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Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
Crise dans l'écologie de l'esprit |
Il y a eu, ici, d’autres interventions relatives à des projets de loi destinés à résoudre les problèmes particuliers de la pollution et de la dégradation de l’environnement à Hawaï. Il serait, cependant, souhaitable que les organismes dont nous proposons la création – l'Office de contrôle de la qualité de l’environnement et le Centre pour l’environnement à l’université de Hawaï – aillent au-delà de ces approche ad hoc, et étudient les causes plus profondes de cette floraison de troubles de l’environnement à laquelle on assiste actuellement.
Notre propre témoignage indique que ces causes profondes relèvent de l’action combinée : a) du progrès technologique ; b) de la croissance démographique ; et c) des idées conventionnelles (mais fausses) sur la nature de l’homme et sa relation avec l’environnement.
Nous concluons que les cinq ou dix années à venir seront une période analogue il la période fédéraliste qu’ont connue les États-Unis : la philosophie de gouvernement, l'éducation et la technologie devront, dans leur ensemble, être mises en question.
1. Les mesures ad hoc ne s’attaquent en rien aux causes plus profondes des troubles, et même les aggravent, en leur permettant généralement de se renforcer et de devenir plus complexes. En médecine, par exemple, on a le droit de s’attaquer uniquement aux symptômes sans soigner la maladie elle-même, si et seulement si cette maladie est mortelle à coup sûr, ou si elle peut se guérir d’elle-même.
L'histoire du DDT illustre parfaitement le caractère fondamentalement illusoire des mesures ad hoc. Lorsque le DDT fut inventé et qu’on commença à l’utiliser, on le considérait comme une simple mesure ad hoc. Ce fut en 1939 que son effet insecticide fut découvert, et celui qui le découvrit reçut même le prix Nobel. En effet, les insecticides étaient « nécessaires » :
a) pour augmenter la production agricole ;
b) pour sauver la population – en particulier les troupes d’outremer – de la malaria. En d’autre termes, le DDT était un traitement des symptômes pour les troubles liés à l’accroissement de la population.
Aux environs des années cinquante, les chercheurs découvrirent que le DDT était dangereusement toxique pour beaucoup d’autres espèces animales, en plus de celles auxquelles il était directement destiné. Le livre, devenu célèbre, de Rachel Carson : Silent Spring (Le printemps silencieux), fut publié en 1962.
Mais, entre-temps :
a) l’industrie du DDT avait démarré en flèche ;
b) les insectes que le DDT devait exterminer s’étaient bientôt immunisés contre ce produit ;
c) les animaux qui se nourrissaient de ces insectes avaient été décimés ;
d) le DDT avait permis l'accroissement de la population mondiale.
Autrement dit, le monde avant commencé à s’adonner à l'usage de ce qui fut, à l’origine, une mesure ad hoc, et qu’aujourd’hui nous savons être un danger majeur. En 1970, nous commençâmes enfin à l’ interdire et à tenter de contrôler le danger qu’il représente, tout en ignorant encore si l’espèce humaine, en se nourrissant comme elle le fait, pourra survivre aux doses de DDT qui circulent déjà dans le monde, et qui s’y trouveront certainement encore dans vingt ans, même en cas d’une interdiction totale et immédiate.
Depuis la découverte de doses non négligeables de DDT dans le corps des pingouins de l'Antarctique, nous avons de bonnes raisons de penser que tous les oiseaux se nourrissant de poissons sont, tout comme les oiseaux carnivores terrestres ou ceux qui, auparavant, s€ nourrissaient d'insectes nuisibles, condamnés. Il est probable, également, que tous les poissons carnivores[1] contiendront bientôt trop de DDT pour pouvoir être consommés sans danger par les hommes, à moins qu’ils n’aient disparu entre-temps. De même, les vers de terre – du moins dans les forêts et autres régions soumises à la pulvérisation – disparaîtront probablement eux aussi, et aucun d’entre nous ne peut prévoir les conséquences de cette disparition sur les forêts. Le plancton des hautes mers (dont dépend l'écologie de la planète entière) semble être le seul à n’avoir pas été encore contaminé.
