston. La caractéristique autocorrective du circuit en tant qu’ensemble dépend de l’existence à l’intérieur du circuit d’au moins un maillon tel que, plus il y en a d’une certaine chose, moins il y en a d’une autre. Dans de tels cas, le système peut être autocorrectif, soit en cherchant à atteindre un taux stable de l’opération, soit en oscillant autour d’un tel taux stable.

Au contraire, une machine à vapeur à régulateur construite de sorte qu’une plus grande divergence entre les bras du régulateur accroisse l’alimentation en énergie du cylindre offre l’exemple de ce que les ingénieurs appellent «emballement». La rétroaction est «positive» et le système fonctionnera de plus en plus vite, amplifiant sa vitesse en fonction exponentielle de la limite supérieure de l’alimentation de la machine ou bien allant jusqu’au point auquel le volant ou une partie de l’ensemble se casse.

Pour notre propos ici, il n’est pas nécessaire d’avancer dans l’analyse mathématique d’un tel système; il suffit de mentionner que ses caractéristiques dépendent du réglage temporel. L’événement ou le message correctif atteindront-ils le point où ils deviennent effectifs au moment approprié et, si oui, l’effet sera-t-il suffisant ? Ou bien l’action corrective sera-t-elle excessive, insuffisante ou tardive ?

Le remplacement de l’idée d’adaptation ou de but par la notion d’autocorrection peut définir une nouvelle approche des problèmes de la culture iatmul. La schismogenèse semble favoriser un changement progressif et, dans ce cas, la question est: pour quelles raisons ce changement progressif ne conduit pas à la destruction de la culture en tant que telle? Avec l’introduction comme modèles conceptuels des circuits causaux autocorrectifs, nous pouvons maintenant nous poser la question de savoir s’il existe dans cette culture des connexions fonctionnelles qui permettent que des facteurs de contrôle appropriés soient mis en jeu par une tension schismogénétique croissante. Car il n’est pas suffisant d’affirmer que la schismogenèse symétrique peut, par simple coïncidence, équilibrer la schismogenèse complémentaire. Il faut maintenant nous demander s’il existe un canal de communication tel qu’une intensification de la schismogenèse symétrique entraîne une intensification des phénomènes correctifs complémentaires. Et encore, le système peut-il être à la fois circulaire et autocorrectif?

La réponse est immédiatement évidente. Les rituels des naven, qui sont une caricature exagérée de la relation sexuelle complémentaire entre wau et laua, sont en fait engendrés par l’outrecuidant comportement symétrique[1]. Lorsque laua se vante en présence de wau, ce dernier a recours au comportement naven. Peut-être dans une première description des contextes des naven, eût-il été plus utile de décrire cela comme contexte primaire et de considérer les exploits des laua, dans la chasse des têtes, dans la pêche, etc., comme des exemples particuliers d’ambition réalisée ou de mobilité ascensionnelle, qui les placent dans un certain type de relation avec les wau.

Mais les Iatmul ne conçoivent pas ces matières de cette façon. Si l’on questionne un Iatmul sur le contexte des naven, il énumérerait en premier lieu les exploits des laua et seulement après cela les contextes moins formels (mais probablement beaucoup plus significatifs) dans lesquels les wau utilisent le naven en vue d’agir sur la violation des bonnes coutumes, dont les laua se rendent coupables en supposant être dans une relation symétrique avec les wau. Effectivement, ce ne fut que lors d’un autre séjour chez les Iatmul que je me suis aperçu du fait suivant: si le laua est un bébé que le wau garde sur ses genoux et s’il urine dans cette situation, alors wau le menace avec le naven.

Il est aussi intéressant de remarquer que ce rapport entre le comportement symétrique et complémentaire est doublement renversé. Lorsque le laua accomplit un geste symétrique, le wau répond non pas par un renversement de la domination complémentaire mais par l’inverse de celui-ci, à savoir une soumission exagérée. Or, peut-on exprimer l’inverse de cet inverse? Autrement dit, le comportement des wau est-il une caricature de la soumission?

