PRÉC. SOMM SUIV.
Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
Biologie et évolution

- IV.1 - De l'insensé en biologie et de certains départements de l'éducation [*] -

Mon père, le généticien William Bateson, avait l’habitude de nous lire un passage de la Bible à chaque petit déjeuner, et cela pour que nous ne grandissions pas comme des athées écervelés. C’est peut-être pour cette raison qu’il m’a semblé naturel de m’émerveiller devant l’ouverture d’esprit qu’apporte l’étrange loi anüévolutionniste, promulguée par le département de l’Education de l’État de Caüfornie[1].

En effet, l’évolution a été trop longtemps mal enseignée. Particulièrement les étudiants, et même la plupart des biologistes professionnels, s’approprient la théorie évoluüonniste sans aucune compréhension en profondeur des problèmes fondamentaux que cette théorie se propose de résoudre. C’est dire qu’ils n’apprennent que peu de chose sur l’évolution des théories évolutionnistes elles-mêmes.

Or, le grand mérite de ceux qui ont écrit le premier chapitre de la Genèse, c’est précisément leur parfaite compréhension du problème profond : D’où vient l’ordre ? Ils remarquent que terre et eaux ont été effectivement séparées, que les espèces ont été, elles aussi, séparées ; ils voient également qu’une telle séparation et un tel rangement dans l’univers posent un problème fondamental. En termes de nos théories modernes, nous pouvons dire qu’il s’agit là du problème implicite contenu dans la deuxième loi de la thermodynamique : si les événements dus au hasard mènent à des mélanges de choses, par quels événements, qui ne sont pas dus au hasard, les choses arrivent-elles à se séparer ? Et qu’est-ce qu’un événement dû au « hasard » ?

Ce problème fut le thème central en biologie et en nombre d’autres sciences, tout au long de ces cinq mille ans. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est loin d’être banal.

De quel MOT pourrions-nous désigner le principe de l’ordre qui semble être immanent à l’Univers ?

Ce que suggère la loi sur l’éducation de l’Etat de Californie, c’est qu’on enseigne aux étudiants les autres tentatives de résoudre ce problème ancien. Moi-même, j’en ai découvert une chez les chasseurs de têtes de l’âge de pierre, dont les traditions demeurent encore aujourd’hui intactes dans la tribu Iatrnul de Nouvelle-Guinée. Eux aussi, ils remarquent d’abord que les eaux et la terre ont été séparées, et cela même dans leur région marécageuse. Ils disent qu’au début il y eut un énorme crocodile, Kavwokmali, qui patouillait avec ses pattes avant et ses pattes arrière, en maintenant ainsi la boue en suspension. Le héros culturel, Kevembuangga, tua d’un coup de lance le crocodile, qui cessa ainsi de patouiller, ce qui permit aux eaux et à la terre de se séparer. Le résultat en fut la terre ferme, que Kevembuangga frappa de son pied, triomphateur. Nous pouvons dire qu’il vérifia ainsi que : « c’était bon ».

Nos étudiants d’aujourd’hui doivent ouvrir leur esprit, s’ils veulent comprendre vraiment les autres théories concernant l’évolution, et réaliser comment l’esprit humain peut prendre des formes différentes, selon qu’il croit que tout rangement dans l’univers est dû à un agent externe, ou, comme les Iatmul et les hommes de science modernes, qu’il s’aperçoit que la possibilité de l’ordre et du modèle est immanente dans le gronde.

A ce moment-là, l’étudiant sera forcé, par ce nouveau système, de contempler la « Grande Chaîne de l’Être », avec l’Esprit Suprême au sommet et les protozoaires à la base. Il verra ainsi comment l’Esprit futA invoqué comme principe explicatif pendant tout le Moyen Age et comment, plus tard, c’est l’Esprit lui-même qui est devenu le problème. L’Esprit est devenu ce qui exige d’être expliqué, lorsque Lamarck a montré que la Grande Chaîne de l’Être doit être inversée, pour devenir une séquence évolutive, avec les protozoaires en tête. Le problème devint alors d’expliquer l’Esprit à partir de ce qui pouvait être connu de cette nouvelle chaîne.

