22 novembre 1999
«Le défi de Seattle (2)»
Quelles sont les positions et les points de vue qui s'exprimeront là et comment chacun des acteurs qu'on pourra y croiser envisage-t-il les enjeux cruciaux qui y seront débattus? Que devraient demander ceux qui ont à coeur un monde plus juste et plus conforme aux aspirations et aux valeurs qu'ils défendent: équité, solidarité, démocratie participative, diversité ?
[première partie] – [troisième partie]

Ce que nous avons vu la dernière fois nous incite à nous réjouir sans réserves de la mobilisation qui s'annonce à Seattle et qui cherchera à contrer cette mondialisation par et pour les Maîtres qui est en cours depuis les années soixante-dix. En fait, tous ceux qui s'intéressent à la «mondialisation» de l'économie, et pas seulement les opposants, seront la semaine prochaine à Seattle -- ou du moins porteront une très grande attention à ce qui va s'y passer.

Quelles sont les positions et les points de vue qui s'exprimeront là et comment chacun des acteurs qu'on pourra y croiser envisage-t-il les enjeux cruciaux qui y seront débattus? Que devraient demander ceux qui ont à coeur un monde plus juste et plus conforme aux aspirations et aux valeurs qu'ils défendent: équité, solidarité, démocratie participative, diversité?

En simplifiant et par commodité, on pourrait distinguer les quatre positions suivantes, deux appuyant la mondialisation et deux s'y opposant.

1. Ceux qui bénéficient directement des politiques qui sont appliquées. L'immense majorité de ceux qui participeront aux discussions officielles, à Seattle, sont des partisans d'une poursuite de la grande expérimentation entreprise par les Maîtres depuis les années soixante-dix. On peut distinguer des degrés dans les points de vue que regroupe ce premier ensemble de défenseurs de la mondialisation de l'économie et dans l'adhésion à ce mensonge idéologique selon lequel cette mondialisation, qui étend partout la sphère du marché, est par définition une chose aussi bonne qu'inévitable et qui bénéficie à tout le monde. Mais allons au plus simple. Dans ce groupe, on retrouve d'abord et crucialement tous ceux qui bénéficient directement des politiques qui sont appliquées et qui, à toutes fins utiles, mènent le jeu: les Corporations Transnationales et les gouvernements des pays les plus puissants. Ceux-là savent fort bien ce qu'ils font et ce qu'ils veulent et ils ont préparé de longue date la rencontre de Seattle de manière à l'obtenir: libéralisation encore plus grande des échanges, préservation et accroissement de la mobilité du capital, ouverture des marchés (notamment dans le secteur des services, l'éducation et la santé venant en tête de liste), définition et adoption de nouvelles balises juridiques (sur les droits de propriété intellectuelle, notamment) et ainsi de suite.

Dans ce contexte, je pense que nos ennemis parmi les plus dangereux parce que les moins perceptibles aux yeux de trop de gens, ce sont désormais tous ces partis soi-disant sociaux-démocrates et tous ces gouvernements supposément de gauche qui sont aujourd'hui, dans tant de pays, les zélés promoteurs de la mondialisation en faveur des entreprises et de la course au fond du baril dans laquelle ils nous enrôlent tous, de gré ou de force.

Mais il est aussi bien connu que tout cela, qui se donne comme l'accomplissement du marché, n'en est souvent que la caricature et n'existe et n'est possible que par la mobilisation de l'État en faveur des puissants acteurs de la mondialisation. Certains de ceux qui appuient les mutations en cours sont parfois bien conscients du gigantesque écart entre la doctrine officielle et la pratique, écart que des cohortes d'experts et d'intellectuels, de «think tanks», de groupes de pression , de firmes de relations publiques et de médias s'affairent depuis des années à gommer et à rendre imperceptible dans l'opinion publique.

Il va de soi que quiconque a à coeur les valeurs que j'ai nommées plus haut ne peut adhérer à ce groupe.

2. Les libertariens. Il arrive que nos représentants démocratiquement élus soient de sombres ignorants et ne perçoivent pas grand chose de cet écart entre le marché supposé et le mécanisme réel à l'oeuvre dans la mondialisation de l'économie. Qui en doute devrait examiner avec une grande attention les déclarations de Pierre Pettigrew, cette semaine: à leur vue, il est difficile de se convaincre que le ministre sait vraiment de quoi il parle quand il explique ce que signifieront les débats de Seattle pour l'éducation au Canada.

On ne pourra pas faire ce reproche aux libertariens: ils perçoivent bien la différence entre la propagande et les faits. Les libertariens (des économistes et intellectuels inspirés notamment de l'École Autrichienne d'économie) sont les partisans d'un retrait complet de l'État et d'une extension intégrale du marché comme mécanisme économique. Leur point de vue n'a rigoureusement aucune chance d'être pris substantiellement en compte à Seattle, puisqu'il signifierait le retrait de toute forme d'aide et de subvention aux corporations transnationales. Mais des portions de leur discours et de leurs analyses seront entendues et répercutées: c'est qu'elles constituent un outil idéologique précieux et remarquablement efficace pour justifier l'ordre économique établi.

Il va de soi que quiconque a à coeur les valeurs que j'ai nommées plus haut ne peut, non plus, adhérer à ce groupe.

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Quant aux opposants à la mondialisation en cours -- et si on met de côté ces gens de droite qui s'y opposent le plus souvent au nom d'un nationalisme frileux -- ils se laissent eux aussi, au moins en première approximation, diviser en deux principaux groupes.

