Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
Biologie et évolution |
Toute théorie de l’évolution biologique repose sur au moins trois types de changements :
Le problème, pour toute théorie de l’évolution, est d’élaborer une synthèse de ces trois types de changements et de les présenter sous la forme d’un processus unitaire qui, dans le cadre de la sélection naturelle, rende compte des phénomènes d’adaptation et de phylogenèse.
À cette fin, il nous faut convenir de quelques prémisses.
Ces considérations nous amènent à classer ensemble les changements génotypiques et ceux de l’environnement, en fonction du prix de souplesse qu’ils exigent du système somatique. En ce sens, un changement ne devient létal par rapport à l’environnement ou au génotype, qu’à partir du moment où il exige des modifications somatiques que l’organisme est incapable d’effectuer.
Or, il est probable que le prix somatique, pour un changement donné, ne dépend pas exclusivement des modifications demandées, mais aussi de la capacité de souplesse somatique dont dispose l’organisme à tel ou tel moment, cette capacité dépendant, à son tour, de la quantité de souplesse que l’organisme a déjà dépensée pour s’adapter à d’autres mutations ou à d’autres changements de l’environnement. Nous sommes donc confrontés à une économie de la souplesse qui, comme toutes les autres économies, est déterminante pour le cours de l’évolution si – et seulement si – l’organisme opère au plus près des limites déterminées par cette même économie.
Notons qu’il doit exister une différence importante entre cette économie de la souplesse somatique et les économies plus courantes, d’ordre monétaire ou énergétique. Pour ces dernières, chaque nouvelle dépense peut simplement s’additionner aux dépenses précédentes, et les lois économiques ne deviennent coercitives que lorsque la somme totale des dépenses avoisine les limites du budget. En revanche, les effets combinés des changements multiples, qui exigent tous leur prix du soma, doivent être multiplicatifs, ce qui peut être formulé de la manière suivante :
Il s’ensuit que la combinaison des deux mutations limitera l’organisme au produit logique de s1 et s2 c’est-à-dire à ce sous-ensemble d’états, en général plus restreint, qui est composé seulement d’éléments communs à s1 et s2. Ainsi, chacune des mutations successives (ou toute autre modification génotypique) fractionnera les possibilités d’adaptation (adjustment) somatique de l’organisme. Si, d’aventure, l’une des mutations exige un certain changement somatique diamétralement opposé à celui exigé par une mutation autre, les possibilités d’adaptation somatique de l’organisme s’en trouveront immédiatement réduites à zéro.
Le même raisonnement est certainement valable pour les multiples changements de l’environnement qui exigent des adaptations somatiques, quand bien même lorsque ces changements semblent profiter à l’organisme. Une amélioration diététique, par exemple, exclura du champ des adaptations somatiques d’un organisme certains modèles de croissance dont nous pourrions dire qu’ils sont « stoppés » parce que correspondant probablement à d’autres exigences de l’environnement.
De ces quelques considérations, il résulte que, si l’évolution se passait vraiment comme la décrivent les théories classiques, les processus qui la caractérisent seraient tout simplement bloqués ! La nature limitée du changement somatique prouve qu’aucun processus continu d’évolution ne peut résulter seulement d’une succession de changements génotypiques adaptatifs au monde extérieur, puisque leur combinaison, en exigeant une addition d’adaptations somatiques internes dont le soma est incapable, deviendrait par là même létale.
Il faut donc nous tourner vers une autre classe de changements génotypiques. En effet, pour aboutir à une théorie équilibrée de l’évolution, il faut supposer l’existence de modifications génotypiques qui augmentent le champ potentiel de souplesse somatique. En effet, lorsque, sous la pression des mutations ou de l’environnement, l’organisation interne des organismes d’une espèce aura été limitée à quelque sous-ensemble restreint de l’ensemble de ses états viables, tout progrès évolutif ultérieur requerra, pour compenser cette limitation première, certaines modifications génotypiques spécifiques.
