PRÉC. SOMM SUIV.
Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
II - Forme et modèle en anthropologie

- II.7 - Commentaire sur la deuxième section

Depuis la Seconde Guerre mondiale, il est devenu à la mode de se lancer dans des recherches « interdisciplinaires », ce qui signifie d’habitude que, par exemple, un écologiste fait appel à un géologue pour connaître la nature des roches et des sols du terrain qu’il est en train d’étudier. Il y a cependant, pour la recherche scientifique, une autre façon d’être interdisciplinaire.

Celui qui étudie la disposition des feuilles et des branches pendant la croissance d’une plante à fleurs peut remarquer une analogie entre les relations formelles qu’entretiennent tiges, feuilles et bourgeons et les relations formelles qui prévalent entre différentes sortes de mots dans une phrase. Il pensera à une « feuille » non pas comme à un élément plat et vert, mais comme à quelque chose ayant un rapport bien défini avec la tige dont elle est issue, ainsi qu’avec la tige secondaire (ou bourgeon), qui s’est formée à l’endroit de l’angle entre la feuille et la tige primaire. De même, le linguiste d’aujourd’hui ne considère pas le « substantif » comme le « nom d’une personne, d’un lieu ou d’une chose », mais comme le membre d’une classe de mots, définis dans la structure de la phrase par leur relation avec les « verbes » et autres parties.

Ceux qui pensent en premier lieu aux « choses » en relation (éléments « relatés ») chasseront toute analogie avec la grammaire et l’anatomie des plantes, sous prétexte qu’elle est forcée. Après tout, une feuille et un substantif ne se ressemblent en rien, pour ce qui est de leur apparence extérieure. Cependant, si nous pensons d’abord aux relations et considérons les « relatés » comme uniquement définis par celles-ci, nous serons amenés à nous poser certaines questions : Existe-t-il une analogie profonde entre grammaire et anatomie ? Existe-t-il une science interdisciplinaire qui devrait se consacrer à l’étude de ces analogies ? Quel devrait être l’objet de cette science ? Pourquoi devrions-nous nous attendre à ce que des analogies si étendues aient une signification ?

En abordant n’importe quelle analogie, il est bon de définir exactement ce que nous entendons par le fait que l’analogie a du sens. Dans l’exemple mentionné plus haut, nous ne prétendons nullement qu’un substantif a l’apparence d’une feuille ; il n’est même pas dit que la relation entre une feuille et une tige est la même que celle entre substantif et verbe. Ce qui est dit, tout d’abord, c’est que, en anatomie comme en grammaire, il faut classer les parties selon les relations qui existent entre elles. Dans les deux domaines, les relations doivent être considérées comme primaires et les éléments « relatés » comme secondaires. Il est affirmé, en plus, que les relations sont du type de celles engendrées par les processus d’échange d’informations.

Autrement dit, la relation mystérieuse et polymorphe entre contexte et contenu prévaut à la fois en anatomie et en linguistique ; les évolutionnistes du XIX° siècle, préoccupés de ce qu’ils appelaient « homologies », ne faisaient en fait qu’étudier précisément les structures contextuelles du développement biologique.

Toutes ces spéculations deviennent presque banales lorsqu’on réalise que la grammaire et la structure biologique sont, l’une et l’autre, les produits d’un processus communicationnel et organisationnel. L’anatomie de la plante représente une transformation (transform) complexe des instructions génotypiques, et le « langage » des gènes, comme tout autre langage, doit obligatoirement avoir une structure contextuelle. De plus, dans toute communication, il doit exister un accord entre la structure contextuelle du message et la structuration du receveur. Les tissus de la plante ne pourraient pas « lire » les instructions génotypiques que renferment les chromosomes de chaque cellule, si la cellule et le tissu ne se trouvaient à ce moment donné pris dans une structure contextuelle.

Cela est suffisant pour pouvoir servir de définition à ce que nous désignons ici par l’expression « forme et modèle ». Le point principal de la discussion porte davantage sur la forme que sur le contenu, sur le contexte plutôt que sur ce qui se produit « dans » le contexte, sur la relation plutôt que sur les personnes ou les phénomènes relatés.

