PRÉC. SOMM SUIV.
Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
Crise dans l'écologie de l'esprit

- VI.2 - Pathologies de l'épistémologie [*] -

Puis-je vous demander, pour commencer, de participer à une petite expérience ? Répondez-moi en levant la main : combien d’entre vous sont-ils prêts à affirmer qu’ils me voient ? Je vois beaucoup de mains levées. Ce qui prouve que la folie est la chose du monde la mieux partagée. Bien entendu, vous ne me voyez pas « vraiment ». Ce que vous voyez est un faisceau d’éléments d’informations me concernant, que vous synthétisez en formant une « image » de moi. Vous faites cette image. C’est pourtant simple à admettre.

La proposition : « Je vous vois », ou « Vous me voyez », est une proposition qui contient ce que j’appelle de l’« épistémologie » : elle suppose implicitement tel mode d’acquisition de l’information, telle nature pour cette information, et ainsi de suite. Quand vous dites que vous me « voyez » et, naïvement, levez la main, vous affirmez implicitement certaines propositions sur la nature de la connaissance, sur la nature de l’univers où nous vivons et sur la façon dont nous le connaissons.

Mon intention est, ici, de montrer que nombre de ces propositions se révèlent fausses, même si elles sont largement partagées. Dans le cas de ce type de propositions épistémologiques, l’erreur est difficile à repérer, et la punition n’arrive qu’à long terme. Ainsi, vous et moi sommes capables de parcourir le monde dans tous les sens, de prendre l’avion pour Hawaii, et d’y lire des articles sur la psychiatrie, de trouver nos places autour de ces tables et, en général, de fonctionner raisonnablement comme des êtres humains, en dépit des profondes erreurs que nous commettons sans cesse. Incontestablement, les fausses prémisses fonctionnent.

Mais prenez-y garde, ces prémisses ne fonctionnent que jusqu’à certaines limites ; à un certain moment ou dans certaines circonstances, si vous traînez après vous des erreurs épistémologiques graves, vous vous apercevrez que vos prémisses ne marchent plus. Et vous découvrirez alors avec horreur qu’il est extrêmement difficile de s’en débarrasser, qu’elles sont gluantes, comme si vous aviez touché du miel. Comme le miel, la fausseté colle ; tout ce que vous essayerez de nettoyer deviendra gluant à son tour, et vos propres mains en resteront poisseuses.

En fait, vous savez aussi bien que moi, ne serait-ce qu’intellectuellement, que vous ne me voyez pas. Il faut pourtant que je vous dise que cette vérité ne m’était pas vraiment apparue avant que je participe aux expériences d’Adelbert Ames, et que j’aie été confronté à des circonstances où mes erreurs épistémologiques m’ont entraîné à des actes erronés.

Voici une des expériences typiques d’Ames, menée avec un paquet de cigarettes Lucky Strike et une boîte d’allumettes : le paquet de Lucky Strike est placé à peu près à un mètre du sujet de l’expérience, soutenu par une pointe située au-dessus de la table, et la boîte d’allumettes se trouve à deux mètres du sujet, soutenue elle aussi par une pointe. Ames demande au sujet de regarder la table, et d’indiquer la taille des objets et leur emplacement. Le sujet reconnaît la place où ils sont, et la taille qu’ils ont, sans commettre aucune erreur épistémologique apparente. Ames lui demande alors : « Je voudrais que vous vous penchiez et que vous regardiez à travers cette planche ». La planche est posée verticalement au bout de la table. Il s’agit d’un simple morceau de bois où l’on a pratiqué un trou rond, par lequel on regarde. Le sujet ne se sert plus alors que d’un seul œil, et, comme il est penché, il n’a plus une vision oculaire croisée. Mais il voit encore le paquet de Lucky Strike à sa place et à sa dimension. Après cela, Ames lui dit : « Pourquoi n’essayez-vous pas d’obtenir un effet de parallaxe en faisant glisser votre planche ? » Vous faites alors glisser la planche vers le bord, et soudain votre image change : vous voyez une minuscule pochette d’allumettes, à peu près de la moitié de sa taille primitive, placée à un mètre de vous, alors que le paquet de cigarettes paraîtra deux fois plus grand qu’auparavant, et semblera se trouver à deux mètres de vous.

Cet effet est obtenu de la façon la plus simple qui soit. Lorsque vous faites glisser la planche, vous agissez en même temps sur un levier disposé au-dessous de la table, que vous ne voyez pas. Le levier inverse l’effet de parallaxe : il amène l’objet le plus proche à se déplacer avec vous, tandis que l’objet le plus éloigné reste derrière, à sa place.