Notons d’abord que, si les résultats des changements génotypiques sont irréversibles dans la vie des organismes individuels, les changements intervenant au niveau somatique ne le sont généralement pas. Lorsque ces derniers se produisent en réponse à des conditions spéciales de l’environnement, un retour à la norme initiale de cet environnement sera, le plus souvent, suivi d’une diminution ou d’une suppression du nouveau caractère (il est permis de penser qu’il pourrait en être de même des adaptations somatiques accompagnant les mutations adaptatives au monde extérieur, mais naturellement, dans ce cas précis, il est impossible de supprimer les effets de la mutation sur l’individu).
Il n’est pas sans intérêt de remarquer ici, toujours dans la perspective de ces changements somatiques réversibles, que les organismes supérieurs répondent souvent aux exigences de l’environnement par un phénomène que nous pourrions appeler la « défense en profondeur ». Par exemple, un homme qui passerait subitement du niveau de la mer à trois mille mètres d’altitude serait, très probablement, haletant et verrait son rythme cardiaque augmenter. Cependant, ces premières modifications sont aisément réversibles : si cet homme retoumait le jour même au niveau de la mer, elles disparaîtraient immédiatement. En revanche, s’il prolonge son séjour à trois mille mètres d’altitude, un second niveau de défense apparaîtra : celui de l’acclimatation lente, au moyen de changements physiologiques complexes. Son rythme cardiaque et sa respiration finiront par redevenir normaux, à moins qu’il n’accomplisse de gros efforts. Et si, après cela, il retourne à l’altitude zéro, les caractéristiques du second niveau de défense mettront un certain temps à disparaître, l’individu risquant même de ressentir certains malaises.
Du point de vue d’une économie de la souplesse somatique, le premier effet de la haute altitude est de réduire l’organisme à un ensemble limité d’états (sl), caractérisé par la rapidité du rythme cardiaque et par le halètement : l’homme peut encore survivre, mais uniquement comme être relativement rigide. L’acclimatation suivante (« défense en profondeur ») a justement pour but de corriger la perte de souplesse : une fois que l’homme est acclimaté, il peut utiliser les mécanismes du halètement pour s’adapter à d’autres dangers, qui risqueraient autrement de devenir létaux.
Une « défense en profondeur » similaire est aisément repérable dans le domaine du comportement. Lorsque nous sommes confrontés pour la première fois, à un problème particulier, nous l’abordons soit par l’intuition (insight), soit encore par la méthode d’« essais-et-erreurs ». Plus tard, et plus ou moins graduellement, nous contractons l’« habitude » d’agir selon la procédure qui s’est révélée eŒcace au cours des expériences précédentes ; continuer à utiliser l’intuition ou la méthode d’essais-et-erreurs, pour des problèmes de même classe serait un véritable gaspillage. Ces mécanismes peuvent, à présent être économisés et appliqués à d’autres problèmes[2].
Dans l’acclimatation, comme dans la formation d’habitudes, on économise la souplesse en remplaçant un changement superficiel et réversible par un changement profond et durable. Ou, pour reprendre les termes de notre prémisse antilamarckienne : un changement est intervenu dans les paramètres de l’équation fonctionnelle qui met en rapport respiration et pressitm atmosphérique externe. L’organisme semble ici se comporter comme un système ultra-stable. Ashby[3] a démontré qu’une caractéristique formelle de ces systèmes est que les circuits qui contrôlent les variables à fluctuation rapide agissent comme des mécanismes régulateurs, et garantissent la constance permanente des variables pour lesquelles le changement est normalement plus lent et de plus faible amplitude ; il a fait, d’autre part, remarquer que toute intervention bloquant les valeurs des variables instables a un effet perturbateur sur la constance des éléments habituellement stables du système. Ainsi, dans le cas d’un halètement constant à haute altitude, le rythme de respiration ne peut plus servir de quantité variable dans le maintien de l’équilibre physiologique ; et inversement, si le rythme de respiration doit redevenir une variable à fluctuation rapide, il faut alors que quelque changement intervienne dans les éléments plus stables du système ; en l’occurrence, ce changement s’effectuera de façon relativement lente et sera relativement irréversible.
