Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
Biologie et évolution La communication préverbale chez les mammifères
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Au cours de mes recherches, j'ai rarement eu l'occasion de travailler avec des cétacés. J'ai disséqué, un jour, dans les laboratoires zoologiques de Cambridge, un spécimen de Phocoena acheté à la poissonnerie du coin et, depuis, plus rien jusqu'à cette année, où j'ai eu l'occasion de connaître les dauphins du Dr Lilly. J'espère que l'examen des questions qui me sont venues à l'esprit, lors de mes recherches sur les mammifères singuliers, vous aidera dans vos propres travaux concernant cette question ou des questions connexes.
Mes études antérieures en anthropologie, éthologie animale et psychiatrie m'ont permis de dégager une théorie de l'analyse transactionnelle du comportement. Les prémisses d'une telle position théorique peuvent être brièvement résumées ainsi :
Ces prémisses ne sont qu'une structuration hiérarchisée de la théorie de l'apprentissage, selon des critères fournis par la Théorie des types logiques de Russe1l[2], qui n'avait prévu d'appliquer ces prémisses qu'à l'étude de la communication digitale. On peut se demander jusqu'à quel point elles sont applicables à la communication analogique ou aux systèmes qui combinent le digital et l'analogique. Je pense que l'étude de la communication chez les dauphins apportera quelques éclaircissements sur ce point. Le problème, disons-le tout de suite, n'est pas de découvnr, par exemple, que les dauphins possèdent un langage complexe, ou de leur apprendre l'anglais, mais simplement d'essayer de combler les lacunes de notre savoir théorique sur la communication, en étudiant un système d'un type qui, qu'il soit rudimentaire ou complexe, nous est sans doute complètement étranger.
Je commencerai par rappeler le fait bien connu que le dauphin est un mammifère. Ce fait implique, bien sûr, toutes sortes de choses quant à son anatomie et à sa physiologie, mais ce ne sont pas ces aspects-là auxquels je m'arrêterai ici. Ce mammifère m'intéresse plutôt par son système de communication et par ce que nous appelons son « comportement », considéré comme un ensemble de données perceptibles et signifiantes pour les autres membres de son espèce. Ce comportement est signifiant, d'abord, dans la mesure où il affecte le comportement d'un animal « récepteur » et, ensuite, dans celle où un échec manifeste dans la transmission de cette « signification » affectera le comportement des deux animaux. Par exemple, les propos que je vous adresse en ce moment peuvent n'avoir aucun effet sur vous, mais si cette absence d'effet devient perceptible, elle vous affectera, vous comme moi. J'insiste sur ce point, parce que, dans toute relation entre homme et animal, et particulièrement lorsqu'il s'agit du dauphin, c'est bien cette « absence d'effet » qui détermine une grande partie du comportement des deux.
Quand je considère le comportement des dauphins comme de la communication, leur qualité de mammifère implique, à mon avis, quelque chose de tout à fait spécifique. Pour illustrer cela, je prendrai l'exemple d'une scène filmée au zoo de Brookfield, parmi la horde des loups de Benson Ginsburg.
Chez les canidés, c'est la mère qui se charge du sevrage : lorsque le petit réclame du lait, elle le presse par terre, en le poussant sur le cou avec sa gueule ouverte. Elle répète cette manœuvre jusqu'à ce que le petit cesse sa demande. C'est la méthode que pratiquent les coyotes, les chiens Dingo et les chiens domestiques. Cependant, chez les loups, le système est différent. Leurs petits passent progressivement de la mamelle à la nourriture régurgitée par les adultes: la horde revient à la tanière le ventre plein, tous les adultes régurgitent ce qu'ils ont avalé et, ensuite, ils remangent le tout ensemble. Le moment venu, les adultes sèvrent les petits, en les privant de ce genre de repas collectif et, à ce stade, ils retrouvent la méthode de tous les autres canidés : l'adulte presse le petit par terre, en lui appuyant sur le cou avec sa gueule ouverte. Toutefois, chez les loups, ce rôle n'est pas réservé aux mères, mais incombe aux adultes des deux sexes.