Votre esprit s’est habitué, ou a été déterminé génotypiquement (la première hypothèse étant plus plausible), à faire le travail mathématique nécessaire pour utiliser la parallaxe de manière à créer aussi une image en profondeur. Il réalise cet exploit indépendamment de la volonté, et sans que votre conscience intervienne. Vous ne pouvez pas contrôler ce processus.

C’est de cet exemple dont je voudrais me servir ici, comme paradigme du type d’erreur que j’ai l’intention de vous décrire. En effet, ce cas est très simple ; il peut être vérifié expérimentalement ; il illustre la nature intangible de l’erreur épistémologique, ainsi que la difficulté de changer ses habitudes épistémologiques.

Lorsque je pense machinalement, je dis que je vous vois, même si, intellectuellement, je sais que je ne vous vois pas. Depuis 1943, c’est-à-dire depuis que j’ai assisté à cette expérience, j’ai tenté de vivre dans le monde de la vérité, plutôt que dans celui des fantaisies épistémologiques. Je ne crois pas y être parvenu. Après tout, le traitement de la folie demande une psychothérapie ou quelque expérience radicalement nouvelle et déterminante. Une seule expérience, qui prend fin au laboratoire, ne saurait être suffisante.

Ce matin, lors de la discussion du texte du Dr Jung, j’ai soulevé une question que personne n’a prise au sérieux, peut-être parce que mon ton prêtait à sourire. La question était : « Y a-t-il des idéologies vraies ? » Nous savons que des peuples différents ont des idéologies différents, des épistémologies différentes, des idées différentes sur les relations entre l’homme et la nature, sur la nature de l’homme lui-même, de son savoir, de ses sentiments et de sa volonté. S’il existait quelque vérité dans ces domaines, on pourrait raisonnablement s’attendre à ce que seuls les groupes sociaux qui la posséderaieut soient stables. Et si aucune culture au monde n’était en accord avec cette vérité, il n’y aurait pas de culture stable.

La question, notez-la à nouveau, est : combien de temps faut-il pour se dégager de l’erreur épistémologique ? L’erreur épistémologique est souvent renforcée, et, de ce fait, elle s’autolégitime. Et vous pouvez très bien continuer tranquillement votre chemin, en dépit du fait que vous entretenez, au fin fond de votre esprit, des prémisses qui sont tout sirnplement fausses.

À mes yeux, la découverte scientifique la plus intéressante du XX° siècle – bien qu’elle soit encore incomplète – est celle de la nature de l’esprit. Je rappellerai ici quelques-unes des idées qui ont contribué à cette découverte. Emmanuel Kant dans sa Critique du jugement, affirme que le premier acte d’un jugement esthétique est la sélection d’un fait. En un sens, il n’existe pas de faits dans la nature ; ou, si vous préférez, il y existe un nombre infini de faits potentiels, parmi lesquels le jugement en sélectionne quelques-uns, qui ne deviennent réellement des faits que par cet acte de sélection.

Rapprochons maintenant cette idée de Kant de l’intuition de Jung dans ses Septem Sermones ad Mortuos[a], ce texte étrange où il signale l’existence de deux mondes d’explications, ou de compréhension : le pleroma et la creatura. Dans le premier, on ne trouve que des forces et des impacts. Dans le second, on trouve la différence. Autrement dit, le pleroma est le monde des sciences exactes, tandis que la creatura est le monde de la communication et de l’organisation. Une différence ne peut être localisée ; il y a, par exemple, une différence entre la couleur de ce bureau et celle du bloc-notes. Mais cette différence ne se trouve ni dans le bloc-notes ni dans le bureau, et elle n’est pas non plus saisissable entre les deux : elle ne se trouve pas dans l’espace qui les sépare. En un mot, une différence est une idée.

Le monde de la creatura est donc cet univers explicatif où les effets sont produits par des idées, essentiellement par des différences.

Si, maintenant, nous essayons de faire la synthèse des intuitions de Kant et de Jung, nous aboutirons à une théorie affirmant qu’il existe une infinité de différences dans ce morceau de craie, mais que seulement un petit nombre d’entre elles créent une différence. Nous retrouvons là le fondement épistémologique de la théorie de l’information. L’unité d’information est une différence. Et, en fait, l’unité d’entrée (input) psychologique est une différence.

