PRÉC. SOMM SUIV.


DANIEL SCHNEIDERMANN

LE CAUCHEMAR MÉDIATIQUE


DENOËL / IMPACTS

♦ Conclusion

Quelques constantes sur l'emballement

Insécurité, pédophilie, mensonge d'État américain, Loft: si nous rendons les armes devant l'emballement, c'est parce que nous sommes cernés. D'abord cernés géographiquement. La mondialisation, et son alter ego technologique Internet, ont en effet transformé les frontières en passoires. Démoniaque mondialisation, dont on retrouve les méfaits à la fois derrière l'emballement contre le Loft, et contre la pédophilie. Et les frontières enfoncées, plus rien ne nous protège. Les dangers, d'abord lointains, se rapprochent. Un grondement, d'abord sourd, se précise. Dans l'emballement pédophile, les méchants sont organisés en réseaux internationaux qui, par la magie d'Internet, se jouent des frontières. Le grand emballement quasi permanent sur l'invasion islamique joue de la terreur que tombent les frontières nationales, celles qui nous protègent, justement, de l'invasion. Avoir cédé au Loft, émission qui a «triomphé» dans les pays voisins mais dont la France était encore épargnée, nous ravale au rang des pays ordinaires. C'en est fini de «l'exception française». C'est dans les zones «rurbaines» que Le Pen enregistre ses scores les plus surprenants en 2002. Rurbaines: apparence de la calme campagne, proximité de la ville et de tous ses dangers. Et le point de rencontre des deux à l'hypermarché par exemple, où les «rurbains» croisent d'inquiétantes silhouettes, bandes de jeunes, femmes en foulards.

L'emballement Meyssan, qui répond à l'emballement post-ll septembre, s'appuie d'ailleurs sur le sursaut national. On y entend une certaine fierté française à ne pas succomber aux manipulations américaines qui trompent la planète entière. Après le 11 septembre, nous étions cernés par la menace islamique, menace polymorphe, de Ben Laden aux talibans, des prédicateurs de Londres aux collégiennes voilées. À cette hydre, répond mythologiquement la conspiration du silence qui vise à nous faire croire à la fiction du crash du Pentagone. Ceux qui nous cernent, dans la vision Meyssan, ce sont les comploteurs de l'ombre du pouvoir américain.

Mais l'emballement nous assiège aussi de manière plus sophistiquée. Nous ne sommes pas seulement cernés par un monde extérieur hostile. Si l'emballement nous cerne et finit par nous emporter, c'est aussi par son dispositif polymorphe de faits et de statistiques, de théorie et de gros bon sens, de permanence et de rebondissements quotidiens, de rumeur publique et de manchettes de journaux, d'avis d'experts et de questions d'enfants.

Les légendes cauchemardesques

Ce message martelé par mille bouches, et pour finir par la nôtre, ce message auquel nous avons tant envie de croire, nous raconte une légende, toujours nouvelle en apparence, toujours la même en réalité. Quelles sont ces légendes cauchemardesques interactives que nous enrichissons en direct ?

Comme toutes les légendes, la légende en direct colportée par l'emballement doit son succès à la simplicité de son scénario, de ses personnages, de sa morale. Répétons-le: je reconnais volontiers l'existence, à l'origine de chacun de ces emballements, d'un incontestable et irréductible noyau de réalité.

L'affaire Dutroux, à l'origine de l'emballement médiatique sur la pédophilie de ces dernières années, est une épouvantable réalité. Les corps des fillettes martyrisées retrouvés dans le jardin d'une des maisons du ferrailleur belge sont de vrais corps. La découverte, quelques années plus tard, dans l'ordinateur d'un pédophile néerlandais, de centaines de photos d'enfants est aussi une réalité, même si ses contours sont mal connus: ces photos sont-elles récentes ou anciennes, qui les a constituées en fichier ? etc. Ici commence la part des interprétations. L'emballement, à la manière d'une rumeur d'Orléans amplifiée par le pouvoir démesuré des médias, se contente d'y greffer de multiples détails — certains de ces enfants seraient français, le réseau bénéficierait de protections dans la magistrature, etc. —, et aussi d'en gommer d'autres — le cutter dans la main du «père de famille d'Évreux» tué pour avoir voulu protéger son fils du racket — afin de rendre la légende noire plus terrifiante encore. Hors de toute réalité, évidemment: quelques années plus tard, dans la plus grande discrétion, on apprit que la justice avait rendu un non-lieu dans l'affaire de la présence d'enfants français, reconnus par leur mère, sur le fichier pédophile. Mais les agents les plus actifs de l'emballement avaient alors disparu.

