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Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
Crise dans l'écologie de l'esprit |
Mon intention étant de vous entretenir de notre histoire récente telle qu’elle a été vécue par ma génération et par la vôtre, dans mon avion, ce matin, des mots résonnaient dans mon esprit. Ces formules étaient plus fulgurantes que toutes celles que je pourrais imaginer moi—même. L’une d’entre elles était : « Les pères ont mangé des raisins verts et les dents des enfants en sont agacées. » Une autre était cette affirmation de Joyce : « L’histoire est ce cauchemar dont on ne se réveille jamais ». Une autre encore : « Les péchés des pères retomberont sur leurs enfants, même jusqu’à la troisième et la quatrième génération de ceux qui me haïssent ». Et, enfin, cette autre proposition, peut-être moins significative à première vue, mais révélatrice pour le problème des mécanismes sociaux : « Celui qui veut le bien d’autrui doit s’attacher uniquement au cas particulier. Le Bien général n’est que le prétexte dont s’ornent les hypocrites, les fripouilles et les flatteurs ».
J’ai choisi le titre de cette conférence en me référant aux deux principaux événements historiques du XX° siècle : le congrès de Versailles et l’avènement de la cybernétique. Ce mot « cybernétique » vous est familier. Mais combien d’entre vous savent ce qui s’est passé à Versailles, en 1919 ?
La question est de savoir ce que l’histoire retiendra de plus important dans ces soixante dernières années. Moi-même, j'ai soixante-deux ans, et, quand je pense aux événements historiques que j’ai pu vivre il me semble que je n’ai vu que deux moments qui méritent d’être considérés comme vraiment importants d’un point de vue anthropologique : les événements qui ont conduit au traité de Versailles et la percée de la cybernétique. Certains d’entre vous seront surpris, ou même choqués, que je ne mentionne pas la bombe A, ou la Seconde Guerre mondiale ; que je ne mentionne pas non plus la grande expansion de l’automobile, de la radio ou de la télévision, ni aucune de toutes les nouveautés qui sont apparues au cours de ces soixante ans.
Je dois, par conséquent, préciser ici mon critère d’importance en matière d’histoire.
Les mammifères, dont nous faisons partie, n’accordent, en général, que très peu d’attention aux épisodes qui peuvent affecter leurs relations, et en retiennent surtout les modèles (patterns). Lorsque vous ouvrez la porte de votre réfrigérateur et que votre chat arrive en miaulant, il ne vous « parle » ni de foie ni de lait, même si vous savez pertinemment que c’est ce qu’il désire. Vous pouvez donc deviner juste et même lui donner du lait, si vous en avez au réfrigérateur. Mais ce dont il vous parle, en réalité, c’est de la relation entre vous et lui. Traduit en mots, son message donnerait à peu près : « Dépendance, dépendance, dépendance ». Ce dont traite ce message est donc un modèle assez abstrait, à l’intérieur d’une relation. Et vous, de l’affirmation de ce modèle, vous êtes censés faire le chemin du général au particulier, autrement dit déduire : foie ou lait.
Tel est l’enjeu capital de la communication chez les mammifères. Ils se préoccupent essentiellement des modèles de relation à travers lesquels ils établissent des rapports d’amour, de haine, de respect, de dépendance, de confiance et autres abstractions de ce genre, avec quelqu’un d’autre. C’est là que le bât nous blesse lorsque nous nous sentons dans notre tort. Lorsque nous accordons notre confiance et découvrons qu’elle est imméritée, ou lorsque nous éprouvons de la méfiance et découvrons ensuite qu’elle est injustifiée, nous nous sentons mal. La souffrance que peut causer aux êtres humains et aux autres mammifères une telle méprise est extrême. Et si, maintenant, nous voulons réellement savoir quels sont les moments significatifs de l’histoire, nous devons nous demander quelles sont les périodes qui ont vu un renversement d’attitude. C’est à ces moments-là que les êtres humains sont blessés dans leurs anciennes « valeurs ».