Le chef de la horde des loups de Chicago est un animal superbe qui passe son temps à patrouiller le territoire où est confinée la horde. Il trotte élégamment et semble infatigable, alors que les huit ou neuf autres membres de la horde sont presque tout le temps assoupis. Lorsque les femelles sont en chaleur, elles tentent de séduire le chef, en butant contre lui avec leur arrière-train. D'habitude celui-ci ne réagit pas, si ce n'est qu'il empêche d'autres mâles de posséder les femelles. Cependant, l'année dernière, l'un des mâles parvint à copuler avec une femelle. Le loup étant, comme tous les autres canidés, coincé dans la femelle pendant le coït et incapable d'en retirer son pénis, le rival du chef de la horde était ainsi sans défense. Sur ces entrefaites arriva le chef. Que croyez-vous qu'il fit au mâle sans défense qui avait osé usurper ses prérogatives ? Qu'il le mit en pièces ? C'est ce que nous ferait conclure notre anthropomorphisme. Eh bien, non : le film montre que, de sa gueule ouverte, le chef abaissa quatre fois la tête du mâle qui l'avait offensé et s'en alla calmement.
Quelles sont les implications théoriques de cette histoire ? Premièrement, que le comportement du chef de la horde ne peut être décrit (ou ne peut être qu'imparfaitement décrit) en terme S-R (stimulus-réponse). Il ne « renforce pas négativement » l'activité sexuelle de l'autre mâle. Il définit, ou affirme, la nature de ses relations avec lui. S'il fallait traduire en mots son geste, ces mots ne seraient pas : « Ne fais pas ça ! » Ils devraient plutôt traduire une action métaphorique du genre : « Je suis ton aîné, un mâle adulte ; toi, tu n'es qu'un bébé ». Vous voyez que je cherche à montrer que, chez les loups, en particulier, et chez les mammifères à communication préverbale, en général le discours porte d'abord sur les règles et les aléas des relations.
Pour vous faire admettre la généralité de cette idée - totalement hérétique pour les éthologues -, je prendrai un exemple qui doit vous être familier. Lorsque votre chat vous demande à manger, comment s'y prend-il ? Il n'a pas de mots pour dire nourriture ou lait. Ce qu'il fera, ce seront les mouvements et les sons qu'adresse toujours un chaton à sa mère. Et, ici encore, si nous devions traduire ce message en mots, il serait incorrect de dire que le chat crie : « Lait » ; il exprime plutôt quelque chose comme : « Maman » ; ou, mieux encore, nous pourrions dire qu'il crie : « Dépendance ! Dépendance ! » Car le chat s'exprime en termes de modèles et de possibilités de relations, et ce sera à vous de faire, à partir de là, une déduction et de deviner que le chat veut du lait. On voit donc que c'est la nécessité de l'étape déductive qui distingue la communication préverbale des mammifères de celle tout à la fois des abeilles et de l'homme.
Le fait exceptionnel - la grande nouveauté - qui a caractérisé la fondation et l'évolution du langage humain n'a pas été l'abstraction ou la généralisation, mais la découverte du moyen de parler de manière spécifique d'autre chose que des relations. Bien sûr, cette découverte, quoique effective, n'a que fort peu modifié le comportement des êtres humains. Si A dit à B : « L'avion doit décoller à 6 heures 30 », il est rare que A y voie purement et simplement un énoncé sur un fait concernant l'avion. Le plus souvent, il consacrera quelques neurones à chercher une réponse à la question : « Qu'est-ce qu'un tel énoncé venant de A signifie quant à ma relation avec lui ? » En somme, quoique nous ayons appris depuis peu quelques trucs linguistiques, notre héritage de mammifère n'est pas très profondément enfoui.
Cette réserve étant faite, le premier résultat à attendre d'une étude de la communication chez les dauphins est de prouver qu'elle possède la propriété, commune à tous les mammifères, d'avoir pour tout premier objet la relation.
