30 avril 2000
«Une polémique»
Réponse à Martin Masse (2)
«Dans un de ses monologues, Yvon Deschamps mettait en scène un GI américain isolé et perdu pendant quelques jours dans la forêt vietnamienne.
Débouchant finalement sur une clairière, il découvre un village en feu, des soldats de son bataillon assassinant femmes et enfants, des peurs, des cris, des larmes, du sang, des hurlements.
Il court vers eux et s'écrit: "Enfin, la civilisation!"
Je me suis parfois demandé ce qu'était ce GI, sans pouvoir répondre.
Il me vient aujourd'hui une hypothèse.
Le principe de charité m'interdit de la formuler...»
[Première partie] – [Troisième partie]

[Première partie]

Bien des gens aimeraient mieux mourir plutôt que de penser.
Et c'est d'ailleurs ce qu'ils font pour la plupart...
Bertrand Russell

Si une théorie vous semble être la seule possible, considérez cela comme une indication que vous n'avez compris ni la théorie, ni le problème qu'elle est supposée résoudre.
Karl Popper

***


Le texte de Martin Masse auquel je réplique aujourd'hui (cliquer ici pour le lire) comprend de nombreuses attaques de personnes: elles sont peu dignes de lui et n'ajoutent rien à son argumentation.
Son texte a aussi recours à un procédé à mes yeux bien peu respectable, l'amalgame - de personnes et d'idées, qui n'ont souvent rien à voir.
Je passerai par-dessus tout cela pour chercher de mon mieux l'argumentaire qui concerne l'anarchisme.
Je pense qu'il est le suivant.
1. Masse soutient que les anarchistes n'ont pas de réponse crédible à apporter au problème du fonctionnement d'une économie moderne et que leurs propositions conduiraient au désastre économique (effondrement de l'économie, pénurie etc.) et politique (dictatures locales, étouffement de la liberté).
Les libertariens, faut-il le rappeler, assurent avoir une réponse, en fait la seule réponse sensée à ces problèmes : le marché, la propriété.
2. Les anarchistes sont justement coupables de défendre une thèse absurde et intenable en ce qui concerne la propriété, qu'ils veulent abolir : or, assurent Masse et les libertariens, une économie ne peut fonctionner sans les droits de propriété; une société ne peut même pas exister sans eux.
Les libertariens, faut-il le rappeler, assurent avoir la seule position raisonnable en ce qui concerne les droits de propriété, tenus par eux pour naturels.
3. Parlant de ces droits de propriétés niés par les anars, Masse imagine un "Soviet d'Hochelaga " d'une éventuelle société anarchiste interdisant la lecture du Québécois Libre ­ son journal ; il imagine encore que les pauvres de mon quartier viendraient voler dans mon frigo et que cela ne pourrait évidemment pas être tenu pour un vol, puisque la propriété est abolie. Ces idées totalement absurdes et contre-nature, supposées être celles des anarchistes sur la propriété, conduisent donc à des positions concernant le droit et la violence que M. Masse décrit elles aussi comme délirantes.
Bref : l'anarchisme conduit donc tout droit à la violence et il n'a rien de cohérent et de sérieux à dire sur la justice.
4. Comment peut-on être anarchiste, alors? On ne peut pas l'être sérieusement, semble penser Martin Masse.
On ne l'est que par ignorance de l'économie - les libertariens connaissent bien l'économie; par irrationalisme ­ les libertariens sont rationnels, leur position est (la seule qui soit) scientifique; par goût du nihilisme - les libertariens défendent la "civilisation " contre la "barbarie " anarchiste; pire, enfin: l'anarchisme est au fond contre-nature - alors la position des libertariens est naturelle et prend même en compte la véritable nature humaine ­ qui fait que chacun pense d'abord à soi. Au total et en pratique, conclut Masse, il arrive même à un anarchiste comme Baillargeon de défendre certaines interventions et fonctions de l'État: ce qui n'est guère étonnant compte tenu de l'incohérence des idées anarchistes.