C’est pourquoi toute la structure énergétique du pleroma, ces forces et ces impacts des sciences exactes, a été jetée aux orties : dès qu’il est question d’explication à l’intérieur de la creatura, elle devient inutilisable. En définitive, Zéro diffère de Un et, par conséquent, Zéro peut être une cause, ce qui est tout à fait inadmissible dans les sciences exactes. La lettre que vous n’avez pas écrite peut précipites une réponse désagréable, parce que Zéro peut constituer à lui seul la moitié de l’élément d’information nécessaire. Même la similitude (sameness) peut être une cause, puisqu’elle diffère de la différence.

Ces relations étranges ne sont possibles que parce que nous autres organismes (ainsi qu’un grand nombre des machines que nous fabriquons) sommes capables d’emmagasiner de l’énergie. Il se trouve que nous sommes en possession de la structure de circuit nécessaire pour que nos dépenses d’énergie soient inversement proportionnelles à l’entrée d’énergie. Si vous donnez un coup de pied dans une pierre, celle-ci se déplacera grâce à l’énergie qu’elle aura reçue de votre coup. En revanche, si vous frappez un chien, il bougera grâce à l’énergie que lui procure son propre métabolisme. Une amibe, pendant une période de temps considérable, se déplacera davantage lorsqu’elle aura faim. Sa dépense d’énergie est fonction inverse de l’entrée d’énergie.

Ces effets étranges, qu’on ne trouve que dans la creatura (et qui ne se manifestent pas dans le pleroma), dépendent aussi de la structure de circuit : or, un circuit est une voie fermée (ou un réseau de voies), le long de laquelle sont transmises des différences (ou des transformations élémentaires de différences).

Soudainement, dans les vingt dernières années, ces notions ont convergé pour aboutir à une conception élargie de ce monde où nous vivons, à une nouvelle façon de concevoir la nature de l’esprit. Or, quelles sont les caractéristiques essentielles minimales d’un système que je peux considérer comme spécifiques de l’esprit ?

  1. Le système opérera avec et sur des différences.
  2. Le système consistera en boucles fermées, ou en réseaux de voies, le long desquelles seront transmises des différences et des transformations de différences. (Ce qui est transmis dans un neurone n’est pas une impulsion, ce sont les « dernières nouvelles d’une différence ».)
  3. De nombreux événements se produisant à l’intérieur du système seront alimentés en énergie par l’élément récepteur, et non par l’impact venant de l’élément déclencheur.
  4. Le système exercera une autocorrectiou allant dans le sens de l’homéostasie et/ou dans le sens d’un « emballement » de lui-même. Le caractère autocorrecteur implique le processus d’essai-et-erreur.

Nous pouvons affirmer que ces caractéristiques minimales de l’esprit sont engendrées chaque fois que, et partout où, il existe une structure adéquate de circuit de boucles causales. L’esprit est une fonction nécessaire, inévitable, de la complexité appropriée, partout où cette complexité apparaît.

Or, une telle complexité apparaît dans beaucoup d’autres endroits qu’à l’intérieur de vos têtes ou de la mienne. J’en viendrai, plus loin, à la question de savoir si l’homme ou l’ordinateur ont un esprit. Pour l’instant, je me limite à dire qu’une forêt de séquoias ou un récif de coraux, avec leurs agrégats d’organismes s’entremêlant dans des relations réciproques, possèdent cette structure générale nécessaire. L’énergie des réponses de chaque organisme est fournie par son métabolisme, et le système dans son ensemble s’autocorrige de diverses manières. C’est aussi le cas des sociétés humaines, avec les boucles causales fermées. Toute organisation humaine possède à la fois la propriété d’être autocorrective et une potentialité d’emballemeut.

Les ordinateurs pensent-ils ? Je dirai tout de suite : non. Ce qui « pense » et qui est engagé dans un processus d’essai-et-erreur, c’est « l’homme plus l’ordinateur plus l’environnement ». Les lignes de séparation entre homme, ordinateur et environnement sont complètement artificielles et fictives. Ce sont des lignes qui coupent les voies le long desquelles sont transmises l’information et la différence. Elles ne sauraient constituer les frontières du système pensant. Je le répète : ce qui pense, c’est le système entier, engagé dans un processus d’essai-et-erreur, et qui est composé de « l’homme plus son environnement ».