Les fonctions sociologiques de ce circuit autocorrectif sont difficilement démontrables. En somme, la question est de savoir si une rivalité excessive entre clans augmentera la fréquence des actions symétriques des laua sur leurs wau, et si l’augmentation du nombre des naven marquera une tendance vers la stabilisation de la société. Ceci pourrait être démontré uniquement à travers une étude statistique et par des mesures appropriées, extrêmement difficiles à réaliser. Toutefois, il s’agit là d’une occurrence favorable pour de tels effets, dans la mesure où le wau fait d’habitude partie d’un autre clan que les laua. A tout moment d’une intense rivalité symétrique entre deux clans, nous pouvons nous attendre à une probabilité accrue d’insultes symétriques entre leurs membres, et lorsque les membres d’un tel couplage sont dans un rapport de laua à wau, nous pouvons nous attendre à un déclenchement des rituels complémentaires, qui agiront dans le sens d’une correction de la scission devenue menaçante pour la société.

Mais, d’autre part, s’il existe une relation fonctionnelle telle que cet excès de rivalité symétrique déclenche des rituels complémentaires, nous pouvons alors nous attendre à y trouver également le phénomène inverse. En effet, il n’est pas évident que la société puisse maintenir son état stable sans qu’un excès de schismogenèse complémentaire ne réduise de quelques degrés la rivalité symétrique.

Ceci ne peut également être démontré qu’avec des données ethnographiques:

  1. Dans le village de Tambunum, lorsque deux gosses font montre de ce qui peut apparaître à leurs compagnons (du même âge) comme un comportement homosexuel, ces derniers mettent à chacun un bâton dans la main et les enjoignent de se faire face, dans une position de «combat». En effet, toute allusion à l’homosexualité passive est extrêmement vexante dans la culture iatmul et conduit inévitablement à des querelles symétriques.
  2. Comme il apparaît dans mon livre, alors que le travestissement du wau est une caricature du rôle féminin, le travestissement de la sœur du père ainsi que celui de l’épouse du frère aîné sont considérés comme des exhibitions d’une masculinité orgueilleuse. Ceci passe comme si ces femmes posaient une rivalité symétrique vis-à-vis des hommes, compensant ainsi leur rôle complémentaire habituel. Il est peut-être significatif de noter qu’elles font cela lorsqu’un homme, le wau, pose sa complémentarité vis-à-vis du laua.
  3. La complémentarité extrême de la relation entre initiateurs et novices est toujours contrebalancée par la rivalité extrême entre les groupes initiatiques[2]. Ici, aussi, le comportement complémentaire prépare en quelque sorte la scène pour une rivalité symétrique.

Nous pouvons maintenant poser à nouveau la question sociologique de savoir si ces changements allant de la complémentarité à la symétrie peuvent être regardés comme efficaces dans la prévention de la désintégration sociale; et, à nouveau, il faut dire qu’il est difficile de trouver de bons exemples pour répondre à une telle question. Toutefois, il existe un autre aspect de cette matière qui nous permet de supposer que l’ oscillation entre le symétrique et le complémentaire a probablement une grande importance dans la structure sociale. Ce que montrent les données c’est que les individus iatmul ont périodiquement expérimenté et participé à de tels changements. De là nous pouvons conclure censément que ces individus apprennent, en plus des modèles symétriques et complémentaires, à s’attendre à (ou à faire montre de) certaines relations séquentielles entre symétrique et complémentaire. Non seulement nous devons considérer le réseau social comme changeant d’un moment à l’autre et faisant pression sur les individus, de sorte que les processus allant vers la désintégration soient corrigés par l’activation d’autres processus allant dans la direction opposée, mais de surcroît nous devons nous rappeler que les individus qui font partie de ce réseau sont eux-mêmes entraînés à introduire ce type de changement correctif dans leurs rapports réciproques. Dans le premier cas, nous considérons les individus comme les éléments A, B, C, et D d’un diagramme cybernétique; dans l’autre, nous ferons de surcroît la remarque que A, B, C, etc., sont eux-mêmes structurés de telle sorte que les «entrées-sorties» (input-output) de chacun d’eux montrent des caractéristiques autocorrectives appropriées.

C’est bien ce fait — à savoir que les modèles de la société comme entité majeure peu­vent par l’apprentissage être introjectés ou conceptualisés par les individus qui en font partie — qui rend l’anthropologie et, en général, ce que j’appelle les sciences du comportement, particulièrement difficiles. Dans ce cadre, le savant n’est pas le seul personnage humain. Ses «objets» sont également capables de toutes sortes d’apprentissages et conceptualisations et, ce qui plus est, capables aussi d’erreurs de conceptualisation. Ceci nous conduit néanmoins à un autre ensemble de questions soulevées par la théorie de la communication, à savoir celles concernant les ordres (niveaux) d’événements qui déclenchent des actions correctives, ainsi que l’ordre de cette action (considérée comme un message) lorsqu’elle se produit.