***


Il existe un principe non écrit dans les débats intellectuels, appelé principe de charité et qui demande qu'on ne présente pas sous un jour défavorable et dégradant les idées qu'on combat. Je pense que ce qui précède est respectueux de ce principe, que je m'efforce pour ma part de toujours respecter.
Ce qui nous donnerait, si je compte bien et par commodité, quatre sujets de discussions réels et sérieux : le marché; la propriété; la violence, le droit, la sauvegarde de notre civilisation;finalement, la plausibilité de l'anarchisme et le rapport à l'État.
Je les aborderai tour à tour. Cette semaine, les trois premières; la prochaine fois, j'expliquerai ce que disent les anarchistes, à quoi ils aspirent et pourquoi cet idéal me semble toujours aussi noble et envisageable en pratique.

***

I. LE MARCHÉ? LE ROI EST NU

Débattre du marché avec un libertarien est toujours délicat. C'est qu'on a bien du mal à savoir de quoi il parle. Du marché qu'on analyse et qu'on décrit dans des livres d'économie? Ou alors de celui qui existe dans le monde réel?
S'il s'agit du mécanisme théorisé par (une certaine) science économique, alors soyons honnêtes et disons-le franchement : nous savons, de manière indubitable, par cette même théorie, que ce marché n'a absolument pas les vertus dont les libertariens le parent : en termes simples, le marché n'est pas ce mécanisme optimal qu'on nous chante, il ne donne pas l'équilibre ou s'il le donne il ne donne pas la meilleure solution. Cela, on le sait notamment par le théorème de Arrow, le théorème de Lipsey-Lancaster et par l'équilibre de Nash.
S'il s'agit plutôt de ce mécanisme qui prévaut dans ce monde réel où nous vivons, là encore, l'économie (j'insiste: pas les anarchistes, mais bien l'économie "sérieuse" elle-même) nous indique qu'il a bien des défauts, certains très graves et qu'il faudrait prendre en compte avant de le déclarer non pas optimal mais simplement efficace. En fait, une part importante de la littérature économique qui concerne le monde réel traite de ces échecs du marché (market failures) qui empêchent l'allocation optimale des ressources : des échanges inégaux et inefficients sont courants (adverse selection); les externalités sont courantes (i.e. que la transaction a des effets sur d'autres que les contractants : par exemple Elf pollue et, vous avez deviné, c'est la collectivité qui dépollue); la compétition est imparfaite; l'information asymétrique; les biens publics et quasipublics se rencontrent constamment. Enfin, il arrive que ce marché aboutisse à prôner ce qui n'est le plus souvent pas jugé sain, ou moral, ou défendable, par des êtres humains normalement constitués. Il y a quelques années, par exemple, un dirigeant de la Banque mondiale a suggéré, au terme d'un savant calcul coûts-bénéfices, que l'Occident exporte sa pollution vers le Tiers-Monde, là où l'espérance de vie des gens est de toute façon moindre. On peut l'accuser de bien des choses, mais pas d'incohérence avec les principes du sacro-saint marché.
Mais il y a plus encore : dans le monde réel, le marché qui prévaut tend, dans une mesure très importante, à être la négation du marché " pur " ou théorisé. En fait, comme le dit souvent Chomsky, le développement de l'Europe, des États-Unis (de manière particulièrement marquée sous Reagan, frauduleusement présenté comme un apôtre du libre marché), de l'Asie de l'Est, tout cela est dû à la trahison systématique, dans la pratique, des règles que suggèrent la théorie et la doctrine du libre marché. Et pour autant que je sache, la seule tentative de s'approcher d'un marché dérégulé (en Angleterre, au siècle dernier et pendant une très courte période) a abouti à cette catastrophe que décrit Karl Polanyi dans La grande Transformation.
Ces écarts substantiels entre la théorie et la pratique, il n'est même pas besoin d'être économiste pour les remarquer. Soyons sérieux : c'est le marché, ces corporations transnationales qui sont des modèles d'économie planifiée!?! C'est le marché, ces échanges administrés, ces ententes concoctées (souvent en cachette) par des États et ces mêmes corporations? C'est le marché, toutes ces entreprises subventionnées, toujours à se blottir dans les jupes de l'État garant de leurs droits? C'est le marché, ces règlementations, ces subventions, ces innombrables mécanismes de socialisation des risques et des coûts qui caractérisent l'ordre économique qui est le nôtre? On se retient de ne pas rire - ou hurler.