Il n’en demeure pas moins vrai que même l’acclimatation et la formation d’habitudes sont encore réversibles au cours de la vie de l’individu, ce qui témoigne d’un certain manque d’économie communicationnelle dans ces mécanismes d’adaptation. La réversibihté implique, en effet, que la modification de la valeur d’une variable soit réalisée à travers des circuits homéostatiques, dont le principe moteur est l’erreur. Elle exige l’existence d’un moyen permettant de repérer un changement menaçant ou indésirable dans une variable donnée, ainsi que l’existence d’une chaîne de causes et d’effets qui puisse provoquer une action corrective. De plus, l’ensemble du circuit doit, en quelque sorte, demeurer disponible pour ce but, tant que le changement réversible demeure en place. Ce qui constitue un véritable gaspillage des réseaux communicationnels disponibles !
Le rôle de l’économie communicationnelle s’avère plus sérieux encore si l’on remarque que les circuits homéostatiques d’un organisme, loin d’être indépendants les uns des autres, sont, au contraire, imbriqués de façon extrêmement complexe : ainsi les messagers hormonaux jouant un rôle dans le contrôle homéostatique de l’organe A affecteront-ils, également, l’état des organes B, C et D ; toute surcharge particulière du circuit contrôlant A diminuera d’autant, pour l’organisme, sa liberté de contrôler B, C et D.
En revanche, tout laisse supposer que les changements provoqués par des mutations ou des modifications génotypiques sont d’une toute autre nature. Chaque cellule contient une copie du nouveau corpus génotypique et modifiera donc, au moment opportun, son comportement, sans qu’il y ait un quelconque changement dans les messages qu’elle reçoit des tissus ou des organes voisins. Si, par exemple, les pré-girafes imaginaires, porteuses du gène mutant « long-cou », pouvaient aussi porter le gène mutant « grand-cœur », leur cœur augmenterait de volume sans qu’il soit nécessaire d’utiliser les réseaux homéostatiques du corps pour obtenir ce résultat et le maintenir. Une telle mutation tire sa valeur de survie, non du fait qu’elle permet à la pré-girafe d’irriguer suffisamment sa tête surélevée – puisque la modification somatique s’en sera déjà chargée –, mais de l’accroissement de souplesse qu’elle procure à la totalité de l’organisme, qui peut maintenant répondre (et survivre) à d’autres exigences, pouvant provenir tant des changements de l’environnement que de ceux liés au génotype.
Il apparaît donc que le processus de l’évolution biologique serait continu, s’il existait une classe de mutations ou d’autres changements génotypiques, dont le mécanisme puisse simuler le fonctionnement de l’hérédité lamarckienne. La fonction de ces changements serait de former, avec l’« autorisation » du génotype, les caractères que l’organisme, à un moment donné, est déjà en train d’acquérir par la méthode non économique du changement somatique.
Je pense personnellement qu’une telle hypothèse ne contredit en rien les théories classiques de la génétique et de la sélection naturelle. Elle modifie quelque peu l’image traditionnelle de l’évolution conçue comme un tout, mais il faut rappeler que des idées assez proches de celles-ci ont déjà été formulées, il y a plus de soixante ans. C’est Baldwin[4] qui a suggéré que, en matière de sélection naturelle, nous devrions tenir compte non seulement de l’action de l’environnement extérieur, mais aussi de ce qu’il appelait la « sélection organique », à savoir du fait que le sort d’une variation dépend de sa propre viabilité physiologique. Dans le même article, Baldwin attribue à Lloyd Morgan l’idée qu’il pourrait exister, effectivement, des « variations coïncidentes » qui simuleraient les mécanismes de l’hérédité lamarckienne (c’est l’« effet Baldwin »).
