8 novembre 1999
«Le défi de Seattle (1)»
Dans quelques semaines, tous les regards de ceux qui s'intéressent de près à l'état et au destin du monde vont converger vers Seattle. C'est que dans cette ville portuaire de l'État de Washington va se tenir, du 29 novembre au 3 décembre, le Millenium Round, c'est-à-dire le "Cycle du Millénaire" de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC), basée à Genève.
[deuxième partie] – [troisième partie]

Cette organisation joue un rôle prépondérant dans ce qu'on appelle pudiquement la "libéralisation" des économies et les effets de ses décisions se font sentir sur les vies de chacun d'entre nous. Pour quiconque a à coeur une conception minimaliste de la démocratie, une conception postulant simplement que les citoyens d'États démocratiques devraient être informés des sujets qui les concernent et être en mesure de faire entendre leur voix sur les options qui s'offrent à eux quand il faut, collectivement, prendre des décisions sur ces sujets, le fait que l'OMC soit si peu connue est pour le moins troublant. Quand on sait par ailleurs comment est constituée cette entité, qui en est membre, sur quels principes se fondent les décisions qu' elle rend et quels en sont les effets, ce trouble se mue en une angoisse que l'approfondissement de notre connaissance de l'OMC ne fait qu'augmenter. Pour situer et comprendre l'OMC, il faut remonter au moment où s'élabore l' architecture de l'économie mondiale, au sortir de la dernière Guerre Mondiale. Outre le Fonds Monétaire International et ce qu'on nomme désormais la Banque Mondiale, les Accords de Bretton Woods (New Hampshire) débouchèrent aussi sur des efforts qui restèrent d'abord largement infructueux pour constituer une International Trade Organization (ITO). Finalement, on parvint à mettre en place un Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (General Agreement on Trade and Tariffs ou GATT), lequel sera pendant des années un crucial forum permanent de négociation et d'implantation, pour les partis contractantes, des règles du commerce international.

Le GATT a tenu un round de négociation en 1993-1994 (dit Cycle de l'Uruguay) dont les observateurs reconnurent aussitôt qu'il était, pour le commerce international, d'une importance énorme et probablement inégalée quant à ses ambitions et quant à ses effets.

Le 1 er janvier 1995, le GATT est remplacé par un nouvel organisme, dont vous aurez deviné qu'il s'agit de l'OMC. À l'heure actuelle, 134 pays en sont membres. L'OMC est chargée d'implanter les résolutions convenues lors du dernier round de négociation du GATT et, plus généralement, de concevoir, définir, faire adopter, mettre en application et faire respecter les règles et les principes qui réguleront le commerce et les échanges économiques internationaux. Mais l'OMC va bien au-delà de ce que visait le GATT : les investissements, les marchés publics, les services sont au coeur de ses travaux. Partout et à chaque fois, elle vise à supprimer tous les obstacles au libre commerce, ce qui signifie notamment en pratique lever toutes les prétentions des citoyens à imposer des normes aux entreprises ou à encadrer le marché et son fonctionnement. On trouve dans l'actualité, ces temps-ci, un exemple tout à fait représentatif de ce à quoi cela peut conduire : les Européens découvrent en effet qu'ils ne peuvent vraisemblablement pas décider qu'ils ne veulent pas courir le risque de manger de ce boeuf aux hormones produit par les États-Unis : c'est que cette décision, pour fondée qu'elle puisse être sur le plan scientifique, contreviendrait aux normes de la libre concurrence décidées par les Maîtres. C'est ainsi que quelques avocats ou bureaucrates de l'OMC réunis pour constituer un Tribunal que personne n'a nommé et aux décisions définitives et sans appel peuvent, dans le confort de leur bureaux à Genève, déclarer illégale une telle décision de ne pas vouloir prendre le risque de manger des substances potentiellement cancérigènes, et cela même si des parlements la promulguent en conformité avec les aspirations de leurs citoyens. La même logique se déploie constamment et inlassablement à l'OMC qui tend ainsi à faire primer, à chaque fois, les droits des margoulins sur ceux des travailleurs, des citoyens ou sur la protection de l'environnement perçus comme autant d' intolérables entraves aux droits des entreprises et à leur libre extension qui ne peut, elle, souffrir aucune contrainte. L'OMC, on l'aura compris, est une pièce maîtresse de l'arsenal levé par les maîtres et leurs tyrannies privées.