J’utilise ici le mot «ordre» en un sens technique extrêmement proche de celui dans lequel le mot «type» est utilisé dans la Théorie des types logiques de Russell. Pour l’illustrer, prenons l’exemple suivant: une maison pourvue d’un système de chauffage à contrôle thermostatique constitue un circuit autocorrectif simple du type mentionné ci-dessus; un thermomètre placé de façon appropriée est relié dans le système pour contrôler les changements en sorte que, si la température monte au-delà d’un certain niveau critique, le foyer de la chaudière s’éteigne. Pareillement, si la température baisse sous un certain niveau, la chaudière s’allume. Mais le système est également gouverné par une autre circonstance, notamment l’établissement des points critiques de température. En changeant les indications du cadran, le propriétaire de la maison peut changer les caractéristiques du système en tant qu’ensemble, en modifiant les températures critiques auxquelles le foyer sera allumé ou éteint. Suivant la terminologie d’Ashby, je réserverai le mot «variables» pour ces circonstances déterminables qui changent d’un moment à l’autre à mesure que la maison oscille autour d’une certaine température stable, et le mot «paramètres» pour ces caractéristiques du système qui sont changées par exemple lorsque le propriétaire de la maison intervient et modifie les points limites de température. Je parlerai de ce dernier changement comme étant d’un ordre supérieur au changement des variables.

En fait, le mot «ordre» est utilisé ici en un sens comparable à celui où il était employé dans le corps du livre pour désigner les ordres d’apprentissage. Nous étudierons, comme auparavant, les méta-relations entre messages. Les deux ordres d’apprentissage sont reliés de telle sorte que tout apprentissage d’un certain ordre est en même temps un apprentissage sur l’autre ordre; pareillement, dans le cas du thermostat, le message que le propriétaire introduit dans le système en changeant les indications du cadran porte sur la façon dont le système répondra aux messages d’un ordre inférieur, émanant du thermomètre. Nous nous trouvons ici à un point où à la fois la théorie de l’apprentissage et la théorie des systèmes cybernétiques sont contenues dans le royaume de la Théorie des types logiques de Russell.

La notion centrale de Russell est le truisme selon lequel une classe ne peut être un membre d’elle-même: la classe des éléphants n’a pas de trompe et n’est pas elle-même un éléphant. Ce truisme est également applicable si les membres de la classe ne sont pas des choses mais des noms ou des signaux: la classe des commandements n’est pas elle-même un commandement et ne peut pas nous indiquer ce qu’il faut faire.

Correspondant à cette hiérarchie des noms, des classes et des classes de classes, il existe aussi une hiérarchie des propositions et des messages, et la discontinuité russellienne entre types doit mêmement fonctionner à l’intérieur de cette dernière. Nous parlons de messages, de méta-messages, de méta-méta-messages; et ce que nous avons appelé «apprentissage secondaire» nous pourrions également le désigner de façon appropriée comme méta-apprentissage.

L’affaire devient plus compliquée parce que, par exemple, quoique la classe des commandements ne soit pas elle-même un commandement, il est possible et même utile de formuler un commandement dans un méta-langage. Si «Ferme la porte» est un commandement, alors «Écoute mes ordres» est un méta-commandement; par ailleurs la phrase militaire «C’est un ordre» est une tentative de renforcer le commandement donné, par un appel à une prémisse d’un type logique supérieur.

La règle de Russell indique que de même qu’il n’est pas possible de classer la classe des éléphants parmi ses propres membres, de même il ne faut pas classer «Ecoute mes ordres» parmi des commandements tels que «Ferme la porte». Mais, en tant qu’êtres humains, nous continuerons de parler de la sorte et de nous exposer inévitablement à toutes sortes de confusions, comme le prévoyait déjà Russell.

Revenant au thème que j’essaie d’élucider — le problème général de la continuité du processus et de la discontinuité de ses produits —, je tenterai de voir comment peuvent être classées les réponses à ce problème général. Ces réponses seront nécessairement formulées dans des termes des plus généraux, mais il est néanmoins important de présenter un ordonnancement des pensées sur le changement tel qu’il doit, a priori, se produire dans tous les systèmes ou les entités qui apprennent ou qui évoluent[3].