Néanmoins, si l’on prend comme critère de la pensée ou du processus mental la propriété autocorrective, il est alors évident qu’il existe « de la pensée » à l’oeuvre à l’intérieur de l’homme, au niveau autonome qui lui permet de maintenir la stabilité de ses variables internes. De même, l’ordinateur, s’il contrôle sa température interne, réalise à l’intérieur de lui-même une certaine forme simple de pensée.

Là, nous commençons à entrevoir quelques-uns des sophismes épistémologiques de la civilisation occidentale. Darwin, en parfait accord avec le climat culturel de l’Angleterre du milieu du XIX" siècle, a proposé une théorie de la sélection naturelle et de l’évolution, selon laquelle l’unité de survie est la lignée ou les espèces et les sous-espèces, ou quelque chose du même ordre. Mais, de nos jours, il est devenu évident que cette conception de l’unité de survie méconnaît le monde biologique réel. L’unité de survie réelle est « l’organisme plus l’environnement ». Et, depuis un moment, nous sommes en train d’apprendre à force d’expériences douloureuses et amères, que l’organisme qui détruit son environnement se détruit lui-même.

Si, maintenant, nous nous avisons de corriger l’unité de survie darwinienne, en y incluant l’environnement, ainsi que l’interaction entre organisme et environnement, nous voyons se dessiner une étrange et surprenante identité : l’unité de survie évolutive s’avère identique à l’unité d’esprit.

Autrefois s’est élaborée une hiérarchie de « taxa » – individu, lignée, sous-espèces, espèces, etc. – en tant qu’unités de survie. A présent, nous envisageons une autre hiérarchie d’unités : gène-dans-l’organisme, organisme-dans-l’environnement, écosystème, etc. Ainsi, l’écologie, au sens le plus large du terme, devient l’étude de l’interaction et de la survie des idées et des programmes (qui sont des différences, des ensembles de différences, etc.), dans des circuits.

Examinons maintenant de plus près ce qui advient lorsqu’on commet l’erreur épistémologique de choisir la mauvaise unité. On aboutit, tout simplement, à des conflits qui opposent des espèces à d’autres espèces avoisinantes ou à l’environnement où elles vivent. L’homme détruit la nature. La baie Kaneohe est polluée ; le lac Érié est transformé en une saleté verte et gluante ; on entend de propos du genre : « Fabriquons des bombes atomiques encore plus grandes pour exterminer nos voisins ». Il y a une écologie des mauvaises idées, tout comme il y a une écologie des mauvaises herbes, le propre du système étant que l’erreur première s’y propage d’elle-même. Elle se ramifie comme un parasite enraciné dans les tissus de la vie, et amène un sérieux gâchis. Si vous bornez votre épistémologie et agissez selon le principe : « Ce qui m’intéresse, c’est moi, ou mon organisation ou mon espèce », vous supprimez toute prise en considération des autres boucles de la structure de circuit.

Vous décidez, par exemple, que vous voulez vous débarrasser des sous-produits de la vie humaine, et que le lac Erié est l’endroit idéal pour les y déverser. Vous oubliez alors complètement que le système écomental appelé lac Erié est une partie de votre système écomental plus vaste, et que, si ce lac devient malade, sa maladie sera inoculée au système plus vaste de votre pensée et de votre expérience.

Vous et moi sommes si profondément formés par notre culture à l’idée de « soi », d’organisation et d’espèces, que nous avons du mal à imaginer que les hommes pourraient envisager leur relation avec l’environnement autrement que le faisaient ces évolutionnistes du XIX° siècle à qui j’ai, peut-être, injustement fait porter une responsabilité trop lourde. Il me faut donc dire un mot de plus sur l’histoire de ces relations !

D’un point de vue anthropologique, et d’après ce que le matériel accumulé jusqu’ici nous permet d’en savoir, il semble que l’homme ait d’abord tiré un certain nombre d’indications du monde naturel qui l’entourait, et qu’il les ait appliquées, d’une façon en quelque sorte métaphorique, à la société où il vivait. Il s’est donc tout d’abord identifié par empathie avec le monde naturel autour de lui, et a pris cette empathie pour règle de sa propre organisation sociale et de ses théories sur sa propre psychologie. C’est ce processus que l’on a appelé le « totémisme ».

En un sens, le totémisme était tout à fait insensé, mais il l’était pourtant beaucoup moins que tout ce que nous faisons aujourd’hui. Le monde naturel qui nous entoure possède effectivement cette structure générale systémique, et, par conséquent, il est une source adéquate de métaphores qui permettent à l’homme de se comprendre lui-même à l’intérieur de son organisation sociale.