Prenons l’exemple du thermostat de la chaudière de votre maison. Lorsque le temps change, la température à l’intérieur baisse, et le thermomètre du living-room fait son travail et allume le dispositif de chauffage ; lorsque la pièce est suffisamment chauffée, le changement de niveau dans le thermomètre éteint le chauffage. Cela constitue ce qu’on appelle un circuit homéostatique, ou un servocircuit. Mais il y a aussi une petite boîte sur le mur du living qui permet de régler le thermostat. S’il a fait trop froid dans la maison la semaine passée, nous allons déplacer vers le haut le point d’allumage, pour que le système oscille autour d’un niveau supérieur. Aucun changement de temps, de chalèur, de froid, ou de ce que vous voudrez, ne pourra modifier ce réglage. La température de la pièce variera, se réchauffera ou se refroidira en fonction de diverses circonstances, mais le réglage du système ne sera pas affecté par ces changements. Mais quand c’est vous qui modifiez ce réglage, vous modifierez également ce que l’on peut appeler l’« attitude » du système.
C’est la même question qu’il faut se poser à propos de l’histoire : « La polarisation ou le réglage ont—ils été modifiés ? » Le déroulement épisodique des événements, lorsque le « réglage » reste constant, est de peu d’importance. Voilà pourquoi je pense que les deux événements historiques les plus importants de ma vie ont été le traité de Versailles et la découverte de la cybernétique.
Je suppose que la plupart d’entre vous sait à peine comment ce traité a vu le jour. L’histoire en est très simple. La Première Guerre s’étemisait ; il était presque sûr que les Allemands allaient la perdre. C’est alors que George Creel, quelqu’un qui travaillait comme public relation — et je vous demande de ne pas oublier que cet homme fut à l’origine des relations publiques modernes —, eut une idée : peut—être les Allemands se rendraient—ils si nous leur proposions des conditions d’armistice honorables. Il dressa donc une liste de conditions modérées, qui stipulaient, pour l’essentiel, qu’il n’y aurait pas de mesures de rétorsion à l’égard de l’Allemagne. Ces conditions furent résumées en quatorze points, et soumises au président Wilson. Il est bien connu que, Si l’on veut tromper quelqu’un, ou a intérêt à choisir un messager honnête. Or, le président Wilson était d’une honnêteté quasi pathologique et, par—dessus le marché, humaniste. Il développa ces points dans de nombreux discours : il ne devait y avoir « ni annexions, ni réparations, ni représailles ». Et les Allemands se rendirent.
Bien entendu, nous autres, Anglais et Américains — mais surtout les Anglais —, nous avons continué le blocus de l’Allemagne, parce que nous ne voulions pas que les Allemands reprennent du poil de la bête avant la signature du traité. Donc, pendant encore un au, ils continuèrent à crever de faim.
Cette conférence de paix a été brillamment décrite par Maynard Keynes, dans son livre The Economic Consequences of the Peace (1919).
Le traité fut finalement élaboré par quatre hommes : Clémenceau, le « Tigre », qui voulait écraser l’Allemagne : Lloyd George, qui estimait qu’il serait politiquement payant d’obtenir de l’Allemagne des réparations importantes et d’en tirer une revanche ; et le président Wilson, qu’il fallait constamment mener en bateau ; chaque fois qu’il s’inquiétait du sort de ses fameux Quatorze Points, les autres lui faisaient faire une balade dans les cimetières militaires pour lui faire honte de ne pas être plus vindicatif à l’égard des Allemands. Et qui était le quatrième homme ? C’était Orlando, un Italien.
Ce fut là une des plus grandes braderies de l’histoire de notre civilisation. Un événement des plus extraordinaires, qui a conduit presque directement et inéluctablement a la Seconde Guerre mondiale. Il a conduit également — et cela est peut—être encore plus intéressant que l’enclenchement de la Seconde Guerre — à la dégradation de la vie politique en Allemagne. Promettez donc quelque chose à votre fils et reniez votre promesse tout en brandissant tout haut de grands principes moraux, vous verrez non seulement votre fils très en colère contre vous, mais aussi son comportement moral se détériorer au fur et à mesure qu’il sentira sur sa peau le coup de fouet des injustices que vous lui faites.
Ainsi, non seulement la Seconde Guerre mondiale fut la réponse appropriée d’une nation qui avait été indignement traitée, mais surtout ce genre de traitement eut comme conséquence nécessaire la corruption de la nation. Et la corruption de l’Allemagne entraîna notre propre corruption. C’est la raison pour laquelle je disais que le traité de Versailles était un tournant pour l’histoire de nos comportements.
Je suppose que les effets secondaires de cette braderie se feront encore sentir pendant deux générations au moins. Nous sommes, en fait, dans la même situation que les Atrides de la tragédie grecque. Il y eut d’abord l’adultère de Thyeste, puis le meurtre de trois enfants de Thyeste par Atrée, qui les lui servit à table lors d’un banquet de paix. Ensuite, le meurtre du fils d’Atrée, Agamemnon, ar le fils de Thyeste, Égisthe, et, finalement, le meurtre d’Égisthe et de Clytemnestre par Oreste.