3. Les keynésiens. Ils seront certes en minorité à Seattle, mais la seule présence dans les débats de ces enfants spirituels de John Maynard Keynes (il est cet économiste dont les idées avaient largement été à la base des accords de Bretton Woods et du système économique international qui a prévalu de 1945 à 1975...) -- dont d'aucun ont pu croire la lignée éteinte -- est un fait nouveau et qui mérite d'être souligné. Leur présence a été rendue possible par la crise asiatique de l'an dernier qui, après avoir foutu une bonne trouille aux zélateurs de la mondialisation, a été l'occasion d'un regain d'intérêt (plus feint que bien réel de la part des élites, à mon avis) pour les positions keynésiennes. Selon elles, il faut impérativement encadrer le marché et la mondialisation par des interventions étatiques et travailler à une redéfinition de l'architecture de l'économie internationale et de ses institutions (FMI, Banque Mondiale, etc.); plus particulièrement, les keynésiens se diront volontiers favorables à une régulation des flux de capitaux de manière à minimiser les effets néfastes sur l'économie réelle de l'économie spéculative, devenue selon eux (et ils ont raison!) dangereusement trop importante. L'idée d'une Taxe Tobin leur sourira donc, comme elle sourit à de plus en plus de gens. Dans la mesure où les keynésiens sont enclins à reconnaître que la mondialisation en cours depuis plus de deux décennies a causé des torts immenses à l'environnement, aux travailleurs et qu'elle a aussi accru les inégalités entre le Nord et le Sud ainsi que dans les pays du Nord, dans la mesure où ils sont aussi disposés à admettre que le système économique en place est porteur de crises potentiellement aussi énormes que dangereuses, il se trouvera bien des opposants à la mondialisation par et pour les entreprises pour juger que ces propositions des keynésiens doivent à tout prix être appuyées.

Je ne suis pas prophète, mais tout me semble donner à penser que la voix de ces keynésiens et de leurs supporters ne sera pas beaucoup entendue à Seattle. La crise asiatique est bien loin, déjà, et jusqu'à la prochaine crise les positions des keynésiens peuvent être entièrement ignorées par les Maîtres qui n'ont même pas à donner le change en faisant semblant de les écouter avec intérêt... Il reste qu'une voie potentiellement intéressante s'ouvre ici. Elle est sans aucun doute, comme on le verra, très insuffisante; mais il faut reconnaître qu'elle est prometteuse.

4. La société civile. Dans cette vaste catégorie, on peut ranger des militants de tous horizons, des citoyens, des ONG, des activistes, des syndicats et ainsi de suite. Allons au plus simple: ils vont à Seattle pour réclamer l'adoption de normes et de standards plus élevés, notamment en matière d'environnement et de droits du travail. À court terme, cet objectif est sans doute louable; mais je pense qu'en rester là constitue une position faible et insuffisante. Le fait qu'un tel objectif soit celui de tant de gens est un indice de plus, encore une fois très net, de la pauvreté du travail d'information et de réflexion effectué par la gauche depuis 20 ans.

Pour le dire en un mot, on a d'abord oublié que la mondialisation des échanges économiques peut être une chose bénéfique pour l'ensemble des participants. La démonstration serait ici trop longue, mais rappelons tout de même que les économistes ont raison, en droit, de souligner qu'en vertu notamment de la variété des coûts d'opportunité qu'il y a, pour les économies, à s'engager dans telle ou telle activité, il est possible que des échanges internationaux soient bénéfiques pour tous. Mais cela n'est vrai que si ce n'est pas le seul marché qui régule ces échanges et, plus crucial encore, que si les normes qui président à la mondialisation des échanges ne sont pas uniformes mais bien différentielles parce que visant expressément à réduire les inégalités. En d'autres mots: obtenir des normes environnementales ou du travail plus élevées et uniformes dans le contexte actuel et toutes choses restant égales par ailleurs accroîtra encore les inégalités, diminuera la solidarité et nous éloignera de chacune des valeurs qui devraient être recherchées.

À Seattle, il faut donc rappeler qu'une mondialisation différente est possible et souhaitable, au-delà du marché et de ses inévitablement déplorables effets sur la solidarité, la diversité (notamment culturelle), l'équité, la démocratie participative. Une telle mondialisation vise et atteint des valeurs opposées à celle que la mondialisation telle que nous la connaissons actuellement atteint inévitablement. Bref, à Seattle, il faut faire passer à la vitesse supérieure les stratégies de résistance et d'opposition: les combats ne doivent plus être simplement défensifs, mais chercher en même temps qu'ils visent à gagner des réformes à obtenir des gains et à promouvoir l'idée d'un avenir différent, qui ne soit ni celui que nous offre le marché ni celui, pathétique, des économies planifiées. Un premier pas vers cette autre mondialisation, possible et souhaitable, vers cette mondialisation visant l'égalité et passant par un traitement préférentiel des plus démunis consisterait à obtenir une réelle diminution -- idéalement une abolition -- de la dette des pays les plus endettés.

Quoi qu'il en soit, si Seattle est l'occasion de promouvoir l'idée qu'une autre mondialsation est souhaitable et d'indiquer de manière convaincante comment celle-ci est possible, nous aurons gagné quelque chose de très important et qui jouera probablement un grand rôle dans les combats des années à venir.

Dans le cas contraire, nous aurons perdu une belle occasion...

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Une lecture. Une analyse fort riche et très convaincante des enjeux de la mondialisation qui refuse à la fois le fatalisme du marché et les solutions inacceptables des économies de planification centrale:

HAHNEL, R. Panic Rules, South End Press, 1999.

L'auteur développe notamment et avec beaucoup de force l'idée que j'ai soutenue ici que pas plus des réformes keynésienens que l'adoption de meilleures normes environnementales ou concernant le travail ne pourront suffire à rendre acceptable la mondialisation telle que nous la subissons.

baillargeon.normand@uqam.ca


© Copyright Éditions de l'Épisode, 1999