Il est très vraisemblable que l’étape suivante ait consisté, pour l’homme, à inverser le processus précédent et à tirer des indications de lui-même pour les appliquer au monde naturel environnant. C’est ce qu’on a appelé l’« animisme », qui étendait la notion d’esprit ou de personnalité, aux montagnes, aux fleuves, aux forêts et autres éléments du même ordre. Ce n’était pas, là non plus, une mauvaise idée par bien des côtés. Mais la troisième étape a accompli la séparation de la notion d’esprit d’avec le monde naturel, ce qui conduisit directement à la notion de dieux.

Or, quand on sépare l’esprit de la structure à laquelle il est immanent (relations humaines, sociétés humaines, écosystème), on s’embarque bon train, à mon avis, dans uns erreur fondamentale, qui, à la fin, se retournera sûrement contre soi.

Un combat peut stimuler les facultés tant que la victoire s’avère facile. Mais, à partir du moment où l’on dispose d’une technologie suffisamment efficace pour donner réellement suite à ses erreurs épistémologiques, en ravageant sans entraves le monde où l’on vit, l’erreur devient alors mortelle. L’erreur épistémologique ne fait pas problème, elle va bien jusqu’au moment où l’on s’aperçoit que l’on crée, autour de soi, un monde où cette erreur est devenue immanente à des changements monstrueux de cet univers que l’on a créé, et dans lequel on essaye maintenant de vivre.

Comme vous le voyez, ce n’est pas ce cher Vieil Esprit Suprême d’Aristote, de saint Thomas d’Aquin et ainsi de suite, cet Esprit Suprême incapable d’erreur et folie, qui nous préoccupe, mais, au contraire, l’esprit immanent, un esprit qui n’est, lui, que trop capable de folie, comme vous le savez bien, de par votre profession : c’est précisément la raison pour laquelle vous êtes ici ; les circuits et équilibres naturels ne peuvent que trop facilement se déglinguer, quand certaines erreurs fondamentales de nôtre pensée sont continuellement renforcées par des milliers de détails culturels.

Je ne sais combien il existe encore de personnes qui croient vraiment qu’il existe un esprit universel, séparé du corps, séparé de la société, séparé de la nature. Mais, pour ceux d’entre vous qui traiteraient tout cela de « superstition », je suis prêt à parier que je peux leur démontrer, en quelques minutes, que les habitudes et les modes de pensée qui accompagnement ces « superstitions » sont encore présents dans leurs propres têtes, et déterminent une grande partie de leurs pensées. L’idée que vous pouvez me voir gouverne encore votre pensée et vos actes, en dépit du fait que vous savez, intellectuellement, que c’est faux. De la même façon, la plupart d’entre nous sommes encore sous la coupe d’une épistémologie que nous savons être fausse.

En conclusion, examinons quelques implications de ce que je viens d’exposer…

On peut partir de la façon dont les notions fondamentales se renforcent et s’expriment dans tous les détails de notre comportement. Si le fait même que le monologue devant vous est une norme de notre subculture universitaire, l’idée que je peux vous enseigner quelque chose, de façon unilatérale, dérive de la prémisse que l’esprit contrôle le corps. Chaque fois qu’un psychothérapeute se laisse aller à pratiquer une thérapie unilatérale, il obéit à cette même prémisse ; je suis donc moi-même, qui suis là, devant vous, en train de commettre un acte subversif, en renforçant dans vos esprits un élément de pensée que je viens de dénoncer comme complètement absurde. Or, nous agissons constamment ainsi, car tout cela est inscrit dans les détails mêmes de notre comportement. Je peux, de la même manière, vous faire remarquer que je suis debout tandis que vous êtes assis.

Ce sont ces mêmes prémisses erronées qui conduisent aux théories du contrôle et à celles du pouvoir. Nous vivons dans un monde où, quand on ne peut obtenir ce que l’on désire, on en est réduit à trouver un bouc émissaire. Il faut alors construire une prison ou un hôpital psychiatrique, selon les préférences, pour y enfermer tous ceux que l’on peut identifier comme fous on délinquants. Si cela s’avère impossible, on se contentera de dire : « C’est la faute au système ». Voilà à peu près où, aujourd’hui, en sont nos enfants : ils blâment les institutions. Mais vous savez bien que les institutions ne sont pas blâmables en elles-mêmes. Elles ne font que participer de la même erreur, elles aussi.