Telle est la triste histoire d’un exemple d'application aveugle d’une simple mesure ad hoc à l’origine. Et on pourrait citer des douzaines d’autres exemples.
2. L'association de commissions relevant de l’administration de l’État et de l’université, dont nous proposons la création, doit se donner pour but de diagnostiquer, de comprendre et, si possible, de proposer des remèdes à ces processus généralisés de dégradation de l’environnement naturel et social, dans le monde. Elles doivent aussi définir la politique de Hawaï à l’égard de ces processus.
3. Toutes les menaces actuelles qui pèsent sur la survie de l’homme peuvent être ramenées à trois causes premières :
a) le progrès technologique ;
b) l'accroissement de la population ;
c) certaines erreurs de pensée et d’attitude propres à la culture occidentale, dont les « valeurs » sont fausses.
Nous estimons que l’association de ces trois facteurs fondamentaux réunit les conditions nécessaires à la destruction de notre monde. En d’autres termes, nous avons l’optimisme de croire que la modification d’un seul de ces facteurs pourrait nous sauver d’une telle destruction.
4. Ces trois facteurs fondamentaux sont forcément interactifs. L’accroissement de la population stimule le progrès technologique, et engendre cette anxiété qui nous dresse en ennemis contre notre propre environnement. La technologie, à son tour, favorise l'accroissement de la population et renforce notre arrogance, ou hubris, envers l’environnement naturel.
La figure 6 illustre ces interactions. Chacun des cercles se trouvant aux trois pôles du diagramme est orienté dans le sens des aiguilles d’une montre, ce qui met en évidence le caractère autoconsolidateur (ou, comme on dit en sciences, autocatalytique) des trois facteurs : plus la population est importante, plus elle augmente ; plus nous avons de technologie, plus rapide est le rythme d’apparition de nouvelles inventions ; et plus nous croyons en notre « pouvoir » sur l’environnement, plus il nous semble que nous en avons et plus l’environnement nous semble hostile.
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Fig. 6. La dynamique de la crise écologique. |
De même, les cercles figurant dans les coins sont reliés deux à deux, dans le sens des aiguilles d’une montre, créant ainsi trois sous-systèmes autoconsolidateurs.
Le problème auquel sont confrontés Hawaï et le reste du monde est, tout simplement, celui de savoir comment introduire dans ce système quelque processus allant dans le sens contraire des aiguilles. Là résiderait, à mon sens, la tâche majeure des commissions proposées.
Je pense que le seul point d’entrée permettant d’inverser le processus se situe dans les attitudes « traditionnelles » à l’égard de l’environnement.
5. Il est désormais impossible d'empêcher la technologie de progresser ; mais on peut, néanmoins, l’orienter dans des directions raisonnables. La tâche des commissions envisagées pourrait, justement, consister à déterminer l'orientation de ces directions.
6. L’explosion démographique demeure, en elle-même, le problème le plus grave du monde actuel. Tant que la population continuera d'augmenter, il faudra nous attendre à voir surgit sans cesse de nouvelles menaces pour la survie, peut-être au rythme d’une par an, jusqu’à ce que nous ayons atteint la limite extrême avant la famine (que Hawaï, en l'occurrence, ne pourra pas surmonter). Nous ne proposons ici aucune solution à l’explosion démographique, mais nous pouvons, cependant, prédire que toutes les solutions imaginables seront certainement entravées, ou rendues inapplicables, par la pensée et les attitudes de la culture occidentale.
7. La toute première condition d’une stabilité écologique réside dans l’équilibre entre le taux de natalité et celui de mortalité. Pour le meilleur ou pour le pire, nous avons abaissé ce dernier, notamment en enrayant les grandes épidémies et en réduisant la mortalité infantile. Or, dans tout système vivant (ou écologique), chaque accroissement de déséquilibre a des effets secondaires, et engendre ses propres facteurs de limitation. À présent, nous commençons à connaître certaines des voies qu’emprunte la nature pour corriger ce déséquilibre : elles s’appellent smog, pollution, empoisonnement au DDT, déchets industriels, famine, retombées atomiques, guerres. Mais, cette fois-ci, le déséquilibre est allé si loin que nous ne pouvons plus faire confiance à la nature pour réagir sans excès.