Cette prémisse suffit peut-être en elle-même à rendre compte du développement sporadique, parmi les mammifères, de cerveaux de grand volume. Il est donc inutile que nous nous lamentions en croyant que, puisque les éléphants ne parlent pas et que les baleines n'ont pas inventé de pièges à rats, ces animaux ne sont pas manifestement intelligents. Contentons-nous de supposer que, à un certain stade de l'évolution, certains êtres vivants pourvus d'un cerveau d'un volume important furent assez fous pour se lancer dans le jeu des relations ; une fois l'espèce entière prise à ce jeu d'interprétation du comportement d'autrui - interprétation devenue complexe et vitale -, les individus les plus aptes à jouer le jeu avec ingéniosité et opportunité sont devenus les plus aptes à survivre. Nous pouvons donc nous attendre à ce que, chez les cétacés, la communication concernant les relations soit très complexe : étant donné qu'il s'agit de mammifères, nous pouvons supposer que leur communication traite de modèles et de possibilités de relations et, fondamentalement, s'exprime en de tels termes ; étant donné, également, qu'ils sont sociables et pourvus d'un cerveau de grand volume, nous pouvons nous attendre à un haut degré de complexité dans leur communication.
L'hypothèse que nous venons de formuler introduit des difficultés très particulières dans la façon de tester ce qu'on appelle, d'habitude, la « psychologie » des animaux dotés d'individualité : intelligence, ingéniosité, faculté de discrimination, etc. Rien que le simple test de la faculté de discrimination, tel qu'il a été mis au point dans les laboratoires du Dr Lilly, et sans doute ailleurs, comporte toute une série d'étapes :
Le succès dans l'accomplissement des trois premières étapes ne fait que confronter le dauphin à un nouveau choix. Pour des raisons méthodologiques, c'est justement ce degré supplémentaire de liberté qui doit être l'objet premier de nos investigations.
Considérons, en effet, les conclusions qui sont habituellement tirées de ce genre d'expériences. Le raisonnement va toujours de la dernière à la première étape, et se formule ainsi : « Si l'animal a réussi à accomplir la deuxième étape, c'est qu'il a été capable d'accomplir la première ». Si l'animal a réussi à apprendre à se comporter de façon à obtenir la récompense, c'est donc qu'il possède l'acuité sensorielle nécessaire pour distinguer X de Y, et ainsi de suite.
Or, précisément parce que nous cherchons à tirer, du succès de l'animal à accomplir la dernière étape, des conclusions sur les étapes plus élémentaires, il devient d'une importance capitale de savoir si l'organisme en question est capable d'accomplir la quatrième étape. S'il en est capable, alors tous les raisonnements concernant les étapes (1) à (3) sont invalidés, à moins qu'on ne puisse intégrer au schéma expérimental des méthodes adéquates pour contrôler la quatrième étape. Fait bien significatif de ce point de vue, les spécialistes en psychologie humaine ont étudié les étapes (1) à (3), sans prendre aucune précaution pour dissiper les ambiguïtés liées à la possibilité de l'étape (4), dont les êtres humains sont pourtant pleinement capables. Les choses se passent ainsi : si le sujet humain est « coopératif » et « sain », il répond, en général, à la situation expérimentale en réprimant la plupart de ses impulsions, pour modifier son comportement en fonction de son point de vue personnel sur ses relations avec l'expérimentateur. Les mots « coopératif » et « sain » impliquent, précisément, une certaine constance au niveau (4). De sorte que le psychologue opère, en fait, une sorte de petitio principii : si le sujet est coopératif et sain, c'est-à-dire si les règles relationnelles sont stables, le psychologue n'aura pas à se soucier du changement de ses règles.
Les problèmes méthodologiques seront totalement différents lorsque le sujet n'est justement pas coopératif : lorsqu'il est psychopathe, schizophrène, enfant « inadapté » ou dauphin.
Ce qu'il y a, sans doute, de plus fascinant chez cet animal est sa capacité - qui reste encore à démontrer théoriquement - à opérer à ce niveau relativement élevé de la hiérarchie des étapes.