À l'heure où ces lignes sont écrites, il est encore trop tôt pour connaître les dimensions du «noyau dur» de réalité derrière les fantasmes déchaînés par l'affaire Alègre à Toulouse, mais il paraît au moins peu douteux que des prostituées ont été assassinées, et que la police n'a guère manifesté de zèle à découvrir les auteurs de ces crimes. Les cafouillages et les contradictions des premières déclarations officielles après le crash du Pentagone, sur lesquels s'appuiera la thèse du livre de Thierry Meyssan L'Effroyable Imposture, sont une réalité. La photo de couverture de son livre est une vraie photo, au sens où il est vraisemblable qu'elle n'est pas truquée.

Et l'insécurité ? Vaste question. Et controverse quasi religieuse, avec ses bulles, ses excommunications, ses abjurations. Considérons au minimum une chose comme certaine: la forte hausse du nombre de plaintes déposées dans les commissariats en 2001 et 2002. L'emballement va transformer cette réalité en apocalypse.

Une réaction à l'omena et aux mensonges.

Donc, il y a bien un feu, à l'origine de la fumée. Mais voilà: toutes ces réalités ont toujours été niées dans le passé. Oui, l'Éducation nationale et l'Église, pour ne parler que d'elles, se sont longtemps montrées frileuses à évoquer publiquement la pédophilie. Oui, l'insécurité a longtemps été réduite à un «sentiment d'insécurité» par des médias volontairement aveugles dont la grande majorité des rédacteurs ne vivaient pas dans les «quartiers difficiles». Oui, les médias se sont montrés bien incurieux à traquer les incohérences des informations données par les autorités américaines, après le 11 septembre. Oui, le gouvernement britannique a menti à propos de la qualité des viandes, a longtemps tenté de minimiser la maladie. Toutes les méfiances sont donc permises à l'égard du plus innocent bifteck.

L'emballement est d'abord une réaction à ces mensonges antérieurs. Si nous sommes prêts à croire qu'aucun avion ne s'est écrasé sur le Pentagone, c'est parce que de longues années nous ont persuadé que les médias dissimulent la vérité, voire mentent intentionnellement. C'est parce que la vérité a été trop longtemps contenue (par le terrorisme intellectuel de gauche des «belles âmes» dans le cas de l'insécurité, ou par le consensualisme post-ll septembre dans le cas de Thierry Meyssan, dont le point culminant fut «la découverte du passeport de Mohamed Atta dans les ruines du World Trade Center») que son surgissement torrentiel a cette puissance d'évidence.

Il s'agit d'expier notre naïveté.

Omerta et emballement sont les deux versants successifs du cauchemar médiatique. L'emballement est toujours une réaction-explosion contre la loi du silence, l'aveuglement, un certain terrorisme qui interdisait d'aborder «certains sujets». L'emballement qui s'empare de ces réalités, et va les transformer, les enrichir, les amplifier, les magnifier, explose comme une cocotte-minute trop longtemps maintenue sous pression. Et il est d'autant plus imparable, cet emballement, que les emballés ont la certitude de faire œuvre utile, en participant au dévoilement d'une vérité longtemps occultée. L'occultation passée est leur justification, leur carapace, leur rempart. C'est sur la repentance d'une longue omerta que se construit la légende noire.