En premier lieu, il est nécessaire de souligner à nouveau la distinction entre changement dans les variables (qui se produit, par définition, dans les termes du systèmes donné) et changement dans les paramètres, c’est-à-dire dans les termes mêmes qui définissent le système — tout en se rappelant que c’est l’observateur qui élabore la définition. C’est l’observateur qui crée des messages (par exemple, la science) sur le système qu’il étudie, et ce sont ces messages-là qui s’inscrivent avec nécessité dans un certain langage et doivent par conséquent relever d’un ordre: ils doivent être d’un tel ou tel type logique, ou relever d’une combinaison de types logiques.

La tâche de l’homme de science est seulement d’être un «bon» homme de science, d’être capable de créer sa description du système à partir des messages d’une telle topologie logique (ou en corrélation avec leur topologie) qui soient appropriés au système particulier. La question de savoir si les Types de Russell «existent» à l’intérieur des systèmes qu’étudie l’homme de science est une question philosophique (peut-être même une question irréelle) qui dépasse le propre champ de ce dernier. Pour l’homme de science il est suffisant de noter que le feuilletage en types logiques (logical typing) est un élément inévitable dans la relation entre celui qui décrit et le système à décrire.

Ce que je propose c’est que l’homme de science accepte et utilise ce phénomène qui, de toute façon, est inévitable. Sa science — autrement dit, l’ensemble de ses messages relatifs au système qu’il est en train de décrire — sera construite de telle façon qu’il sera possible de la représenter dans un diagramme plus ou moins complexe de types logiques. Telle que je l’imagine, chaque message aura son emplacement sur cette carte et la relation topologique entre différents emplacements représentera la relation typologique entre les messages. Il est dans la nature de la communication, telle que nous la connaissons, d’admettre la possibilité d’une telle carte.

Cependant, en décrivant un système donné, l’homme de science fait de multiples choix: il choisit ses mots et décide des parties du système qui sont à décrire en première instance et même de la façon de diviser le système afin de le décrire. Ces décisions ne vont pas affecter la description dans son ensemble, dans le sens où elles modifient la carte sur laquelle sont représentées les relations typologiques entre les messages élémentaires. Il est concevable que deux descriptions également suffisantes du même système puissent être représentées par deux cartographies manifestement différentes. Dans ce cas, y a-t-il un quelconque critère à l’aide duquel l’homme de science puisse choisir une des descriptions et en écarter l’autre?

Il est évident qu’une réponse à cette question serait formulable si les hommes de science utilisaient — et, bien sûr, acceptaient — les phénomènes de types logiques Ils sont d’ores et déjà scrupuleux quant à la codification précise des messages et prennent soin de souligner la singularité du référent pour chaque symbole utilisé. A ce niveau élémentaire, l’ambiguïté est abhorrée et des règles rigoureuses portant sur la façon de traduire l’observation en description permettent de l’éviter. Cependant, cette rigueur de la codification peut également être utile à un niveau plus abstrait. Les relations typologiques entre les messages d’une description peuvent aussi être utilisées, après avoir été soumises aux règles du codage, pour représenter les relations à l’intérieur du système à décrire.

Après tout, toute modification du signal ou changement dans la relation entre les modifications du signal peuvent être porteurs d’un message; et, dans le même sens, tout changement dans la relation entre messages peut lui-même être porteur d’un message. Il n’y a alors aucune raison inhérente pour laquelle les différentes espèces de méta-relations entre les messages de notre description ne soient pas utilisées comme symboles dont les référents soient, eux, des relations à l’intérieur du système à décrire.

En effet, une technique de description de ce type est déjà utilisée dans certains domaines, notamment dans les équations du mouvement. Les équations du premier ordre (en x) dénotent une vélocité uniforme; les équations du deuxième ordre (en x2) impliquent l’accélération, les équations du troisième ordre (en x3) impliquent un changement dans l’accélération, et ainsi de suite. Qui plus est, il y a une analogie entre cette hiérarchie d’équations et la hiérarchie des types logiques: une proposition à propos de l’accélération est méta par rapport à une proposition sur la vitesse. La Règle des dimensions est aux quantités physiques ce que la Théorie des types logiques est aux classes et aux propositions.