Cette hypothèse permet de comparer les changements génotypiques survenant dans un organisme aux changements législatifs intervenant dans une société. Un législateur avisé n’introduira que très rarement une règle de comportement nouvelle ; il se bornera, le plus souvent, à confirmer dans la loi ce qui était déjà passé dans les mœurs. Car une loi novatrice ne peut être imposée qu’au prix de l’activation, et peut-être même de la surcharge, d’un grand nombre de circuits homéostatiques au sein de la société.
Il serait intéressant de se demander comment fonctionnerait un hypothétique processus évolutif, si c’était bien l’hérédité lamarckienne qui en était la règle ; autrement dit, si les caractères obtenus par homéostasie somatique étaient hérités. La réponse est extrêmement simple : il ne fonctionnerait pas. Et voici pour quelles raisons :
Le principe qui est ici en jeu est d’une portée générale et nullement négligeable. Il prévaut dans tous les systèmes homéostatiques où un effet donné peut être produit par un circuit homéostatique dont les caractères sont, à leur tour, modifiables par un système supérieur de contrôle. Dans tous ces systèmes (allant du thermostat ménager jusqu’aux gouvernements et à l’administration), il est important que le système supérieur de contrôle soit en retard par rapport aux séquences d’événements du circuit homéostatique périphérique.
Deux systèmes de contrôle sont donc présents dans l’évolution : les homéostasies du corps, qui se chargent des stress internes tolérables, et la sélection naturelle, qui agit sur les éléments (génétiquement) non viables d’une population. D’un point de vue, disons, technologique, le problème est ici de limiter la communication entre le système inférieur, somatique et réversible, et le système supérieur, génotypique et irréversible.
L’hypothèse que nous proposons présente également un autre aspect sur lequel nous ne pouvons que spéculer, à savoir la fréquence probablement relative des deux classes de changements génotypiques que nous avons distinguées : les changements qui innovent et ceux qui ne font que confirmer des caractères déjà obtenus par homéostasie. Chez les métazoaires et les plantes pluricellulaires, nous avons affaire à des réseaux complexes et enchevêtrés de circuits homéostatiques, et toute mutation ou recombinaison de gènes génératrice d’innovation appellera, probablement, la formation par homéostasie de caractères somatiques multiples et diversifiés. Ainsi, notre hypothétique pré-girafe, porteuse du gène mutant « long-cou », devra non seulement modifier son cœur et son système circulatoire, mais encore ses canaux semi-circulaires, ses disques vertébraux, les réflexes qui régissent sa posture, la proportion, la longueur et l’épaisseur d’un certain nombre de muscles, ses tactiques de fuite devant les prédateurs, etc. Aussi, pour que les organismes complexes évitent ce cul-de-sac où la souplesse somatique tend vers zéro, faut-il que le nombre des changements génotypiques confirmatifs dépasse de beaucoup le nombre des changements novateurs.
Inversement, nous pouvons penser que, à tout moment, la plupart des organismes demeurent disponibles pour un grand nombre de modifications génotypiques confirmatives. Et si – comme cela semble probable – la mutation et la redistribution des gènes sont toutes deux dues au hasard, il y a néanmoins de fortes chances pour que l’une ou l’autre de ces possibilités multiples se réalise.
Il conviendrait, pour finir, de rechercher et d’examiner les faits susceptibles de confirmer ou d’infnmer cette théorie. Malheureusement, cette vérification s’avère d’emblée difficile, car les mutations confirmatives, sur lesquelles se fonde notre hypothèse, sont en général invisibles. En effet, il ne nous sera pas possible de distinguer tout de suite, au sein d’une population en train d’opérer par des moyens somatiques, une adaptation aux conditions de l’environnement, les individus peu nombreux qui effectuent la même adaptation, mais par des moyens génotypiques. Pour les identifier, il nous faudra faire se reproduire et élever dans des conditions « plus normales » la descendance des individus ayant opéré des changements génotypiques.