Cette tragédie se poursuit indéfiniment : la haine, la méfiance et la destruction ravagent les générations les unes après les autres.
Imaginez—vous débarquant au beau milieu d’une de ces scènes de tragédie. Qu’est—ce qui se passe pour la deuxième génération des Atrides ? Ils ont l’impression de vivre dans un monde complètement fou. Du point de vue de ceux qui ont commencé le massacre, il n’y a pas lieu de crier à la folie : ils savent, eux, ce qui s’est passé et comment ils en sont arrivés là. Mais leurs descendants, qui n’ont pas vu le début de l’histoire, se croient dans un monde fou, et se croient fous eux-mêmes, précisément parce qu’ils sont ignorants de leur propre histoire.
Prendre une dose de LSD, c’est très joli : on vit alors une expérience de folie plus ou moins intense, mais, en tout cas, on comprend ce qui arrive, puisque l’on sait que l’on a pris une dose de LSD. Imaginez maintenant quelqu’un qui prendrait du LSD par accident : il se sentirait devenir fou, ne sachant comment il en est venu là ; ce serait certainement une expérience horrible et terrifiante, beaucoup plus grave et plus pénible que le « trip » dont on peut jouir si l’on sait qu’on a pris du LSD.
Examinons maintenant la différence qu’il y a entre ma génération et la vôtre, celle des moins de vingt—cinq ans. Nous vivons tous dans le même monde fou, monde dont la haine, la méfiance et l’hypocrisie sont imputables (surtout au plan international) aux fameux Quatorze Points et au traité de Versailles.
Nous, les anciens, nous savons comment nous en sommes arrivés là. Je me souviens de mon père, lisant les Quatorze Points au petit déjeuner et s’exclamant : « Mince alors ! Ils vont leur accorder un annistice décent, une paix décente ! », ou quelque chose dans ce goût—là. Et je me souviens aussi de ce qu’il proféra lorsque le traité de Versailles fut finalement signé. Je m’abstiendrai de répéter ses propos, qui sont impubliables. Alors, vous voyez, moi, je sais plus ou moins comment nous en sommes arrivés là.
Mais, de votre point de vue, nous sommes tous complètement fous et, vous-mêmes, vous ignorez quel genre d’événement historique nous a menés à cette folie. « Les pères mangent des raisins verts, et les dents des enfants en sont agacées ». Va pour les pères, ils savent ce qu’ils ont mangé, mais leurs enfants, eux, ne le savent pas.
Demandons—ncus, maintenant, quelle attitude peuvent adopter ceux qui s’aperçoivent qu’ils ont été victimes d’une magistrale duperie. Avant la Première Guerre mondiale, on convenait généralement que le compromis et une légère hypocrisie étaient les ingrédients nécessaires d’une vie agréable. Lisez Retour à Erewhon de Samuel Butler, et vous comprenez parfaitement ce que je veux dire : les personnages principaux du livre se sont tous mis d’eux-mêmes dans un terrible guêpier : les uns sont promis à l’échafaud, les autres au scandale public, et le système religieux de la nation menace de s’effondrer. Tout ce désarroi et ces désastres sont soigneusement atténués dans les propos de Mme Ydgrun (ou, si vous voulez, Mme Grundy : Mme « Qu’en dira—t-on »), la gardienne de la morale éréwhonienne. Elle s’applique à reconstruire avec beaucoup de soin l’histoire, comme un jeu de patience, et finalement personne ne se trouve ni blessé, ni déshonoré, ni encore moins exécuté. C’était là une philosophie confortable : un peu d’hypocrisie et quelques compromis, çà et là, pour huiler les rouages de la vie sociale.
Mais, au lendemain d’une formidable tromperie, cette philosophie devient intenable. On a alors parfaitement raison de dire qu’il y a quelque chose qui ne va pas, et que ce quelque chose est de l’ordre de la tromperie et de l’hypocrisie, car on vit effectivement en pleine corruption.