8. Les idées qui prévalent aujourd’hui dans notre civilisation datent, sous leur forme la plus virulente, de l’âge de la révolution industrielle. Nous les résumerons comme suit :
a) Nous contre l’environnement ;
b) Nous contre les autres hommes ;
c) Seul importe l'individu (ou le groupe, ou la nation, en
tant qu’individualisés) ;
d) Nom pouvons contrôler unilatéralement l’environnement et
nous devons rechercher ce contrôle ;nbsp;;
e) Nous vivons à l’intérieur de « frontières » que nous
pouvons repousser indéfiniment ; 1nbsp;;
f) Le déterminisme économique obéit au sens commun ;nbsp;;
g) La technologie résoudra tous nos problèmes.
Nous estimons que ces idées sont complètement fausses, et la preuve en est que, pour les cent cinquante dernières années, toutes les réalisations – spectaculaires au premier abord – de notre technologie se sont, finalement, avérées destructrices. Elles apparaissent également fausses à la lumière des théories écologiques modernes : l'être qui gagne contre son environnement se détruit lui-même.
9. D’autres attitudes et d’autres prémisses – d’autres systèmes de « valeurs » humaines – ont régi les rapports de l’homme et de son environnement, ou ses rapports avec les autres hommes. Nous les découvrons dans d’autres civilisations, ou à d’autres époques. En l'occurrence, les civilisations Hawaïennes anciennes et modernes ne sont pas concernées par l’hubris occidentale. En d’autres termes, notre voie actuelle n’est pas la seule voie possible pour l'humanité. On peut donc envisager d’un changer.
10. Des changements dans notre façon de penser ont déjà commencé, parmi les hommes de science, les philosophes et les jeunes. Mais ce ne sont pas seulement les professeurs et les jeunes gens aux cheveux longs qui sont en train de changer leur façon de penser. Il y a aussi des milliers d’hommes d’affaires et même de législateurs qui voudraient changer, mais qui sont retenus par le vague sentiment d’un danger ou par le « bon sens ». Les changements continueront de façon aussi inévitable que le progrès technique.
11. Ces changements dans la pensée influeront, un jour ou l’autre, sur les gouvernements, les structures économiques, la philosophie de l’éducation et l’attitude militaire, puisque ces vieilles prémisses sont intimement mêlées à tous ces aspects de notre vie sociale.
12. Personne ne peut prévoir les nouvelles structures qui naîtront de ces transformations radicales. Nous souhaitons que cette période de changements soit marquée par la sagesse, plutôt que par la violence ou la peur de la violence. De toute évidence, le but ultime de notre projet de loi sera de rendre possible cette transition.
13. Notre conclusion est que les cinq ou dix années à venir seront comparables à la période fédéraliste de l’histoire des États-Unis. Il faudra débattre d’une nouvelle philosophie du gouvernement, de l’éducation, de la technologie. Ces débats devront se faire tant à l’intérieur du gouvernement qu’avec le public, dans la presse et, en particulier, avec les citoyens ayant des responsabilités de direction. L'université de Hawaï et l'administration de l’État pourraient jouer un rôle majeur dans ces débats.
[*] Ce texte, présenté en mars 1970, devant un comité du Sénat de l'État D'Hawaï, est une intervention du Comité sur l'Écologie et l'Homme de l'université d'Hawaï, en faveur d’un projet de loi (S. B. 1132), qui proposait la création d’un Office de contrôle de la qualité de l’environnement et d’un Centre pour l’environnement à l’université d'Hawaï. Le projet a été accepté.
[1] L'ironie du sort a fait que les poissons seront bientôt immangeables non pas à cause du DDT, mais à cause du mercure. (G. B., 1971.)