L’étude des caractères acquis par homéostasie en réponse aux modifications génotypiques novatrices soulève encore plus de difficultés. Un simple examen de l’organisme ne permet pas, en général, de faire la différence entre les caractères primaires résultant des changements génotypiques, et les adaptations somatiques secondaires consécutives à ces premiers changements. Dans le cas de notre pré-girafe imaginaire au cou allongé et au cœur grossi, les choses sont relativement simples : il est facile de deviner que la modification du cou est génotypique, alors que celle du cœur est somatique. Mais toutes ces supputations sont tributaires de nos connaissances – bien limitées à l’heure actuelle – en matière de ce qu’un organisme peut accomplir comme adaptation somatique.
C’est un grand malheur pour la science que les généticiens absorbés par la controverse autour de l’hérédité lamarckienne aient, ainsi, complètement négligé le phénomène de l’adaptabilité somatique. Après tout, les mécanismes, les seuils et les limites maximales des changements phénotypiques accomplis par des individus soumis à des stress doivent certainement être déterminés par le génotype.
Au niveau des populations – qui sont soumises à une « économie » des changements potentiels théoriquement différente de celle qui opère au niveau de l’individu –, nous rencontrons une autre difficulté, de nature à peu près semblable. Une population donnée d’espèces sauvages est, en général, considérée aujourd’hui connue hétérogène du point de vue du génotype, quelle que soit la forte ressemblance extérieure que présentent entre eux les phénotypes individuels. Une telle population fonctionne comme un réservoir de possibilités génotypiques. Simmonds, par exemple, a particulièrement insisté sur l’aspect économique de ce réservoir[5]. Pour lui, les fermiers et les éleveurs qui cherchent à tout prix à obtenir des individus hautement sélectionnés et parfaitement uniformes, du point de vue phénotypique, ne font, en réalité, que gaspiller la plupart des possibilités génétiques accumulées depuis des centaines de générations par la population sauvage. Ce qui amène Simmonds à réclamer la création d’institutions chargées de « conserver » le réservoir des variations potentielles, en laissant se reproduire librement certaines populations, sans sélection artificielle.
Lerner[6] lui, a prouvé qu’il existe un certain nombre de mécanismes d’amortissement ou d’autocorrection, dont la fonction est d’assurer la constance de la composition de ces mélanges de génotypes sauvages, et de résister aux effets de la sélection artificielle. Il y a donc des chances pour que cette économie de la variabilité à l’intérieur de la population ait, en définitive, des effets multiplicatifs.
A ce stade, il devient évident que la difficulté d’établir une distinction entre les caractères acquis par homéostasie et ces mêmes caractères obtenus (de façon plus économique) par le raccourci génotypique, sera encore accentuée si l’on prend en considération non pas des individus, mais des populations. Dans ce cas, toutes nos expériences devront se faire sur des ensembles de populations, et il sera alors nécessaire de distinguer les effets de l’économie de la souplesse, qui opère au niveau de l’individu, des effets de l’économie de la variabilité, opérant au niveau des populations. C’est seulement en théorie que ces deux niveaux d’économie sont faciles a distinguer, la vraie difficulté étant de faire ressortir leurs différences dans la pratique de l’observation ou de l’expérience.
Malgré ces difficultés expérimentales, tâchons de recenser les faits déjà connus qui étayeraient quelques-unes des propositions fondamentales de notre hypothèse :
Dans ces circonstances variables, les organismes ont peut-être intérêt, pour survivre, à réaliser le contraire de l’assimilation génétique des caractères acquis : c’est-à-dire qu’il serait profitable qu’ils cèdent à des mécanismes somatiques homéostatiques le contrôle des caractéristiques qui avaient été, auparavant, plus rigidement contrôlées par le génotype.