Je suggère qu’une technique de ce type pourrait être utilisée afin de décrire le changement dans ces systèmes qui apprennent ou qui évoluent: par la suite, si une telle technique était adoptée, elle serait un fondement naturel pour la classification des réponses au problème du changement dans ces systèmes: les réponses seront intégrées dans des classes selon la typologie des messages qu’elles contiennent. Et une telle classification des réponses coïnciderait à la fois avec la classification des systèmes selon leur complexité typologique et avec la classification des changements selon leurs ordres.

Pour illustrer cela, il est maintenant possible de retourner à l’ensemble de la description et aux arguments de mon livre et de les disséquer sur une échelle typologique généralisée ou sur une carte.

Le livre démarre avec deux descriptions de la culture iatmul, et dans chacune des deux des observations relativement concrètes sur le comportement sont utilisées en vue de l’élaboration de généralisations valables. La description «structurale» conduit à des généralisations eidologiques et, en même temps, les valide; le corpus des généralisations éthologiques est validé, lui, par des observations portant sur l’expression de l’affect.

Dans l’«Épilogue 1936» (cf. La Cérémonie du Naven), il est démontré qu’ethos et eidos sont seulement des façons alternatives d’arranger les données ou les «aspects» alternatifs des données. A mon sens, ceci est une autre manière de dire que ces généralisations sont du même ordre que le type russellien. Pour des raisons qui restent obscures, j’ai eu besoin de recourir à deux sortes de descriptions, mais la présence des deux ne dénote nullement que le système décrit est réellement marqué par une complexité de nature duelle.

Cependant, une dualité significative a été dès à présent mentionnée dans cette analyse sommaire, à savoir la dualité entre les observations portant sur le comportement et la géné­ralisation; à mon avis, cette dualité reflète ici une complexité particulière dans le système: le fait duel d’apprendre et d’apprendre à apprendre. Chaque niveau de la typologie russel­lienne inhérente au système est représenté par un niveau correspondant de la description.

Un autre contraste typologique dans la description qui, selon moi, représente un contraste réel dans le système décrit, est celui entre ethos-eidos, d’un côté, et sociologie de l’autre. Dans ce cas, les choses sont toutefois moins claires. Dans la mesure où la société dans son ensemble est représentée dans la pensée et la communication indigènes, cette représenta­tion-là est de toute évidence d’un type logique supérieur à celui des représentations de personnes, d’actions, etc. Il en résulte qu’un segment de cette description doit être consacré à cette entité, et que la délimitation de ce segment du reste de la description doit représenter un contraste typologique réel avec le système décrit. Mais, tels que ces thèmes sont présentés dans mon livre, les distinctions ne sont pas tout à fait claires et l’idée de la sociologie comme science portant sur l’adaptation et la survivance des sociétés, est mitigée avec le concept de «société» vue comme Gestalt de la pensée et de la communication indigènes.

Il serait maintenant convenable de questionner le concept de «schismogenèse». Le fait d’isoler et de nommer ce phénomène, représente-t-il un niveau de complexité à part dans le système?

Dans ce cas, la réponse est nettement affirmative. Le concept de «schismogenèse» est une reconnaissance implicite du fait que le système contient un ordre de complexité à part, dû à la combinaison de l’apprentissage avec l’interaction entre personnes. L’unité (unit) schismogénétique est un sous-système de deux personnes. Et ce sous-système contient les possibilités d’un circuit cybernétique qui peut aller dans le sens d’un changement progressif; de ce fait, il ne peut aucunement être ignoré et doit être décrit dans un langage d’un type supérieur à ceux utilisés pour la description du comportement individuel — cette dernière catégorie de phénomènes étant constituée seulement d’événements faisant partie d’un arc ou de l’autre du sous-système schismogénétique.

Il est nécessaire, par la suite, de noter que la description originale contient une erreur majeure à l’endroit de la carte typologique qu’elle offre: la description est présentée comme «synchronique»[4], ce qui exprime dans une terminologie plus moderne le fait qu’elle «exclut les changements irréversibles». La supposition fondamentale de cette description était que le système décrit se trouve dans un état stable, de sorte que tous les changements s’y produisant puissent être considérés comme des changements des variables et non pas des paramètres. Pour me justifier sur ce point, je dois rappeler qu’il doit y avoir certains facteurs qui puissent contrôler les instances «d’emballement» de la schismogenèse; cependant j’y laissais de côté ce qui est de première importance de ce point de vue: à savoir le fait que le système devait contenir des circuits encore plus vastes, qui ont une action corrective sur la schismogenèse. En omettant de faire cette déduction, j’ai falsifié l’ensemble de la typologie logique de la description, me passant de dépeindre justement son niveau supérieur. C’est bien cette erreur que j’ai essayé de corriger dans la première partie du présent «Épilogue».