Et, lorsque l’étudiant atteindra la moitié du XIX° siècle, il faudra lui donner comme texte à étudier le livre de Philip Henry Gosse : Création ( Omphalos) – An Attempt to Untie the Geological Knot (Création [omphalos] – Une tentative de dénouer le nœud géologique). Dans ce livre extraordinaire, il apprendra beaucoup de choses sur la structure des animaux et des plantes, choses qui sont, de nos jours, très rarement mentionnées dans la plupart des cours de biologie : notamment, le fait que les animaux et les plantes présentent une structure temporelle, dont les cercles de croissance des arbres ne sont qu’un exemple élémentaire et les cycles de l’histoire de la vie, un temple plus complexe. Toute plante et tout animal sont construits en accord avec les prémisses de cette nature cyclique.

Après tout, il n’y a aucun mal à lire le livre de Gosse, qui fut un fondamentahste fervent – un « Plymouth Brother » — ainsi qu’un réputé biologiste marin. Son livre parut en 1857, deux ans avant L’Origine des espèces. Il l’a écrit justement pour démontrer que les données fournies par les empreintes fossiles, ainsi que par l’homologie biologique, peuvent parfaitement s’accorder avec les principes du fondamentahsme. Pour lui, il eût été inconcevable que Dieu ait créé un monde dans lequel Adam n’eût de nombril, les arbres du Jardin de l’Eden n’eussent des cercles de croissance, et les rochers n’eussent des couches distinctes. Pour toutes ces raisons, Dieu a dû créer le monde comme si le monde avait eu un passé.

Quant à notre étudiant, cela ne lui fera aucun mal de se frotter aux paradoxes de la « loi du Prochronisme », formulée par Gosse ; s’il prêtait une oreille attentive aux généralisations tâtonnantes de Gosse, relatives au monde biologique, il entendrait là une version précoce de l’hypothèse de l’« état stable ».

Bien sûr, tout le monde sait que les phénomènes biologiques sont cycliques : de l’œuf à la poule, à l’œuf, à la poule, etc. Ce qui est bien moins connu, surtout par la plupart des biologistes, ce sont les implications de ce caractère cyclique pour les théories évolutionnistes et écologiques elles-mêmes. La vision que Gosse propose du monde biologique ne peut qu’ouvrir leur esprit en ce sens.

Il est stupide et vulgaire d’approcher la gamme tellement riche de la pensée évolutionniste, avec seulement des questions du type « qui a eu raison » et « qui a eu tort ». Nous pourrions tout aussi bien dire que les Amphibiens et les Reptiles ont eu « tort », alors que les Mammifères et les Oiseaux ont eu « raison », quant à leurs solutions au problème : comment vivre ?

Car, en nous opposant constamment aux fondamentahstes, nous sommes amenés à des idées tout aussi insensées que les leurs. La vérité est que : « Autre est le semeur, autre est le moissonneur » (Jean 4, 38). Et ce texte n’est pas seulement un mémento pour notre humilité, mais également un raccourci du vaste processus d’évolution dans lequel, nous autres organismes, nous sommes bon gré mal gré impliqués.


[*] Essai publié pour la première fois dans BioScience, vol. XX, 1970.


[1] Cf. « Caüfornia’s anti-evolution ruling », BioScience, 1970.


Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit.
Traduit de l'anglais par Perial Drisso, Laurencine Lot et Eugène Simion (t. I & II) ;
avec le concours de Christian Cler (t. II)
© Éditions du Seuil, Paris, 1977 (t. I), 1980 (t. II) pour la traduction française,
Tome I : ISBN 978-2-02-025767-1 (ISBN 2-02-0O4700-4, 1ère publication ; ISBN 2-02-012301-0, 2e publication)
Tome II : ISBN 978-2-02-053233-4 (ISBN 2-02-013212-5, lø publication)


Titre original: Steps to an Ecology of Mind
édition originale: ISBN 345-23423-5-195,
© Chandler Publishing Company, New York, 1972