Les articles réunis dans cette deuxième section vont d’une discussion portant sur la « schismogenëse » (1935) à deux textes écrits après la naissance de la cybernétique.

En 1935, je n’avais certainement pas encore saisi nettement l’importance fondamentale du « contexte ». Je pensais que les processus de schismogenèse étaient importants et significatifs parce que je croyais y voir l’évolution à l’œuvre : si l’interacïion entre individus pouvait subir un changement qualitatif progressif, au fur et à mesure que l’intensité augmentait, alors il s’agirait là de l’essence même de l’évolution culturelle. Il s'ensuit que tout changement directionnel, même dans l’évolution biologique et dans la phylogenèse, peut être dû à l’interaction progressive entre organismes. Suivant la sélection naturelle, un tel changement dans les relations favoriserait un changement progressif dans Panatomie et la physiologie.

Daugmentation progressive de la taille et de l’« armement » des dinosaures n’était, à mes yeux, qu’une autre course aux armements, interactive — un processus schismogénique. Mais je ne voyais pas que l’évolution du cheval à partir de l’Eohippus ne fût pas un simple ajustement unilatéral à la vie sur les plaines herbeuses ; de toute évidence, ces plaines elles—mêmes ont évolué pari passu avec l’évolution des dents et des sabots des chevaux et autres ongulés. Le gazon fut la réponse de la végétation à l’évolution du cheval. C’est donc le contexte entier qui évolue.

La classification des processus schismogénétiques en « symétriques » et « complémentaires » se trouvait déjà dans la slassification des contextes du comportement ; et, dans l’essai qui en traite, je propose déjà d’examiner les combinaisons possibles des thèmes dans le comportement complémentaire. En 1942, j’avais oublié cette vieille suggestion, mais j’ai essayé de réaliser précisément ce que j’avais proposé sept ans auparavant. À cette époque, beaucoup d’entre nous s’intéressaient au concept de « caractère national » ; le contraste entre l’Angleterre et l’Amérique me permit de mettre en relief le fait que le « voyeurisme » en Angleterre est une caractéristique filiale, associée à la dépendance et à la soumission, tandis qu’en Amérique c’est une caractéristique parentale, associée à la domination et à l’assistance.

Cette hypothèse, que j’ai appelée « raccord final » marqua un tournant décisif dans ma pensée. Depuis lors, je me suis attaché volontairement à la structure qualitative des contextes plutôt qu’à Fintensité de l’interaction. Avant tout, ces phénomènes désignés par le terme de « raccord final » permirent de montrer que les structures contextuelles pouvaient être elles-mêmes des messages ; point important, qui n’avait pas été signalé dans mon article de 1942. Un Anglais qui applaudit quelqu’un d’autre, indique ou signale une soumission et/ou une dépendance potentielles ; quand il s’exhibe ou réclame le voyeurisme des autres, il désigne une domination ou une supériorité, etc. Par exemple, tout Anglais qui écrit un livre peut s’en rendre coupable. Pour un Américain, c’est Fopposé qui est vrai. Sa vantardise n’est rien d’autre qu’une demande d’approbation quasi parentale.

La notion de contexte réapparaît dans l’essai intitulé « Style, grâce et information dans l’art primitif », mais là cette idée converge vers les concepts apparentés de « redondance », « modèle » et « signification ».



Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit.
Traduit de l'anglais par Perial Drisso, Laurencine Lot et Eugène Simion (t. I & II) ;
avec le concours de Christian Cler (t. II)
© Éditions du Seuil, Paris, 1977 (t. I), 1980 (t. II) pour la traduction française,
Tome I : ISBN 978-2-02-025767-1 (ISBN 2-02-0O4700-4, 1ère publication ; ISBN 2-02-012301-0, 2e publication)
Tome II : ISBN 978-2-02-053233-4 (ISBN 2-02-013212-5, lø publication)


Titre original: Steps to an Ecology of Mind
édition originale: ISBN 345-23423-5-195,
© Chandler Publishing Company, New York, 1972