Non seulement on ne sait pas ­ en tout cas, moi, comme bien d'autres, je n'arrive pas à savoir ­ de quoi ils parlent quand ils évoquent le mythique et miraculeux marché, mais je remarque aussi une autre chose étrange dans l'argumentaire des libertariens : tout ce qui va bien (ou est présumé tel) dans le monde réel est déclaré être dû à ce marché au nom inassignable; tandis que tout ce qui va mal est déclaré être dû à ce que le marché n'est qu'imparfaitement réalisé. Ce procédé d'argumentation est typique des libertariens et Robert Kutner l'a fort bien décrit: "Au coeur de la célébration des marchés, on trouve une tautologie inlassablement réaffirmée. Si nous assumons d'abord que tout ce qui est peut-être considéré comme un marché et que le marché optimise les résultats, alors on est conduit à recommander que tout soit géré comme un marché. Dans l'éventualité où un marché particulier n'optimise pas, on ne peut conclure qu'une chose : c'est qu'il n'est pas assez conforme au marché. C'est là un système infaillible pour garantir que la théorie soit bien à l'abri des faits. Par ailleurs, s'il arrive qu'une activité humaine ne se conforme pas à un marché efficient, cela doit nécessairement être la faute d'interférences, qui doivent être éliminées. Mais il ne vient jamais à l'esprit que la théorie ne rend pas adéquatement compte des comportements humains." Relisez à présent la citation de Popper placée en exergue de ce texte...
Permettez-moi d'évoquer un cas personnel. Un jour, j'ai écrit un texte sur la mondialisation de la culture dans lequel je m'inquiétais de cette tendance à la soumission de toute la culture au marché et singulièrement à ces tyrannies privées. Un libertarien m'a répondu dans le journal de Martin Masse. J'avais tort, évidemment, et tout allait pour le mieux grâce au marché, grâce à la logique et aux valeurs entrepreneuriales de nos artistes, grâce à la compétition entre les produits. Et de me citer des exemples. Voici la phrase du monsieur qui s'adresse à moi: "Il faut être un peu déconnectés de la réalité pour prétendre que la culture se porte mal. Comme il faut ignorer tout du marché pour croire que dans l'éventualité d'un retrait de l'État du secteur culturel, cette industrie s'effondrerait. La culture québécoise est florissante. Les coûts de production et de diffusion n'ont jamais été aussi bas. Des entreprises comme ..." J'arrête ici. Suspense. Qui va-t-il citer? Je vous le donne en mil: Cinar. Cinar!!! Le marché, donc!?! J'aurai la charité de ne pas commenter.
Ça ne vous rappelle rien, tout ça? Moi, si, et pour les avoir tant combattus eux aussi: les communistes raisonnaient exactement de même. Vous évoquiez devant eux les mérites de l'économie de l'URSS - il y en eut bien quelques-uns - et c'était grâce au socialisme. Vous évoquiez ensuite les défauts (il y avait l'embarras du choix) de l'économie de l'URSS : c'est qu'il n'y avait pas encore assez de socialisme!
Plus de Socialisme, plus de planification centrale, disait Staline.
Plus de Marché, moins d'État, reprennent les libertariens.
Pas tous, avouons-le. Hayek, par exemple, un des maîtres-penseurs, pas très très fort intellectuellement, selon moi, mais honnête, parfois : "Il est hors de question que dans une société avancée le gouvernement doit utiliser son pouvoir de réunir des fonds par les taxations pour fournir un certain nombre de services qui, pour toutes sortes de raisons, ne peuvent êtres fournis ou adéquatement fournis par le marché " Ou encore : "Je serais la dernière personne à nier que l'accroissement des richesses et de la densité de la population accroissent le nombre de ces besoins collectifs que le gouvernement peut et doit satisfaire. "
Le marché des libertariens, à mes yeux, est une construction idéologique. Peut-il en être autrement ? Le marché est une construction sociale, politique, avec une histoire . Ceci ne veut toutefois pas dire que la doctrine ou la rhétorique du libre marché serinée par les libertariens soit sans incidence pratique. Sur ce plan, elle est, au contraire, crucialement importante pour masquer la réalité de ce que les entreprises, par exemple ces tyrannies privées que sont devenues certaines d'entre elles, doivent leur existence, leur développement, leur puissance, leur légitimité dans une large mesure à l'État subventionnaire et à des coups de force juridiques survenus à la fin du siècle dernier et qui les a dotés de droits de personnes immortelles (sic!); enfin, et surtout, certains aspects de la rhétorique du libre marché valent vraiment (concurrence, compétition, par exemple), ils valent vraiment dans la réalité et pour le monde réel: elles valent pour les petits, pour les pauvres, pour les démunis, pour les sans voix, pour les sans défense.
Que disent les anarchistes sur tout cela? J'y reviendrai la prochaine fois. Les libertariens, pour leur part, arguent que le marché est naturel comme le sont aussi les droits de propriété sur lesquels il repose notamment (suggestion: quand vous entendez "naturel" dans une discussion concernant les affaires humaines, sortez vite votre trousse d'autodéfense intellectuelle!) .
Les droits (naturels) de propriété, hein? Voyons donc cela d'un peu plus près.