Alors, naturellement, se pose la question des armes. Si vous croyez en ce monde unilatéral, et si vous pensez que votre voisin y croit aussi (ce en quoi vous aurez probablement raison : il y croit), alors, bien sûr, ce qu’il vous faudra, ce sont des armes pour le matraquer et le « contrôler ».

On dit ordinairement que le pouvoir corrompt. Il me semble que c’est là un non-sens. Ce qui est vrai, c’est que l’idée de pouvoir corrompt à coup sûr : le pouvoir corrompt le plus rapidement ceux qui croient en lui, et qui sont les mêmes que ceux qui le désirent le plus. De toute évidence, notre système démocratique tend à offrir le pouvoir à ceux qui en sont assoiffés, tout en donnant à ceux qui n’on veulent pas l’occasion d’éviter de l’obtenir. Cet arrangement n’est pas très satisfaisant dans la mesure où le pouvoir corrompt, précisément, ceux qui y croient et qui le recherchent.

D’ailleurs, il se peut très bien que le pouvoir unilatéral n’existe pas. En définitive, l’homme « au pouvoir » dépend constamment des informations qu’il reçoit de l’extérieur. Il répond à ces informations autant qu’il « provoque » lui-même des événements. il ne fut pas possible, par exemple, à Goebbels de contrôler l’opinion publique allemande autrement qu’avec l’aide d’espions, de légistes ou de spécialistes de l’opinion publique, qui l’inforrnaient de ce que pensaient les Allemands. Il devait donc ajuster ses propos aux informations reçues et ensuite déceler comment on lui répondait. Il s’agit donc bien d’interaction, et non pas d’une situation linéaire.

Il n’en demeure pas moins que le mythe du pouvoir est un mythe très puissant, et probablement la plupart des hommes de ce monde y croient-ils plus ou moins. Et si tout un chacun y croit, il finit, de ce fait, par s’autojustifier. Il n’en relève pas moins d’une démence épistémologique, et nous mène inévitablement à toutes sortes de désastres.

Reste la question de l’urgence. Il est devenu aujourd’hui évident pour beaucoup de monde, que les erreurs épistémologiques de l’Occident ont engendré quantité de dangers catastrophiques, allant des insecticides à la pollution, ou des retombées atomiques à la possibilité de fonte de la calotte antarctique. Plus grave encore, notre incroyable compulsion à sauver des vies individuelles a engendré la possibilité d’une famine mondiale dans le futur immédiat. <P>Peut-être, je dis bien peut-être, avons-nous encore une « chance » de dépasser le cap des vingt prochaines années sans d’autre catastrophe plus sérieuse que la seule destruction d’une nation, ou d’un groupe de nations.

Pour ma part, je crois que cette accumulation massive de menaces contre l’homme et ses systèmes écologiques découle directement d’erreurs dans nos habitudes de pensée, erreurs situées à des niveaux très profonds et partiellement inconscients.

Nous avons donc, en tant que thérapeutes, des devoirs évidents.

Tout d’abord, celui de faire clarté en nous-mêmes. Ensuite, celui de rechercher chaque signe de clarté chez les autres, de favoriser et de renforcer tout ce qui est sain en eux.

Or, il survit encore, dans le monde, certains îlots de santé mentale : les philosophies orientales, dans leur ensemble, sont beaucoup plus saines que tout ce que l’Occident a jamais produit. De même, les efforts, tout désordonnés soient-ils, de notre jeunesse sont certainement plus sains que les conventions de l’ordre établi.


[*] Exposé présenté au 2e congrès sur la culture et la santé mentale en Asie dans la zone du Pacifique, qui a eu lieu en 1969 au East-West Center Havaii.


[a] Cf. ci-dessus : « Forme, substance et différence », p. 243.


Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit.
Traduit de l'anglais par Perial Drisso, Laurencine Lot et Eugène Simion (t. I & II) ;
avec le concours de Christian Cler (t. II)
© Éditions du Seuil, Paris, 1977 (t. I), 1980 (t. II) pour la traduction française,
Tome I : ISBN 978-2-02-025767-1 (ISBN 2-02-0O4700-4, 1ère publication ; ISBN 2-02-012301-0, 2e publication)
Tome II : ISBN 978-2-02-053233-4 (ISBN 2-02-013212-5, lø publication)


Titre original: Steps to an Ecology of Mind
édition originale: ISBN 345-23423-5-195,
© Chandler Publishing Company, New York, 1972