Réfléchissons, en effet, à ce qu'est l'art du dresseur. Mes conversations avec ces personnes hautement qualifiées que sont les dresseurs de dauphins et de chiens d'aveugles, m'ont amené à la conclusion que la première qualité d'un dresseur consiste à empêcher l'animal d'exercer son choix au niveau de l'étape (4). Il faut continuellement que l'animal sache que le seul « choix » qui lui reste, s'il ne veut pas s'attirer d'ennuis, c'est de faire la chose qu'il a appris à reconnaître comme « juste » dans un contexte donné. Autrement dit, la première condition d'un numéro de cirque réussi, c'est que l'animal renonce à se servir des niveaux supérieurs de son intelligence. L'art de l'hypnotiseur repose sur un principe similaire.
Cela me rappelle une histoire que raconte le Dr Samuel Johnson. Une dame assez stupide fit accomplir quelques tours à son chien en sa présence. Le docteur ne parut nullement impressionné. « Mais enfin, docteur, dit la dame, vous ne pouvez pas imaginer comme c'est difficile pour un chien ! - Difficile, madame ? répondit le docteur. Si seulement ça pouvait être impossible ! ».
L'étonnant, dans les numéros de cirque, c'est que, après avoir renoncé à utiliser autant d'intelligence, l'animal en possède encore assez pour faire son tour.
A mes yeux, l'intelligence consciente est le plus bel ornement de l'esprit humain. Cependant, de grands penseurs, depuis les maîtres zen jusqu'à Sigmund Freud, ont insisté sur l'ingéniosité des formes d Intelligence moins conscientes et sans doute plus archaïques.
J'ai dit, tout à l'heure, que je m'attendais à ce que la communication chez les dauphins soit d'un type qui nous est très peu familier. Je voudrais m'étendre ici sur ce point. En tant que mammifères, ce qui nous est familier, et en même temps très souvent inconscient, c'est l'habitude de communiquer sur nos relations. Comme tous les autres mammifères terrestres, nous communiquons la plupart du temps au moyen de signaux kinésiques et paralinguistiques : mouvements du corps, tensions involontaires dans les muscles contrôlables, changements dans l'expression du visage, hésitations, modifications du rythme de la parole et du mouvement, nuances de la voix, irrégularités respiratoires. Si vous voulez comprendre ce que « signifie » l'aboiement d'un chien, regardez ses babines, les poils de son cou, sa queue, etc. Ces parties « expressives » de son corps vous indiqueront quel est l'objet qui provoque l'aboiement, et quel modèle de relations avec cet objet il est susceptible d'adopter dans les secondes qui suivent. Ce qu'il faut surtout regarder, ce sont les organes sensoriels : les yeux, les oreilles, le nez.
Chez tous les mammifères, les organes sensoriels deviennent aussi des organes de transmission de messages à propos des relations. Ce qui nous met parfois mal à l'aise chez un aveugle, ce n'est pas tant le fait qu'il ne voit pas - après tout, c'est son problème, et nous n'en sommes que vaguement conscients -, mais le fait qu'il ne nous transmet pas, au moyen du mouvement de ses yeux, les messages que nous attendons et dont nous avons besoin pour connaître l'état de nos relations avec lui. Nous ne saurons donc pas grand-chose sur la communication des dauphins, tant que nous ne saurons pas ce que un dauphin peut lire dans l'utilisation, la direction, le volume et la tonalité de l'écholocation par un de ses semblables.
Peut-être est-ce cette lacune de notre savoir qui fait que la communication des dauphins nous semble mystérieuse et opaque, mais je ne peux, cependant, m'empêcher de supposer qu'il y a à cela une explication plus profonde.
L'adaptation à la vie dans les océans a dépouillé les cétacés de toute expression faciale. Ils n'ont pas d'oreilles externes à agiter, peu ou pas de poils érectiles ; beaucoup d'espèces ont même les vertèbres cervicales soudées en un seul bloc, et l'évolution a fuselé leur corps, sacrifiant ainsi la force d'expression de chaque partie à la mobilité de l'ensemble. En outre, les conditions de la vie marine sont telles que, même si le dauphin avait un « visage » mobile, les autres dauphins ne pourraient voir les détails de son expression que de très près, même en eaux claires.