II. LES DROITS DE PROPRIÉTÉ: RIEN N'EST SIMPLE

Ici encore, le désaccord entre Martin Masse et moi, entre les libertariens et les anarchistes, est majeur et, je pense, irréconciliable.
Ce sujet concerne bien des thèmes et il demanderait des longs développements. C'est que se prononcer sur la propriété engage aussi le droit, la morale, la liberté ­ songez par exemple que le fait d'interdire l'esclavage a impliqué qu'on a privé les propriétaires d'esclaves de la liberté qui était la leur de posséder des êtres humains.
Je ne voudrais pas abuser de la patience de mon lecteur, alors j'irai rapidement à l'essentiel.
Je noterai simplement que soutenir que j'ai des droits naturels à posséder quoi que ce soit que j'ai acquis légitimement parce que dans le cadre du marché (naturel) et que par ce droit sur ce qui est dès lors devenu ma propriété je peux en disposer à ma guise absolument , que cette position n'a pas convaincu grand'monde notamment parce qu'elle conduit à des conséquences difficilement tolérables par un être humain normalement constitué.
Chomsky le dit par un exemple fictif, bref et percutant. Supposons que par de la chance ou par des moyens tenus pour légitimes par cette théorie quelqu'un en vienne à contrôler un élément indispensable à la vie - l'eau, disons. Les autres peuvent ou se vendre à cette personne s'il le veut bien ou mourir. Selon la conception libertarienne des droits de propriété et du droit tout court, la société dans laquelle cela se produit serait tenue pour juste. Il faut qu'il y ait un problème avec les prémisses d'un tel raisonnement. Selon moi, selon les anarchistes, il y en a justement un, majeur.
Mais il ne faut pas en rester à des exemples fictifs. Les droits de propriété, c'est aussi, bien concrètement, des mesures assurées par l'État, par la police et les tribunaux, par des instances des puissants comme l'OMC, et qui font ces jours-ci que des droits de propriété intellectuelle sont détenus par des tyrannies privées (toujours en bonne partie subventionnées par le public) sur des brevets de médicaments ; et ces brevets font en sorte que des centaines de milliers de personnes souffrent ou même meurent parce qu'on ne peut reproduire ces médicaments, ce qui coûterait parfois quelques sous pour sauver des vies.
Les droits de propriété c'est aussi le pillage par des corporations transnationales de la diversité biologique du tiers-monde, de ses richesses naturelles. C'est aussi le brevettage de la vie. C'est aussi, on peut en être certain, la famine et la mort pour des millions de gens. C'est encore l'obligation pour la plupart d'entre nous de se vendre provisoirement pour vivre. Adam Smith savait cela : "Le gouvernement civil, écrivait-il, dans la mesure où il est institué pour assurer la sécurité de la propriété, est en réalité institué pour la défense du riche contre le pauvre, de ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent rien. "
Allons plus concrètement dans ce sujet. Amartya Sen, prix Nobel d'économie de l'an dernier, a consacré d'importants et remarquables travaux aux famines. Ce qu'il démontre dans ses travaux, c'est précisément que "dans de nombreux cas de famines survenus récemment et dans lesquelles des millions de personnes sont mortes, il n'y a absolument pas eu de déclin notable de la nourriture qui était disponible mais bien plutôt que ces famines ont eu lieu à cause de transferts de droits de propriété par ailleurs tenus pour parfaitement légitimes". Sen soulève alors la question que nous devons prendre au sérieux - je rappelle qu'on parle ici de millions de morts - en discutant des implications des conceptions libertariennes, en l'occurence ici celle de Nozick : "Le système [de propriété] est tenu pour juste (ou injuste) en examinant l'histoire passée et non pas ses conséquences. [...] Des