Il est donc possible, du moins d’une façon approximative, d’examiner la description scientifique d’un système et de rapporter la typologie logique de la description à la structure de circuit du système décrit. L’étape suivante est de considérer les descriptions des change­ments comme une préparation pour poser la question relative à la façon dont une classifica­tion de ces descriptions peut être rapportée aux problèmes de la discontinuité phénoménale.

De tout ce qui a été dit, il résulte clairement que nous devons nous attendre à ce que les propositions relatives au changement soient toujours formulées dans un langage plus abstrait d’un degré que celui qui se montre suffisant pour la description de l’état stable: de même que les propositions à propos de l’accélération doivent être d’un type logique supérieur à celles portant sur la vitesse, de même les propositions relatives aux changements culturels doivent être d’un type logique supérieur aux propositions synchroniques relatives à la culture. Cette règle doit être suivie tout au long du champ de l’apprentissage et de l’évolution. Encore: le langage pour la description du changement du caractère doit être d’un type supérieur à celui de la description du caractère; le langage pour décrire l’étiologie psychiatrique ou la psychothérapie (qui impliquent, toutes deux, le changement) doit être plus abstrait que le langage du diagnostic, et ainsi de suite.

Cela est une autre façon de dire que le langage qui est approprié pour décrire le changement à l’intérieur d’un système peut être également approprié pour décrire le niveau typologique supérieur dans un système d’état stable, possédant un degré de complexité de plus dans ses circuits. Si la description originelle de la culture iatmul, telle qu’elle se trouve dans le corps de mon livre, a été une description suffisante et correcte de l’état stable, alors c’est le langage des propositions supplémentaires relatives aux circuits plus vastes qui indique, en quelque sorte, précisément le type de langage approprié pour la description du changement ou des perturbations de l’état stable.

Lorsque l’homme de science se trouve dans l’embarras de ne pas pouvoir trouver un langage approprié pour la description du changement dans un certain système qu’il étudie, il ferait bien d’imaginer un autre système qui soit supérieur d’un degré de complexité au premier et, par la suite, d’emprunter à celui-ci un langage approprié pour la description du changement dans le système plus simple.

En fin de compte, il devient possible ainsi de dresser une liste approximative de types de changements et de rapporter les éléments de cette liste au problème général qui a constitué le point de départ de mon interrogation ici: à savoir, le contraste entre la continuité du processus et la discontinuité des produits du processus.

Prenons comme point de départ un système S dont nous avons une description d’une complexité donnée C, et faisons tout de suite la remarque que la valeur absolue de C est non pertinente pour notre questionnement: nous sommes concernés ici par le problème du changement et non pas par les valeurs absolues.

Considérons maintenant des événements et des processus ayant lieu à l’intérieur du système S. Ceux-ci peuvent être classés selon les ordres des propositions qui doivent être produites au cours de la description de S, afin de représenter ces événements et processus. La question cruciale qui doit être posée à propos de ces événements et processus peut être formulée ainsi: Cet événement ou processus peut-il être inclus dans une description de S en tant qu’état stable ayant la complexité C? S’il peut y être inclus de cette façon, alors tout est en ordre et nous n’avons affaire à aucun changement qui puisse modifier les paramètres du système.

Cependant, beaucoup plus intéressant est le cas où il existe des événements et processus qui ont lieu à l’intérieur de S et qui ne peuvent pas être inclus dans une description d’un état stable de complexité C. Nous nous trouvons alors devant la nécessité d’ajouter certaines méta-descriptions qui sont à choisir suivant le type de perturbation remarqué.