Il est donc vraisemblable que, chez ces animaux, la vocalisation ait remplacé la fonction de communication qui est assumée, chez les autres animaux, par l'expression faciale, le remuement de la queue, le serrement du poing, la supination de la main, le gonflement des narines, etc. Nous pourrions même dire que, du point de vue de la communication, le cétacé est le contraire de la girafe : il n'a pas de cou, mais il a une voix. Cette hypothèse, à elle seule, justifie pleinement le grand intérêt théorique porté à la communication des dauphins. Il serait, par exemple, fascinant de savoir si les mêmes structures catégorielles se sont maintenues ou non, à travers le mouvement évolutif qui va de la kinésie à la vocalisation.
Mon impression - qui n'est cependant pas étayée sur des tests –, lorsque j'entends les sons émis par les dauphins, est qu'il n'y a pas vraiment eu de passage de la kinésie à des formes paralinguistiques, comme on le suppose d'habitude. Nous autres, en tant que mammifères terrestres, nous sommes familiarisés avec la communication paralinguistique ; nous l'utilisons nous-mêmes par des gémissements, grognements, rires, pleurs, modulations de la respiration, et ainsi de suite. Pour cette raison, les signaux paralinguistiques des autres mammifères ne nous paraissent pas complètement obscurs. Nous apprenons assez facilement à y reconnaître certaines sortes de salut, de pathos, de rage, de persuasion ou de territorialité, même s'il arrive que nous nous trompions. Mais, dans les sons émis par les dauphins, nous ne pouvons rien deviner.
Je ne suis guère convaincu par ceux qui croient que les sons des dauphins représentent une forme élaborée du système paralinguistique des autres mammifères. Il faut, néanmoins, souligner que raisonner ainsi, à partir de notre incapacité de comprendre, est une plus « faible » méthode théorique qu'une approche positive, s'appuyant sur des éléments connus.
Personnellement, je ne crois pas que les dauphins possèdent ce qu'en linguistique humaine on pourrait appeler un « langage ». Je ne pense pas qu'aucun animal dépourvu de mains serait assez stupide POur en arriver à un mode de communication aussi inadapté : pourquoi utiliserait-on une syntaxe et un système de catégories ne visant que les choses qu'on peut manipuler, au lieu de communiquer sur des modèles et des possibilités de relations ?
Je vous ferai pourtant observer que c'est là exactement ce qui se passe dans cette salle, en ce moment même. Je suis ici, en train de parler, alors que vous écoutez et attendez. Moi, je m'efforce de vous convaincre, de vous faire regarder les choses à ma façon, de susciter votre respect à mon égard, de vous témoigner le mien, de vous provoquer, et ainsi de suite. En somme, notre enjeu véritable, c'est une discussion sur les modèles et les possibilités de nos relations réciproques, qui adopte les règles d'une conférence scientifique sur les cétacés : voilà ce que c'est que d'être homme.
Je ne crois pas du tout que les dauphins aient un langage dans ce sens-là. Mais ce que je crois, c'est que, comme nous-mêmes et comme les autres mammifères, ils se préoccupent des modèles de leurs relations réciproques. Appelons œtte communication sur les modèles des relations, fonction μ du message. Après tout, c'est le chat qui nous a montré l'importance de cette fonction, en miaulant. Lorsqu'ils en ont besoin, les animaux à communication non verbale communiquent sur les choses, en utilisant les signaux qui relèvent d'abord de la fonction μ. Au contraire, les humains se servent du langage, lequel porte d'abord sur les choses, pour parler de relations. Le chat, pour demander du lait, dit : «Dépendance ! », alors que moi, pour attirer votre attention et peut-être votre respect, je vous parle de baleines !
Mais nous ne savons toujours pas si le système de communication dêS dauphins ressemble au mien où à celui du chat. Ou s'il est encore d'un troisième type.
Autre aspect du problème : comment se fait-il que les systèmes paralinguistiques et kinésiques des hommes appartenant à des cultures qui nous sont étrangères, et même les systèmes paralinguistiques des autres mammifères terrestres, nous sont au moins en partie intelligibles, alors que le langage verbal des hommes appartenant à des cultures étrangères nous est complètement opaque ?