Il est sûr que la première réaction en ce cas ne peut être qu’une réaction puritaine ; non pas une réaction de puritanisme sexuel, puisqu’il ne s’agit nullement, en l’occurrence, d’une supercherie sexuelle, mais d’un puritanisme exacerbé, opposé à tout compromis, à toute hypocrisie, d’un puritanisme qui pourrait fort bien en arriver à mettre en pièces toute vie sociale. On pense que ce sont les grandes structures intégrées de la vie qui sont responsables de la démence ; la seconde réaction est donc, elle aussi, très logique : on finit par ne plus s’intéresser aux petites choses. En effet : « Celui qui veut le bien d’autrui doit s’attacher uniquement au cas particulier. Le Bien général n’est que le prétexte dont s’oment les hypocrites, les fripouilles et les flatteurs ». Autrement dit, pour les nouvelles générations, le Bien général a des relents d’hypocrisie.
Je ne doute pas une seconde que, si vous aviez demandé à George Creel de justifier ses Quatorze Points, il aurait invoqué le Bien général. Il se peut que sa petite initiative ait sauvé quelques milliers de vies américaines en 1918. Je ne sais combien elle en a coûté pendant la Seconde Guerre mondiale, et ensuite en Corée et au Vietnam. Je vous rappelle qu’on avait justifié Hiroshima et Nagasaki par le même Bien général, et par la nécessité de sauver des vies américaines. On parlait beaucoup, à l’époque, de « rédition inconditionnelle », peut-être justement parce que nous ne pouvions pas nous fier à nous-mêmes pour respecter les termes d’un armistice conditionnel. Le sort de Hiroshima s’est—il joué à Versailles ?
Je voudrais, maintenant, vous parler de cet autre événement historique significatif qui est survenu au cours de mon existence. Nous pouvons le placer à peu près dans les années 1946—1947. Il s’agit du développement simultané d’un certain nombre d’idées qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, sont parvenues à éclore en différents lieux. Nous pouvons appeler cet ensemble d’idées cybernétique, ou théorie de la communication, ou théorie de l’information, ou encore, théorie des systèmes. Ces idées furent développées en plusieurs endroits simultanément : à Vienne, où travaillait Bertalanffy ; à Harvard, grâce à Wiener : à Princeton, par von Neumann ; dans les laboratoires téléphoniques Bell, par Shannon ; à Cambridge, par Craik, etc. Tous ces développements séparés, provenant de centres intellectuels différents, traitaient des problèmes de communication, et notamment de celui de savoir ce que c’est qu’un système organisé.
Vous remarquerez que tout ce que j’ai dit de l’histoire et du traité de Versailles équivaut à une discussion sur les systèmes organisés leurs propriétés. Je veux souligner le fait que, aujourd’hui, nous disposons d’un début de connaissance scientifique rigoureuse en ce qui concerne ces systèmes organisés si mystérieux. Notre savoir actuel dispose de beaucoup tout ce que George Creel aurait pu dire : il faisait de la science appliquée avant même que la science ne soit applicable.
La cybernétique découle, en partie, de la Théorie des types logiques de Whitehead et Russell : en principe, le nom n’est pas la chose nommée, le nom du nom n’est pas le nom, et ainsi de suite. Dans les termes de cette théorie forte, un message sur la guerre ne fait pas partie de la guerre.
Le message : « Jouons aux échecs », n’est pas un mouvement dans le jeu d’échecs lui-même. C’est un message formulé en un langage plus abstrait que celui du jeu qui se déroule sur l’échiquier. Le message : « Faisons la paix dans telles ou telles conditions », n’appartient pas au même système éthique que les supercheries et les ruses du combat. On dit que tout est permis, en amour et à la guerre, ce qui est peut—être vrai à l’intérieur de l’amour et de la guerre ; mais, lorsqu’on se place à l’extérieur et autour et que l’on parle de l’amour et de la guerre, l’éthique devient légèrement différente. Depuis des siècles, les hommes estiment que la tromperie dans l’établissement de la trêve ou de la paix est bien pire que la ruse de guerre. Ce principe éthique reçoit, aujourd’hui, un support théorique et scientifique. On peut désormais considérer l’éthique de façon formelle, rigoureuse, logique, mathématique, et l’on peut la fonder sur d’autres bases que de simples sermons faits d’invocations. Nous n’avons plus à « ressentir » les choses d’une façon ou d’une autre ; nous pouvons parfois savoir ce qui est bien et ce qui est mal.