On peut d’ores et déjà noter trois types de perturbations: a) le changement progressif, comme la schismogenèse, qui se produit au niveau des valeurs des variables relativement superficielles et caractérisées par des modifications rapides. Ce type de changement, s’il n’est pas contrôlé, peut toujours faire éclater les paramètres du système; b) un changement progressif qui, comme l’a bien montré Ashby, doit se produire au niveau des variables plus stables (ou paramètres?) lorsque certaines variables superficielles sont contrôlées. Ceci doit advenir toutes les fois qu’une limitation est imposée à ces variables superficielles et caractérisées par des modifications rapides, qui étaient antérieurement des maillons essentiels d’un certain circuit autocorrectif: un acrobate perd immanquablement son équilibre s’il n’est pas capable de produire des changements de l’angle que forme son corps avec la perche qui lui sert de balancier.

Dans chacun de ces deux cas, l’homme de science est amené à ajouter à la description qu’il donne de S des propositions d’un ordre supérieur à celles qui sont incluses dans la description précédente C.

c) En dernier lieu, notons le cas d’événements dus au «hasard», se produisant à l’intérieur du système S. Ceux-ci deviennent tout particulièrement intéressants lorsqu’un degré de «hasard» est introduit dans les signaux mêmes desquels dépendent les caractéristiques autocorrectives du système. La théorie stochastique de l’apprentissage et la théorie de l’évolution, fondée sur la mutation et la sélection naturelle, invoquent toutes deux des phénomènes de ce type comme fondement de toute description ou explication du changement: les théories stochastiques de l’apprentissage supposent de tels changements dus au hasard dans le réseau neurologique et la théorie des mutations suppose des changements du même type dans l’agrégat chromosomal de messages.

Dans les termes de notre propos ici, aucune de ces deux théories n’est satisfaisante, les deux laissant indéfini le point qui relève du niveau dans les types logiques du mot «hasard». Nous devons nous attendre a priori à ce que l’ensemble de messages que nous appelons un génotype soit composé de messages individuels, d’une typologie très variée, messages portés soit par des gènes individuels, soit par des constellations de gènes. Il est même probable que, dans l’ensemble, les messages plus généraux et d’un type logique supérieur soient plus fréquemment portés par des constellations de gènes, alors que les messages plus concrets soient en général portés par des gènes individuels. Quoiqu’il n’existe aucune donnée précise sur ce point, il semble cependant peu probable que les petites perturbations dues au «hasard» aient des effets d’une égale fréquence sur des messages de n’importe quel type logique. Dans ces conditions, il nous faut poser la question suivante: Quelle distribution des perturbations parmi les messages de types différents les défenseurs de ces théories ont-ils en tête lorsqu’ils utilisent le mot «hasard»?

Il s’agit là néanmoins de questions beaucoup plus spécifiques que les termes trop généraux de cette discussion; ils sont introduits ici uniquement pour illustrer les problèmes que soulève la nouvelle épistémologie qui est actuellement en plein développement.

Ce qui s’impose maintenant c’est le problème de la discontinuité, dans le sens où il est possible de classifier les principaux types de processus et d’explications qui se cristallisent autour de ces phénomènes. Considérons toujours le système hypothétique S et la description de ce système dont j’ai noté la complexité par C. Le premier type de discontinuité est le cas relativement banal où l’état du système à un moment donné est observé, par rapport à son état à un autre moment temporel, mais où les différences sont telles qu’elles puissent encore être subsumées aux termes de la description existante. Dans ce cas, la discontinuité apparente sera soit un artifice résultant de l’ espacement dans le temps de nos observations, soit l’effet de la présence d’un phénomène du type oui/non, ayant lieu dans le mécanisme communicationnel du système étudié.

Un cas moins banal se présente si l’on considère deux systèmes similaires S 1 et S 2, soumis tous deux à des changements continuels au niveau de leurs variables, de sorte que les deux systèmes semblent diverger ou devenir de plus en plus différents l’un de l’autre. Un tel cas devient peu banal lorsqu’un facteur extérieur est impliqué qui peut prévenir une convergence ultérieure des deux systèmes. Mais aucun de ces facteurs ne sera évidemment représenté dans la description des systèmes par des messages d’un type logique supérieur.

La catégorie suivante de discontinuité inclut tous les cas qui supposent un contraste entre paramètres. J’ai considéré brièvement plus haut les types de processus en cours qui doivent amener à un éclatement des paramètres et j’ai fait la remarque que ceux-ci constituent des instances où la description du système subissant le changement doit être d’un type logique supérieur à celui qui eût décrit le système en l’absence de tels processus. Et je crois que cela demeure vrai, même dans la vaste majorité de cas où les perturbations des paramètres mènent à leur simplification grossière après le changement qui les a fait éclater. Plus habituellement — et en accord avec les lois de la probabilité — de tels éclatements résultent lors de la «mort» du système. Dans peu de cas, une version simplifiée de S persiste encore et, dans des cas encore plus rares, l’éclatement paramétrique conduira à la création d’un nouveau système, typologiquement plus complexe que le système original S.