famines peuvent-elles survenir dans un système de droits tenu pour moral dans divers système de pensée comme celui de Nozick. Je pense que la réponse est sans l'ombre d'un doute que oui puisque pour bien des gens la seule ressource qu'ils peuvent légitimement posséder, leur force de travail, pourra s'avérer impossible à vendre sur le marché du travail et ainsi n'accorder à son titulaire aucun droit à de la nourriture. [...] s'il en résulte des famines, la distribution des propriétés devrait-elle être tenue pour moralement acceptable malgré ces désastreuses conséquences. Il est hautement improbable que la réponse puisse être affirmative" (Ressources, Values and Development, pages 311-312).
Pour le dire autrement: la position libertarienne c'est, à mes yeux, qu'aux riches comme aux pauvres il est également interdit de dormir sous les ponts sans payer leur légitime propriétaire ­ car il y a toujours un légitime propriétaire - et si toutefois ce dernier veut bien accepter de l'argent pour vous accorder ce privilège.
Les anarchistes, là-dessus? Je ne peux pas rendre justice à leur position en quelques lignes, pas plus que je n'ai pu exposer complètement celle des libertariens. Disons simplement que les anars refusent ce qui est impliqué sous le nom de propriété dans les exemples qui précèdent. Et ils se placent donc dans la lignée de Rousseau qui écrivait : " Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire, Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eussent point épargné au Genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la Terre n'est à personne."
Ce qui ne pas sans soulever de vrais et réels problèmes, il faut avoir l'honnêteté de le dire. Et ici, pas plus que sur la question du fonctionnement d'une économie, les anarchistes ne prétendent avoir de réponse simple et unique à proposer pour les résoudre. Un exemple? Un problème réel et majeur concerne ce que les économistes appellent les biens communs. Seront-ils sur-utilisés et dès lors destinés à disparaître? Question difficile. Les Bisons dans l'Amérique du XIXe siècle ne sont-ils pas devenus si peu nombreux parce qu'il n'y avait aucun droit de propriété sur eux, pour prendre un exemple libertarien? Je pense qu'ils ont survécu sans problème et pendant longtemps avant ce siècle parce que leur exploitation n'était pas celle qu'induit le capitalisme. Mais je pense surtout que c'est aussi parce qu'il y avait des droits de propriété sur eux que les esclaves étaient si nombreux dans l'Amérique du XIX e siècle.
Martin Masse demande ce qui arrivera si des pauvres de mon quartier, dans une société anarchiste, viennent voler dans mon frigo. D'abord, s'il y a des pauvres dans mon quartier, on ne sera pas dans une société anarchiste et il se pourrait en effet qu'on vienne voler dans mon frigo puisque je serai occupé à me battre contre cette société, même si elle se dit anarchiste.
Mais surtout, c'est crucial, les anarchistes ne veulent pas abolir cette propriété-là. Et ils distinguent pour cela soigneusement la propriété de la possession. La propriété est ce qui permet d'exploiter; la possession ce qui rend libre. Je ne peux pas posséder l'usine qui fabrique les montres; mais j'ai la possession de ma montre. Proudhon le dit assez bien, je trouve: "La possession individuelle est la condition de la vie sociale : cinq mille ans de propriété le démontrent. Cinq mille ans de propriété le démontrent: la propriété est le suicide de la société. La possession est dans le droit; la propriété contre le droit".
Ceci dit, il est vrai que tout cela est complexe et soulève des problèmes sur lesquels je ne peux m'attarder ici et même certains sur lesquels je n'ai, pas plus que quiconque, de réponse simple ou définitive à proposer. L'un d'eux concerne le droit, la violence , la criminalité. Venons-y.