Il est évident, néanmoins, que ce genre d’expérience est extrêmement difficile à réaliser. Rien que pour établir l’assimilation génétique du bithorax, par exemple, il a fallu établir une sélection sur une échelle astronomique : la population finale présentant ce caractère déterminé génétiquement était un échantillon sélectionné sur une population potentielle d’environ 1050 ou même 1060 individus ! De plus, il est fort peu probable que, après ce processus de sélection, il reste dans l’échantillon assez d’hétérogénéité génétique pour permettre ensuite la sélection inverse, destinée à favoriser les individus qui acquièrent encore le phénotype bithorax par des moyens somatiques.
Il se peut cependant, bien que le laboratoire ne puisse probablement pas nous fournir la démonstration de ce corollaire inverse, que, dans l’ample mouvement de l’évolution, quelque chose de semblable au processus en question se produise souvent. Ce problème des changements d’intensité des tensions externes peut être présenté sous une forme, pour ainsi dire, plus dramatique, en prenant en considération la dichotomie entre « régulateurs » et « adaptateurs »[8]. D’après Prosser, lorsque la physiologie interne contient une variable quelc0nque qui présente les mêmes dimensions qu’une variable de l’environnement exteme, il convient de classer les organismes en fonction du degré auquel ceux-ci peuvent assurer la constance de la variable interne, en dépit des modifications de la variable externe. Ainsi, les animaux homoïothermes seront classés comme « régulateurs » de la température, alors que les animaux poïkilothermes seront classés comme « adaptateurs » à ce même égard. On peut étendre cette dichotomie aux animaux aquatiques, selon leur manière d’équilibrer les pressions osmotiques internes et externes.
Il est habituellement admis que, du point de vue de l’évolution, les régulateurs sont, en quelque sorte, placés « plus haut » que les adaptateurs. Essayons cependant de voir ce que cela peut vouloir dire. S’il existe un large courant évolutif favorable aux régulateurs, celui-ci est-il compatible, pour autant, avec les effets bénéfiques du passage au contrôle génotypique, dont nous parlions plus haut ?
Il est évident que non seulement les régulateurs, mais également les adaptateurs ont besoin de recourir à certains mécanismes homéostatiques. Pour que la vie continue, il faut qu’un grand nombre de variables physiologiques essentielles soient maintenues à l’intérieur de limites très étroites : ainsi, par exemple, pour que la pression osmotique interne puisse varier, il faut que certains mécanismes protègent strictement ces variables essentielles. Il s’ensuit que ce qui distingue, en fait, les régulateurs des adaptateurs, c’est uniquement le lieu où, dans ce réseau complexe de causes et d’effets physiologiques, opère le processus homéostatique.
Chez les régulateurs, les processus homéostatiques opèrent aux points (ou près des points) d’entrée et de sortie de ce réseau qu’est l’organisme individuel. Chez les adaptateurs, les variables de l’environnement sont autorisées à pénétrer dans le corps, et l’organisme doit alors répondre à leurs effets, en utilisant des mécanismes qui mettent en jeu des boucles plus profondes par rapport à l’ensemble du réseau.
Cette analyse nous permet, à présent, d’introduire par extrapolation une troisième classe d’organismes : celle des « extra-régulateurs », ou organismes qui parviennent à exercer un contrôle homéostatique à l’extérieur de leur corps, par des modifications et un contrôle de l’environnement, l’être humain étant l’exemple typique de cette classe.
Au début de cet article, nous avons soutenu que, du point de vue d’une économie de la souplesse, il est bénéfique de passer, par exemple, du halètement à des changements d’acclimatation plus profonds et moins réversibles ; autrement dit, que l’habitude est plus économique que la méthode d’essais-et-erreurs, et que le contrôle génotypique est plus économique que l’acclimatation. Toutes ces modifications sont des changements centripètes dans la localisation du contrôle.
