16 avril 2000
«Une polémique» Réponse à Martin Masse (1) |
[...] l'éditorial du dernier numéro du Québécois Libre est consacré à l'anarchisme et, entre autres, à l'exposé que j'en ai proposé dans un récent ouvrage intitulé justement Anarchisme. Martin Masse, l'auteur de cet article m'a, et je l'en remercie, offert un droit de réplique dans sa publication mais, finalement, je vais plutôt l'utiliser ici: je pense en effet que ce débat devrait intéresser les lecteurs d'Espaces de la parole |
[Deuxième partie] – [Troisième partie] |
Connaissez-vous les libertariens? Pas les libertaires, ni les libertins, ne confondons pas. Les libertariens.
Disons en première approximation - mais j'en dirai plus
long plus bas - qu'il s'agit d'une école de pensée
économique, politique et philosophique contemporaine selon
laquelle une société sans État (ou alors
avec un État vraiment minimal...) est possible (et souhaitable)
à condition qu'une telle société soit fondée
sur l'extension du mécanisme du marché libre et
non entravé à toutes les activités humaines.
Dans une telle société, les individus sont égaux
devant la loi et libres de conclure des contrats qui les rémunèrent
selon le marché.
Les anarchistes souhaitent eux aussi la disparition de l'État;
ils ont également prôné la liberté,
l'égalité et, pour certains d'entre eux du moins,
ils ont misé sur des contrats librement consentis entre
individus pour coordonner certaines activités humaines.
Superficiellement, on pourrait penser que tout cela se ressemble
au point de se confondre et la confusion entre les idées
des libertariens et celles des anarchistes - on dit aussi: des
libertaires - est dès lors facile pour qui n'est pas au
courant des différences cruciales qui existent entre les
deux écoles, derrière cette similitude de vocabulaire.
Disons, là encore en première approximation et avec
toutes les nuances qu'on doit apporter en usant de ces termes,
que les libertaires - les anarchistes - sont radicalement de gauche
tandis que les libertariens sont typiquement de droite.
Les libertariens québécois ont leur publication,
qui paraît sur internet : elle s'appelle Le Québécois
libre. Leurs idées y sont exposées et défendues,
parfois avec conviction et avec une argumentation serrée,
souvent avec clarté. J'ai plus d'une fois recommandé
qu'on les lise : je suis en effet convaincu qu'il faut se frotter
à leur argumentaire qui, en certaines de ses composantes,
joue aujourd'hui un rôle réel dans la définition
des politiques qui définissent les institutions dans lesquelles
nous vivons.
Cette longue entrée en matière pour vous informer que l'éditorial du dernier numéro du Québécois libre est consacré à l'anarchisme et, entre autres, à l'exposé que j'en ai proposé dans un récent ouvrage intitulé justement Anarchisme. Martin Masse, l'auteur de cet article m'a, et je l'en remercie, offert un droit de réplique dans sa publication mais, finalement, je vais plutôt l'utiliser ici: je pense en effet que ce débat devrait intéresser les lecteurs d'Espaces de la parole. Ma réponse se fera en deux temps. C'est beaucoup, direz-vous peut-être. Mais je pense qu'il faut pouvoir répondre de manière argumentée à ces gens; et je pense aussi qu'il y a un grand intérêt pédagogique à comprendre ce qu'ils avancent et surtout les raisons qui expliquent que les anarchistes s'y opposent avec tant de force.
Dans ma réponse je vais, la prochaine fois, citer abondamment l' article de M. Masse pour assurer que je réponds bien à des arguments et à des idées effectivement avancées par l'auteur. Mais j'invite instamment mon lecteur, ma lectrice, à lire directement cet éditorial et à constater par lui-même en quoi consiste cette volée de bois verts à laquelle je réplique ici. (cliquer ici pour lire l'éditorial de Martin Masse)
Réponse en deux temps, donc. Cette semaine, je vais m'efforcer de présenter les idées de libertariens et expliquer pourquoi je pense qu'il faut s'y opposer - et en tout cas pourquoi les anarchistes s'y opposent aussi radicalement.
La prochaine fois, je répondrai en détail à la partie de l' argumentaire de M. Masse qui concerne plus spécifiquement mon livre et les idées de l'anarchisme.
Qui sont donc les libertariens et que proposent-ils?
Les libertariens appartiennent à une famille idéologique
qui comprend aussi des gens qui ont le culot de s'appeler anarcho-capitalistes.
Cette famille idéologique se réclame du libéralisme
économique et du libéralisme politique. En économie,
ils puisent surtout à l'interprétation donnée
du marché par les économistes de l'École
Autrichienne. Selon Ludwig Von Mises et Friedrich Hayek, le marché,
pur et non entravé par des interventions étatiques,
est une "catallaxie", un mode abstrait de gestion d'informations
qui produit une ordre spontané optimal qu'aucune organisation
ou planification ne saurait espérer atteindre. Dans sa
forme abstraite, il présuppose la liberté reconnue
à tous, des droits également reconnus à tous
et réalise donc la justice en même temps que la liberté.
Mais à propos de ces dernières idées, il
faut maintenant rappeler ce que les libertariens doivent au libéralisme
politique. Au fond et en un mot, une position dite "jusnaturaliste"
par quoi on désigne une conception des droits développée
à partir de John Locke. Pour aller rapidement à
l'essentiel, libertariens et (mutatis mutandis) anarcho-capitalistes
défendent l'idée que les individus ont un droit
naturel (d'où l'expression "jusnaturalisme")
sur leur personne, les produits de leur travail ainsi que les
ressources naturelles par eux découvertes et, ou transformées.