A cet égard, il semblerait que les vocalisations des dauphins s'apparentent davantage au langage humain qu'aux systèmes kinésiques et paralinguistiques des autres mammifères terrestres.
Bien sûr, nous savons pourquoi les gestes et les intonations nous sont partiellement compréhensibles, et pas les langues étrangères : c'est parce que le langage est digital, tandis que la kinésie ou les signaux paralinguistiques sont analogiques[3]. Le fond du problème, c'est que la communication digitale repose sur l'existence d'un certain nombre de signes purement conventionnels : l, 2, 3, X, Y, etc., qui sont combinés selon des règles qu'on appelle des algorithmes. Les signes eux-mêmes n'ont pas de rapport simple (rapport de grandeur, par exemple) avec ce qu'ils désignent. Le signe « 5 » n'est pas plus grand que le signe « 3 ». Et, s'il.est vrai qu'en enlevant la barre horizontale de « 7 » on obtient « 1 », i1 est vrai aussi que la barre en question ne désigne nullement le chiffre « 6 ». Un nom n'a, en général, qu'un rapport purement conventionnel et arbitraire avec la classe qu'il nomme. Le signe « 5 » n'est que le nom d'une grandeur. Il serait absurde, par exemple, que je me demande si mon numéro de téléphone est plus grand que le vôtre, puisqu'un central téléphonique n'est qu'un ordinateur digital : on ne le nourrit pas de grandeurs, mais seulement de noms désignant des positions sur une matrice.
Dans la communication analogique, en revanche, on utilise des grandeurs réelles, qui correspondent à des grandeurs réelles au niveau de l'objet du discours. Un bon exemple d'ordinateur analogique est fourni par le télémètre incorporé de l'appareil photographique moderne : il s'agit d'un mécanisme dont le fonctionnement repose sur un angle de grandeur réelle, et qui est réellement sous-tendu, en un certain point de l'objet à photographier, par la base du télémètre. Cet angle contrôle une came, qui, à son tour, fait avancer ou reculer l'objectif de l'appareil. Le secret du télémètre réside dans la fonne de cette came, qui doit être une représentation analogique (une image ou une courbe cartésienne) de la relation fonctionnelle entre la distance de l'objet et la distance de l'image.
Le langage verbal, lui, est purement digital dans presque tous ses éléments. Le mot « grand » n'est pas plus grand que le mot « petit ». Et, en général, on ne trouve rien, dans le schéma du mot « table » (c'est-à-dire dans le système des grandeurs qui lui sont corrélatives), qui pourrait correspondre au système de grandeurs corrélatives à l'objet qu'il désigne.
Au contraire, dans la communication kinésique et paralinguistique, 1'ampleur du geste, la profondeur de la voix, la longueur de la pause ou la tension du muscle correspondent (directement ou inversement) aux grandeurs de relations qui font l'objet du discours. Le modèle d'action, dans la communication du chef d'une horde de loups, par exemple, est immédiatement intelligible dès qu'on possède des informations sur les pratiques de sevrage chez ces animaux, puisque ces pratiques sont elles-mêmes des signaux kinésiques analogiques.
On peut donc logiquement envisager l 'hypothèse que la vocalisation des dauphins est une expression digitale des fonctions μ. C'est précisément ce que j'avais à l'esprit, lorsque je disais que la communication de ces animaux est, probablement, d'un type qui nous est tout à fait inhabituel. Il est vrai que l'homme dispose, lui aussi, de quelques mots pour exprimer ces fonctions μ, comme, par exemple : « amour », « respect », « dépendance », etc. Mais ces mots n'ont qu'une fonction très pauvre dans la communication sur les relations entre personnes. Si vous dites à une jeune fille: « Je vous aime », elle attachera certainement beaucoup plus d'importance aux signes kinesthésiques et paralinguistiques qui accompagnent votre déclaration, qu'aux mots eux-mêmes.
Les humains que nous sommes détestons que quelqu'un se mette à interpréter nos attitudes et nos gestes, et à les traduire en termes de relations interpersonnelles. Nous préférons nettement que nos messages affectifs restent analogiques, inconscients et involontaires. Nous avons tendance à nous méfier de tous ceux qui sont capables de simuler les messages concernant les relations.