Or, il semble que, dans le mouvement d’ensemble de l’évolution la tendance soit inverse : à la longue, la sélection naturelle favorise les régulateurs plus que les adaptateurs, et les extra-régulateurs plus que les régulateurs. Ce qui semble bien indiquer que, à cette échelle plus vaste, ce sont les changements centrifuges de la localisation du contrôle qui s’avèrent les plus avantageux.
Il est peut-être romantique de s’adonner à des spéculations d’une telle envergure, mais
il serait néanmoins utile de remarquer que c’est, précisément, cette contradiction entre la
tendance d’ensemble de l’évolution et la tendance qu’on peut observer dans une population
confrontée à une tension constante, dont rend compte le corollaire inverse examiné plus
haut. Si la tension constante favorise les changements centripètes, alors que la
tension variable favorise les changements centrifuges, il devrait s’ensuivre que,
sur des longues périodes de temps et à l’échelle des vastes changements qui caractérisent
l’évolution, ce sont bien les changements centrifuges qui l’emportent.
Nous avons utilisé ici une méthode déductive. Partant des prémisses classiques de la physiologie et de l’évolution, et leur appliquant les modèles fournis par la cybernétique, nous avons montré qu’il existe à coup sûr une économie de la souplesse somatique, et que cette économie devient, à la longue, coercitive pour le processus d’évolution. L’adaptation à l’environnement par mutation ou par redistribution des gènes, telle qu’on la conçoit habituellement, épuisera inévitablement la souplesse somatique dont dispose l’organisme. Dans ce cas, et si l’évolution doit être continue, il doit exister également une autre classe de changements génotypiques, qui augmentent la souplesse somatique.
En général, les changements obtenus par la voie somatique sont peu économiques, parce qu’ils recourent à l’homéostasie, c’est-à-dire à l’ensemble des circuits de variables interdépendantes. ll s’ensuit que l’hérédité des caractères acquis serait létale pour le système évolutif, parce qu’elle fixerait les valeurs des variables, tout au long des circuits. En revanche, les organismes ou les espèces trouveraient des avantages (du point de vue de la survie) à des modifications génotypiques qui simuleraient l’hérédité lamarckienne, c’est-à-dire à des modifications qui feraient apparaître la composante adaptative de l’homéostasie somatique, sans faire appel à l’ensemble du circuit homéostatique. Une telle modification (appelée à tort l’« effet Baldwin ») accroîtrait la souplesse somatique et aurait, ainsi, une grande valeur de survie.
Pour finir, nous avons émis l’idée que c’est exactement le contraire qui se produit lorsqu’une population doit s’acclimater à des tensions variables. Dans ce cas, la sélection naturelle devrait favoriser un anti-effet Baldwin.
[*] Cet article a été publié pour la première fois dans la revue Evolution, vol. XVII, 1963.
[1] C’est délibérément que nous écartons ici
les problèmes de génétique bactériologique.
[2] Cf. « Exigences minimales pour une théorie
de la schizophrénie », ci-dessus p. 75.
[3] W. R. Ashby, « The effect of controls on stability », Nature,
1945, 155, 242. Cf. aussi W. R. Ashby, Design for a Brain, New York, John Wiley, 1952.
[4] J. M. Baldwin, « Organic selection », Science, 5, 1897, p. 634.
[5] N. W. Simmonds, « Variability in crop plants, its use and
conservation », Biological Review, 37, 1962, p. 422-462. ’
[6] I. M. Lemer, Genetic Homeostasis, Edimbourg, Olivier & Boyd, 1954.
[7] C. H. Waddington, « Genetic assimilation of an acquired character »,
Evolution, 7, 1953, 118. Cf. également C. H. Waddington, The Strategy of Genes, Londres,
Allen & Unwin, 1957.
[8] C. L. Prosser, « Physiological variations in animals »,
Biological Review, n° 30, 1955, p. 222-262.