III. VIOLENCE, DROIT. CIVILISATION?!?

J'en conviens volontiers: la criminalité est en effet un grave problème. Comment réagir face à des crimes horribles que commettent des criminels endurcis et récidivistes, comme par exemple les présidents américains depuis un siècle; devant un être inhumain comme Henry Kissinger; devant toute cette criminalité des entreprises à l'échelle planétaire; devant ces détournements de fonds; ces blanchiments d'argent; ces crimes d'initiés; ces milices privées.
Graves questions. Les anarchistes pensent qu'une bonne part de ce problème disparaîtra avec les conditions qui le rendent possible. Plus d'État, plus de criminels d'État. Plus de propriété, plus de crime contre la propriété. Plus d'entreprises, plus de criminalité d'entreprise. Et ainsi de suite. Laissons rire Martin Masse.
Restent bien sûr des questions difficiles: que faire du voleur, de celui qui nous fait peur (avec raison, admettons...) et ainsi de suite. Les anarchistes ont des réponses, encore une fois. Pas une réponse. Pour l'essentiel, ces réponses s'articulent autour d'un valeur centrale: on devrait traiter tout le monde avec humanité, y compris ceux, si et quand cela arrivait, qu'on priverait de liberté.
Mais la liberté, s'inquiète justement Masse. Comment empêchera-t-on, pour reprendre ses mots, un Soviet d'Hochelaga d'interdire de lire le Québécois Libre s'il n'y a pas de droits de propriété? Bonne question. On ne se demandera pas en effet comment faire en sorte que tout le monde ou presque lise à peu près les mêmes nouvelles, examinées dans la même perspective et selon le même point de vue puisque cela on le sait déjà et il suffit pour l'apprendre d'examiner ce que sont aujourd'hui les médias dans un régime de propriété .
Je pense que si des gens veulent empêcher quelqu'un de lire quoi que ce soit, nous ne serions pas dans une société anarchiste; que la liberté de lire, de diffuser des idées, le désir d'apprendre et de discuter seraient grandement accrus dans une société anarchiste; surtout, qu'un soviet, et donc une réunion libre de gens librement réunis pour un but donné, par définition, ne prendrait que des décisions qui le concerne et pour les seules fins (possiblement économiques) pour lesquelles il est réuni.
Martin Masse a usé d'exemples fictifs - si on volait dans ton frigo, Baillargeon; et si un soviet d'Hochelaga voulait interdire qu'on lise Le Québécois Livre. Je pense lui avoir répondu. Cependant, pour finir, et puisqu'on parle de criminalité et de civilisation, j'utiliserai moi aussi un exemple, mais pas fictif puisque des choses comme ce que je vais raconter sont monnaie courante dans notre monde.
Une compagnie largement subventionnée à même les fonds publics et bien à l'abri derrière des mécanismes de socialisation des risques et des coûts garantis par l'État et derrière des ententes internationales concoctées par ses semblables et des États complices au sein de l'OMC , une telle compagnie va s'implanter dans un pays étranger - en Afrique ou en Indonésie, peu importe.
Les libertariens appellent cela le marché libre.
Cette compagnie s'installe dans ce pays et pille ses ressources naturelles, sa main-d'oeuvre, exploite hommes, femmes et enfants avec la complicité d'une élite locale maintenue au pouvoir par une armée à laquelle d'autres entreprises vendent des armes sur le marché toujours aussi libre; elle y maintient et y accroît son emprise sur le pays et sa population et elle est crucialement aidée en cela par des programmes d'ajustement structurel du FMI et des politiques de la Banque mondiale, repaires de ces mêmes États et porte-voix de ces mêmes entreprises.
Toujours le libre marché, selon les libertariens. Et même le libre marché du travail puisque tout ce beau monde maintenu en semi-esclavage est libre, oui oui libre de conclure des contrats par lesquels ils se vendent à la compagnie.
Une communauté locale résiste à présent à son expulsion de son territoire ancestral par la multinationale qui convoite des richesses naturelles qui s'y trouvent; l'armée intervient pour chasser cette population, elle ira parfois jusqu'à tuer, au besoin; en certains cas, ce sera la milice privée de la compagnie qui fera le travail.
Il s'agirait ici de défense légitime de droits de propriété naturels, de la défense de cette civilisation que les libertariens assurent protéger contre la barbarie - par exemple la barbarie des dangereux entartistes.
Dans un de ses monologues, Yvon Deschamps mettait en scène un GI américain isolé et perdu pendant quelques jours dans la forêt vietnamienne . Débouchant finalement sur une clairière, il découvre un village en feu, des soldats de son bataillon assassinant femmes et enfants, des peurs, des cris, des larmes, du sang, des hurlements. Il court vers eux et s'écrit: "Enfin, la civilisation!"
Je me suis parfois demandé ce qu'était ce GI, sans pouvoir répondre.
Il me vient aujourd'hui une hypothèse... Le principe de charité m'interdit de la formuler.