Dans leur perspective, la considération d'autres droits
est superflue voire nuisible. Le droit à la vie, par exemple,
est essentiellement celui de ne pas être tué, pas
celui de recevoir les ressources nécessaires au bien-être.
Face à l'ensemble de ces droits, les anarcho-capitalistes
et les libertariens tendent donc à s'opposer à ce
qu'ils décrivent volontiers le paternalisme déresponsabilisant
des institutions étatiques, lesquelles sont à leurs
yeux coercitives et, de toute façon, inefficaces.
La critique de l'État occupe une part bien réelle
dans ce courant d'idées. Murray Rothbard écrit par
exemple ceci, que ne désavouera pas un libertarien: "Les
hommes de l'État se sont notamment arrogés un monopole
violent sur les services de la police et de l'armée, sur
la loi, sur les décisions des tribunaux, sur la monnaie
et le pouvoir de battre monnaie, sur les terrains non-utilisés
(le "domaine public") sur les rues et les routes, sur
les rivières et les eaux territoriales, et sur les moyens
de distribuer le courrier". Et encore: "L'impôt
est un vol, purement et simplement, même si ce vol est commis
à un niveau colossal, auquel les criminels ordinaires n'oseraient
prétendre. C'est la confiscation par la violence de la
propriété de leurs sujets par les hommes d'État".
Dans une telle société sans État, des contrats
librement conclus entre individus égaux devant la loi et
rémunérés selon le marché assureront
l'atteinte de l'idéal visé. Les inégalités
qui en découlent ne posent guère de problème
aux libertariens et ils proposent volontiers que la charité
individuelle palliera, si elle le veut bien, à ses plus
criants excès. Selon eux, l'égalité est impossible
et nous sommes, par définition, tous différents.
Les anarchistes en conviennent et applaudissent même à
cette diversité, qui fait la richesse de la vie. Mais la
défense anarchiste de l'égalité va au-delà
de ce truisme: elle est une défense de l'équité,
prenant en considération les circonstances dans lesquelles
la liberté se vit, faute de quoi celle-ci, comme l'égalité,
ne signifie pas grand-chose de substantiel. Refusant de prendre
tout cela en compte, les libertariens cautionnent toutes les inégalités,
y compris celles qui constituent, installent ou perpétuent
les plus criantes injustices. Revenant par ailleurs sur l'idée
de "contrats" chère à cette école,
Chomsky rappelait que : "L'idée d'un contrat libre
entre un potentat et son sujet affamé est une farce sordide,
qui vaut peut-être qu'on lui consacre un peu d'attention
dans un séminaire qui explorerait les conséquences
de ces idées (à mon sens absurdes), mais qui ne
mérite rien de plus".
La conception de la liberté que promeut un libertarien
est une pièce maîtresse de son argumentaire. Or celle-ci
est également on ne peut plus éloignée de
positions anarchistes. Cette liberté est la liberté
individuelle de n'être pas entravé: c'est la liberté
dite négative, conçue d'une manière purement
individuelle et garantie par un système de protection que
certains veulent privé tandis que d'autres reconnaissent
qu'un Etat sera nécessaire à son maintien. Or cette
liberté, qui ignore tout des circonstances, est d'une confondante
pauvreté. Le salarié contraint de se vendre y est
présumé libre. C'est la liberté libre du
renard dans le poulailler libre, c'est celle de ces villes grillagées
derrière lesquelles se réfugient les plus riches
citoyens américains pour échapper au chaos qu'ils
ont créé, c'est la liberté qui s'accroît
avec l'esclavage d'autrui. On est ici bien loin de Bakounine qui
disait: "Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres
humains qui m'entourent, hommes et femmes, sont également
libres, de sorte que plus nombreux sont les personnes libres qui
m'entourent et plus profonde et plus large est leur liberté,
et plus étendue, plus profonde et plus large devient la
mienne."
Quand on se souvient du refus anarchiste de la conception capitaliste
de la propriété, quand on a en tête la multitude
d'alternatives à cette conception qu'ils ont cherchés
et défendus, on ne peut enfin que convenir que la conception
des droits de propriété que la doctrine libertarienne
défend est irrecevable pour les anarchistes. Je proposerai
la prochaine fois un examen plus exhaustif de cette question,
qui semble avoir échappé complètement à
M. Masse; mais le fait est que la doctrine anarcho-capitaliste
et libertarienne des droits et de la justice est déjà
irrecevable pour le sens commun, comme le rappelle Noam Chomsky
dans l'exemple suivant. Supposons, dit-il, que par des moyens
que cette théorie tient pour légitimes de
la chance et des contrats "librement consentis" sous
la pression du besoin une personne en vienne à contrôler
un élément nécessaire à la vie. Les
autres sont contraints soit de se vendre comme esclaves à
cette personne, s'il veut bien d'eux, soit de périr. Cette
société serait présumée juste!
Notons enfin que les libertariens ont une attitude pour le moins
étonnante face à l'État, à cet État
qui a joué un rôle crucial dans le développement
du capitalisme et dans son expansion. L'État subventionnaire
des entreprises à même les fonds publics, l'État
garant des droits et privilèges consentis à des
tyrannies privées d'une inouïe puissance, tout cela
n'amène pas ces supposés ennemis de l'État
à en tirer la conséquence que la propriété
acquise par ces moyens serait illégitime. Des libertariens
ont ainsi récemment, aux État-Unis, pris la défense
de Bill Gates dans le procès qui lui a été
intenté.
Voilà pour cette entrée en matières. Vous avez lu le texte de M. Masse. Vous savez maintenant d'où il parle et vous pouvez lire des numéros du Québécois Libre pour en savoir plus.
Je vous invite à méditer tout cela. La prochaine fois, je répondrai ici même et en détail au texte de M. Masse. [Deuxième partie]