Pour toutes ces raisons, nous n'avons donc aucune idée de ce que pourrait être une espèce pourvue d'un système de communication digital, fût-il simple et rudimentaire, et dont l'objet principal serait les fonctions μ. C'est là un système que nous autres, mammifères terrestres, ne pouvons imaginer et pour lequel nous n'avons aucune empathie.
Il nous faut, maintenant, aborder l'étude des moyens permettant de tester et d'augmenter le corpus de nos hypothèses, et cela constituera la partie la plus théorique de cet essai. Pour ce faire, je pose ici les prémisses heuristiques suivantes :
M. WOOD : Durant les douze années que j'ai passées dans les Marine Studios de Floride, j'ai longuement observé la concentration probablement la plus vaste qui existe de Tursiops en captivité. Elle comprend des animaux de tous âges, et, la plupart du temps, deux ou trois individus en plein processus de croissance. Or, je dois dire que je n'y ai pas vu grand-chose de ce que vous êtes allé chercher dans un groupe d'animaux beaucoup plus restreint, aux Virgin Islands.
En revanche, j'ai assisté, une fois, à une scène très intéressante : un matin de bonne heure, à 6 heures ou 6 heures 30, un adulte mâle, pendant près d'une demi-heure, prit position à côté d'une femelle qui se tenait strictement immobile, dans le courant du bassin. Il remontait de temps à autre à la surface, puis revenait auprès d'elle, et lui donnait des coups répétés sur le côté, à l'aide de sa nageoire droite. Rien n'indiquait, cependant, que ce manège eût une quelconque signification sexuelle : le mâle n'était pas en érection, et l'on ne pouvait observer aucune réponse non plus de la part de la femelle. Il s' agissait là d'un signal non vocal, aussi clair que tous ceux que j'avais jusque-là observés dans le bassin.
BATESON : Je répondrai d'abord en disant qu'il s'échange certainement beaucoup plus de signaux qu'il ne semble à première vue. Bien sûr, il existe - et je suis loin de nier leur importance - nombre de signaux spécifiques. Je veux dire des attouchements et ainsi de suite. Ce qu'il faut surtout remarquer ici,c'est que cette femelle timide, pour ainsi dire « traumatisée », qui demeure immobile à un mètre au-dessous de l'eau, alors que deux autres cétacés lui tournent autour, cette femelle attire leur entière attention précisément en restant immobile. Il est bien possible qu'elle ne transmette pas activement ses messages, mais, en matière de communication corporelle, point n'est besoin d'être actif pour que les autres captent vos signaux. Il suffit d'être, et c'est uniquement en étant que cette femelle attire toute l'attention des deux mâles qui passent, s'arrêtent un peu, partent et reviennent, etc. On a envie de dire que cette femelle est « repliée » sur elle-même, elle l'est, effectivement, mais à la manière du «schizophrène» qui, parce qu'il est « replié » sur lui-même, devient le centre de gravité de toute sa famille. Dans le cas du cétacé femelle, tous les autres membres du groupe tournent autour de ce repli, et elle ne permet à personne de l'oublier.
DR RAY : Je serais plutôt d'accord avec M. Bateson. Au New York Aquarium, nous travaillons sur le bélouga[a], et je suis persuadé que ces animaux sont en réalité beaucoup plus expressüs que nous voulons bien le croire. Je pense qu'une des raisons qui explique leur apathie est le fait qu'en captivité, la plupart du temps, ils s'ennuient à mourir. L'environnement constitué par le bassin est fort peu intéressant, et j'estime, pour ma part, que nous devrions organiser leur captivité beaucoup plus intelligemment que nous ne le faisons. Il ne s'agit pas, bien sûr, de manipuler les baleines, elles n'aiment pas cela ; mais peut-être d'introduire d'autres espèces animales, ou de trouver quelques petites astuces qui les amèneraient à nous répondre davantage. Les cétacés en captivité sont comme les singes en cage. Ils sont extrêmement intelligents et développés, mais ils s'ennuient.