Pour ma part, Martin Masse le sait, je suis profondément non-violent et convaincu que la violence n'est justifiable que lorsqu'elle s'exerce pour mettre fin à une violence antérieure ou pour empêcher, avec un minimum de violence, une violence qu'on peut raisonnablement penser imminente. C'est un plaisir de fin gourmet pour moi qui ai ces positions que d'être assimilé à la violence dans un journal qui défend, position libertarienne classique, le droit de porter des armes à feu.


***

J'entends d'ici Martin Masse me dire que le niveau de vie augmente, chez nous; évoquer toutes ces richesses qui s'accumulent.
Il a en partie raison. En partie seulement. Dans notre monde, la pollution c'est de la richesse; la dépollution, encore de la richesse : en fait, plus l'eau sera sale, plus elle créera de la valeur - pour quelques-uns. Et ainsi de suite. Sans rien dire du fait que, pendant certaines années du moins, le niveau de vie augmentait aussi sous Hitler, sous Staline. Ce qui ne rendait légitime ni le nazisme ni le stalinisme, évidemment.
Si mon lecteur, ma lectrice, convient, au terme de ce texte, qu'il y a un problème et que ce problème n'a pas de solution simple, que nous n'avons pas (et surtout pas les libertariens) de théorie unique permettant de le résoudre, alors il, elle, pourra avoir envie de savoir ce que disent les anarchistes.

La prochaine fois, j'expliquerai ce à quoi ils aspirent et certaines de leurs idées pour y arriver.
Et je dirai alors pourquoi cet idéal me semble toujours raisonnable et moral.

[Troisième partie]

baillargeon.normand@uqam.ca


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