Si j’ai parlé de la cybernétique comme du deuxième événement historique important de ma vie, c’est parce que j’ai l’espoir – assez mince, il est vrai – que nous pourrons utiliser ce nouveau savoir avec plus d’honnêteté que de coutume. Si nous comprenons un peu plus ce que nous sommes en train de faire, peut-être trouverons—nous ainsi plus facilement une issue a cet écheveau d’hallucinations que nous avons tissé autour de nous-mêmes.
Et, quoi qu’il en aille de mes espoirs, la cybernétique demeure une contribution au changement ; et non seulement au changement d’attitude, mais aussi au changement dans la compréhension de ce qu’est une attitude.
Le critère que j’ai choisi pour déterminer l’ordre d’importance des événements historiques – critère du changement d’attitude ou du changement dans la polarisation du thermostat – dérive donc directement de la cybernétique, telle que celle-ci s’est développée sous la pression des événements survenus depuis 1946.
Cela étant dit, les cailles ne nous tombent pas toutes rôties dans la bouche. Nous savons aujourd’hui beaucoup de choses en cybernétique, nous sommes très calés sur la théorie des jeux, nous commençons seulement à comprendre les'systèmes complexes. Encore faut—il que cette compréhension ne soit pas utilités à des fins destructrices.
Bien que, pour ma part, je croie que la cybernétique est un des plus beaux fruits que nous ayons cueillis sur l’Arbre de la Connaissance depuis deux mille ans, je pense aussi qu’il ne faut pas oublier, pour autant, que la plupart des fruits auxquels nous avons goûté jusque—là se sont avérés plutôt indigestes — et généralement pour des raisons cybernétiques.
Si la cybernétique contient en elle-même assez d’intégrité pour nous aider à ne pas succomber à sa propre séduction, et sombrer à nouveau dans la démence, nous ne pouvons pas non plus nous en remettre entièrement à elle pour nous tenir éloignés du péché.
Pensons à ces nombreux pays où les ministères des Affaires étrangères utilisent les ordinateurs et la théorie des jeux, pour décider de leur politique internationale. Comment est—ce que cela se passe ? On commence par repérer ce qu’on croit être les règles du jeu de l’interaction internationale ; on considère ensuite la répartition géographique des forces, des armes, des points stratégiques, des revendications, etc. ; puis on demande à l’ordinateur de déterminer le prochain mouvement, de telle sorte que les risques de perdre au jeu soient réduits au minimum. L’ordinateur démarre, vibre, donne une réponse, et c’est alors qu’il y a quelque tentation à y obéir. Après tout, si l’on suit les ordres de l’ordinateur, on est un peu moins responsable que si l’on prend soi-même la décision. Or, en suivant les ordres de l’ordinateur, ou approuve implicitement les règles du jeu qu’on y a introduites. On affirme ces règles du jeu.
Etant donné qu’il est évident que, de leur côté, les autres nations disposent elles aussi d’ordinateurs, qu’elles jouent à des jeux similaires, et qu’elles affirment aussi ces mêmes règles du jeu qu’elles introduisent dans leurs ordinateurs, le résultat, c’est donc un système dans lequel les règles de l’interaction internationale deviennent de plus en plus rigides.
Cela me semble pernicieux : je crois, pour ma part, que les tares du système international viennent, justement, de ce que ce sont les règles qui ont besoin de changer. La question n’est pas de savoir comment améliorer le système en fonction des règles déjà existantes mais de savoir comment nous débarrasser de ces règles avec lesquelles nous jouons depuis dix ou vingt ans, ou même depuis le traité de Versailles. Le vrai problème est de changer les règles, et si nous laissons nos propres inventions cybernétiques, les ordinateurs, nous enfermer dans des situations de plus en plus rigides, nous gâcherons la première chance véritable de progrès qui nous ait été offerte depuis 1918.
Tel est donc l’un des dangers de la cybernétique. Il peut en exister d’autres, dont beaucoup ne sont pas encore identifiés : nous ne savons pas, par exemple, quels pourraient être les effets d’une mise en ordinateurs de tous les dossiers gouvernementaux.
Je conclurai, néanmoins, en réaffirmant que c’est pourtant aussi la cybernétique, qui recèle en elle—même ces moyens latents par lesquels nous pouvons escompter parvenir à des perspectives nouvelles et peut—être plus humaines, qui peut nous permettre de changer notre philosophie du contrôle et de considérer, enfin, notre propre folie selon une plus large perspective.
[*] Le texte de cette conférence a été prononcé, le 21 avril 1966, à Sacramento State College, dans le cadre du Symposium des Deux Mondes (« Two World Symposium »).