Un autre facteur à prendre en considération, c'est notre propre faculté d'observation : avec les bélougas, nous avons pu, au moins, étudier visuellement les sons qu'ils émettent, en observant les changements qui se produisent dans la forme du dôme que présente leur front, fortement développé chez ces animaux: il peut s'enfler d'un côté ou de l'autre, et prendre différentes formes liées à la quantité des sons émis. Il suffit donc d'une observation attentive et/ou d'une manipulation habile, pour accomplir beaucoup de choses avec ces animaux, et d'une façon relativement simple.
BATESON : J'ai voulu souligner, tout à l'heure, que chez les mammifères, et même chez les fourmis, tous les organes sensoriels deviennent des organes importants de transmission de messages: « Qu'est-ce qu'il fixe du regard, celui-là ? » ; ou bien : « De quel côté pointe-t-il ses antennes (pinnae ? » C'est de cette façon que les organes sensonels deviennent des organes de transmission de signaux.
Alors, si nous voulons comprendre les dauphins, une des premières choses que nous devons
absolument éclaircir, c'est l'interprétation que donne un cétacé de l'utilisation du
sonar
[b] par un autre membre de son espèce. Pour ma part,
je crois qu'il existe tout un tas de règles de courtoisie dans cette utilisation :
par exemple, il doit être très grossier de se servir de son sonar pour observer trop
attentivement ses copains, exactement comme, entre humains, il est très impoli de trop
détailler les pieds d'une autre personne. Nous avons, nous humains, de nombreux interdits
concernant l'observation des signaux kinesthésiques d'autrui, précisément parce qu'une
telle observation fournirait trop d'informations sur son comportement.
DR PURVES : A mes yeux, les dauphins et les autres cétacés doivent souffrir d'un désavantage supérieur à celui dont les hommes ont eux-mêmes souffert dans leur passé. Quelqu'un - je ne sais plus quelle autorité - disait que l'origine du langage humain se trouverait dans le langage analogique. Autrement dit, si on utilise le mot « bas », du même coup, on baisse la main et le maxillaire inférieur ; si on dit « haut », on lève la main et le maxillaire inférieur. Si on emploie le mot « table » (surtout en le prononçant en français), la bouche s'élargit et l'on fait un geste horizontal. Quelle que soit sa complexité, le langage humain s'appuie à tout instant sur son origine analogique. Le pauvre cétacé, lui, n'a rien de semblable qui lui serve de point de départ. Il a donc fallu qu'il soit vraiment très intelligent, pour avoir réussi à élaborer un système de communication à partir de rien.
BATESON : Ce qui a dû se passer avec eux, c'est que les informations que nous-mêmes, humains, ainsi que les autres mammifères terrestres, pouvons recueillir visuellement, ont été déplacées dans la voix. Il n'en demeure pas moins que, pour les comprendre, nous devons commencer par étudier ce qui demeure du matériel visuel.
[*] Cet article constitue le 25° chapitre du livre Whales, Dolphins and Porpoises, édité par K. S. Norris, Berkeley and Los Angeles, University of Califomia Press, 1966, p. 569-799.
[1] J. Ruesch et G. Bateson, Comnunnication :
The Social Matrix of Psychiatry, New York, Norton, 1951.
[2] A. N. Whitehead et B. Russell, op. ciro
[3] La différence entre les communications digitale et
analogique sera mieux comprise, si l'on prend l'exemple d'un mathématicien de langue
anglaise confronté au texte d'un collègue japonais. Il fixera sans les comprendre les
idéogrammes japonais, mais il sera capable de comprendre au moins une partie des courbes
cartésiennes figurant dans la publication japonaise. Car les idéolaammes, blen qu'à l'origine
images analogiques, sont à présent purement digitaux, tandis que les courbes
cartésiennes, elles, sont analogiques.
[4] A. N. Whitehead et B. Russell, op. cit.
[a] Variété de dauphin, aussi appelé « canari de mer ».
(NdT.)
[b] Sonar : terme emprunté à la technologie de la
navigation sous-marine, loslgnant l'équipement de détection et de communication sous-marines,
analogue au radar, et basé sur la réflexion des ondes sonores ou supersoniques. (NdT.)