Parmi les sujets qui seront abordés à Seattle et qui nous concernent au plus près au Québec et au Canada, il faut entre autres noter d'un trait rouge l' ouverture des services à la concurrence : derrière ces débats et ces mots en apparence anodins, ce qui se profile est la privatisation et la commercialisation de la santé et de l'éducation, mesures dont il est remarquable que personne, parmi les citoyens qui en subiront les éventuels effets, n'aura voté sur leur adoption. L'OMC cherchera en effet à promouvoir et étendre, à Seattle, son trop peu connu Accord sur le commerce et les service (GATS, General Agreement on Trade and Services, à ne pas confondre avec le GATT) lequel ouvre à la concurrence tous les services publics qui ne sont pas entièrement dispensés par les gouvernements : or les nations signataires qui croyaient protéger ainsi leurs systèmes de santé et d' éducation seront floués dès que ces services ne sont pas entièrement et totalement publics et fournis par l'État : en somme, dès que le privé y a quelque place, la santé ou l'éducation seront considérés comme un nouveau marché devant s'ouvrir à la compétition internationale. Envisageons le pire : selon cette définition, à peu près aucun pays ne peut, à terme, espérer échapper aux Universités Burger King qui vont, demain, déferler sur le monde...

Un autre dossier brûlant qui sera disputé à Seattle sera vraisemblablement amené par les pays du Sud qui voudront -- mais le pourront-ils? -- résister à l'implantation des règles régissant les TRIPS, ces normes qui définissent les droits de propriété intellectuelle : derrière ce débat ce qui se profile cette fois est le brevetage du vivant et un contrôle aux proportions inouïes et inédites sur la biodiversité et l'agriculture mondiales, toujours au profit exclusif d'une poignée de firmes et pour l'appauvrissement d'une majorité d'hommes et de femmes. Ici encore, personne, parmi ceux qui les subiront, n'aura voté pour de telles mesures.

Martin Khor a décrit l'OMC comme "le fer de lance" des corporations transnationales. C'est une description qui lui convient tout à fait. En fait, par l'OMC, se met en place ce qu'on a décrit comme un "gouvernement mondial de facto".

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Or tout n'est pas sombre et il y a de l'espoir pour qui a à coeur l'idéal démocratique. Sensibilisés par des années de mondialisation au seul profit des puissants et des corporations transnationales qui ont ralenti la croissance économique, dégradé l'environnement, les conditions de travail, accru les inégalités et appauvri les plus pauvres, les citoyens d'un peu partout dans le monde se sont récemment soulevés, et avec un considérable succès, contre l'Accord Multilatéral sur l'Investissement (AMI) concocté en secret à l'OCDE et qui consacrait la prééminence des tyrannies privées sur les démocraties et les politiques nationales et citoyennes. La société civile semble décidée à se soulever à nouveau et à dire non à cette mondialisation là. C'est ainsi qu'à Seattle sont attendus des dizaines de milliers de manifestants et un bon millier d'organismes représentant la société civile : ce qui s'annonce pourrait bien être la manifestation du siècle.

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Les opposants à l'OMC et plus généralement aux formes actuelles de la mondialisation de l'économie sont souvent taxés d'incultes qui, ignorant tout de la théorie des "avantages comparatifs" ou des vertus du "doux commerce pacificateur" n'auraient pas encore compris les bienfaits qui résulteraient automatiquement et nécessairement de l'accroissement des échanges économiques internationaux.

Ce qu'il faut d'abord noter, c'est que ceux qui nous chantent les vertus du libre marché, le plus souvent, n'appliquent pas à eux-mêmes leur propre médecine qu'ils ne toléreraient pas. La rhétorique des Maîtres sur le marché supposé libre ne réussit guère à masquer une longue série de pratiques et des mesures -- notamment protectionnistes et interventionnistes -- qui en sont l'exacte négation mais qui sont admissibles et bienvenues lorsqu'elles sont à l'avantage des puissants.

Il est cependant vrai que les opposants à la mondialisation dans les formes dans lesquelles elle se déploie actuellement n'exposent pas assez souvent ni assez clairement ce qu'ils souhaitent et pourquoi ils le souhaitent en matière d'internationalisation des échanges.

La prochaine fois, on se penchera donc sur la question de savoir en quoi pourrait bien consister un agenda progressiste pour Seattle. Que devraient souhaiter et réclamer les organismes qui luttent contre cette mondialisation par les entreprises et les Maîtres et qui ne se fait, pour l'essentiel, qu'à leur seul profit? À quelles conditions et comment des échanges internationaux peuvent-ils être bénéfiques pour les parties contractantes? Comment la mondialisation des échanges peut-elle respecter des valeurs progressistes et lesquelles doit-elle impérativement respecter et promouvoir?

On essaiera donc ensemble de voir un peu plus clair dans tout cela la prochaine fois. D'ici là, gardez un oeil attentif sur ce Millenium Round de l 'OMC, qui devrait se retrouver au coeur de l'actualité au cours des prochaines semaines, si tant est que les médias n'ont pas renoncé à un minimum d'honnêteté intellectuelle.

[deuxième partie]

baillargeon.normand@uqam.ca


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