C’est bien cette possibilité très rare qui est la plus fascinante, que ce soit dans le champ de l’apprentissage, de la génétique ou de l’évolution. Mais, alors qu’il est possible de statuer, dans des termes des plus généraux et avec une certaine rigueur, quel type de changement peut être envisagé en cette occurrence et de voir quels seront les résultats d’un tel change­ment discontinu et progressif (dans la télencéphalisation du cerveau des mammifères, par exemple), il demeure encore complètement impossible d’élaborer des propositions formelles sur les catégories de perturbation paramétrique qui apportent ce gain positif en complexité.

C’est bien là la difficulté centrale qui résulte du phénomène des types logiques: il est, en ce cas, fondamentalement impossible de prédire à partir d’une description ayant la complexité C comment sera le système s’il avait la complexité C + 1.

L’effet de cette difficulté formelle est en dernière instance une limitation de la compréhension scientifique du phénomène du changement et en même temps une limitation des possibilités du changement planifié, que ce soit dans le champ de la génétique, de l’éducation, de la psychothérapie, ou de la planification sociale.

Pour des raisons formelles, certains mystères demeurent impénétrables, et c’est là «l’immense obscurité du thème» dont parlait Whitehead.


[*] Ce texte écrit lors de la deuxième édition (Standford University Press, 1958) de La Cérémonie du Naven a été cependant supprimé de l'édition française de ce livre. Ce fut le désir de Gregory Bateson que «L'épilogue» soit intégré dans ce volume. (N.d.T.)
[**] En français dans le texte. (N.d.T)


[1] La relation wau/laua décrit un rapport utérin entre l'oncle maternel (wau) et le fils de la sœur (laua). Le rituel auquel fait ici allusion l'auteur comporte une inversion symétrique des rôles sexuels dans l'aire des utérins et des alliés patrilinéaires notamment et qui constitue l'aspect saisissant des rituels navens, auxquels est consacré le livre publié en 1936. (N.d.E.)
[2] Dans la culture iatmul l'organisation initiatique (système de classes d'âge placé dans un ordre alterné) est disjointe des clivages socio-parentaux (claniques) par lesquels l'opposition entre wau et laua prend essor. (N.d.E.)
[3] Ce n'est pas ici le lieu de discuter les controverses qui ont fait fureur autour de la relation entre apprentissage et processus évolutif. Il suffit de mentionner que deux des écoles qui s'y opposent sont d'accord sur l'analogie fondamentale entre les deux types de processus. D'un côté, il y a ceux qui, suivant Samuel Butler, affirment que le changement évolutif est une sorte d'apprentissage; de l'autre, il y a ceux qui affirment que l'apprentissage est une sorte de changement évolutif. Parmi ces derniers, il faut surtout mentionner Ashby et Mosteller, dont les modèles d'apprentissage impliquent des concepts stochastiques étroitement comparables à ceux de sélection naturelle et de mutation due au hasard.
[4] Il y a également un autre sens dans lequel les anthropologues utilisent le mot «synchronique»: notamment pour décrire l'étude d'une culture qui ignore le changement progressif, en considérant uniquement un laps de temps très court ou infinitésimal. Dans cet usage, une description synchronique diffère d'une description diachronique plutôt de la façon dont le calcul différentiel diffère du calcul intégral.


Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit.
Traduit de l'anglais par Perial Drisso, Laurencine Lot et Eugène Simion (t. I & II) ;
avec le concours de Christian Cler (t. II)
© Éditions du Seuil, Paris, 1977 (t. I), 1980 (t. II) pour la traduction française,
Tome I : ISBN 978-2-02-025767-1 (ISBN 2-02-0O4700-4, 1ère publication ; ISBN 2-02-012301-0, 2e publication)
Tome II : ISBN 978-2-02-053233-4 (ISBN 2-02-013212-5, lø publication)


Titre original: Steps to an Ecology of Mind
édition originale: ISBN 345-23423-5-195,
© Chandler Publishing Company, New York, 1972