Un exemple. A l'heure où cette conclusion est écrite (en juillet 2003), semble se développer aux États-Unis un emballement politico-médiatique contre George W. Bush, à propos de l'accusation portée en janvier par le président américain contre l'Irak de Saddam Hussein d'avoir tenté de se procurer de l'uranium au Niger. Mais l'information (les documents prétendument nigériens sont faux) était connue dès mars 2003 (voir page 161). Nul doute que l'emballement anti-Bush menace d'être d'autant plus violent qu'il trouvera son carburant dans les quatre mois d'omerta relative de la presse autour de cette affaire (entre mars et juillet) et plus généralement dans la démission des médias américains après le 11 septembre. Ces périodes de latence posent toujours des lots de questions sans réponse. Pourquoi «l'emballement» sur la fausse accusation américaine n'a-t-il pas commencé dès le 7 mars ? Pourquoi, dès ce jour-là, la Maison Blanche n' a-t-elle pas été sommée de s'expliquer par des éditoriaux enflammés et des adversaires démocrates furieux ? Parce que l'Amérique était alors en guerre ? Parce que les journalistes, les diplomates, les agents des services secrets, qui savaient que Bush avait alors fourni une fausse information aux Américains, pensaient alors que cette accusation ne serait pas «audible» ? Et ont-ils raison ou tort ? Entre mai et juillet, la proportion d'Américains approuvant la politique de leur pays en Irak est passée de 69% à 53% (tiens, revoici un sondage !). La hardiesse nouvelle des journalistes et des adversaires de Bush s'explique-t-elle par cette évolution des sondages ? Ou à l'inverse, sont-ce les offensives des médias et des politiques qui font évoluer l'opinion américaine ? Éternelles questions !

Portrait-robot de l'Ogre

Qui sont donc les personnages principaux de la légende noire ?

Une légende noire suppose d'abord une figure d'Ogre. Loup-garou, croquemitaine, tueur en série, dévoreur d'enfants, c'est le personnage majeur du cauchemar médiatique. Ogre solitaire ou tribus d'ogrelets, peu importe. À tout seigneur tout honneur, les emballements sur la pédophilie ne fonctionneraient évidemment pas sans la figure du pédophile, Ogre moderne se nourrissant d'enfants, Gilles de Rais aux mille visages. Mais l'Ogre n'est pas solitaire. Il est organisé en réseaux, sautant par-dessus les frontières, et exigeant chaque jour sa cargaison de chair fraîche. L'emballement sécuritaire fourmille de silhouettes de méchants: les voyous petits ou grands, les «groupes organisés», les «bandes», les racketteurs, etc. Pas d'Ogre majuscule ici, mais une prolifération de lutins maléfiques, de diablotins et de coupe-jarrets. Quant à l'emballement Meyssan, son méchant est le système des systèmes, le lobby militaro-industriel américain, ou, mieux encore, sa face cachée.

Ce méchant principal, grand méchant loup de la légende en direct, a plusieurs caractéristiques que l'on retrouve fréquemment. D'abord il est le plus souvent invisible. Les caméras ne le filment pas, ne savent pas le trouver. Il nous refuse son visage. Adolescents «floutés» au pied des immeubles des cités, pédophiles cachés sous leur manteau à l'arrivée au tribunal. Faute de pouvoir le montrer, on montre donc sa maison aux volets clos. Ses méfaits nous sont rapportés par des témoins (voisins, policiers, journalistes, sociologues). Dans la société de communication, il ne s'exprime pas. Il n'en est que plus effrayant. Qu'on ne se le figure d'ailleurs pas forcément sous les traits d'un monstre: souvent il nous ressemble. Objet d'un bref et violent emballement, le «bagagiste de Roissy» Abderazak Besseghir, soupçonné quelques jours de terrorisme au début de l'année 2003 avant d'être totalement mis hors de cause, fut d'emblée déclaré inquiétant par la banalité de son aspect et de sa vie si ordinaire.

Les auxiliaires de l'Ogre

Mais les simples méchants ne suffisent pas. La légende noire a aussi besoin de complices du Diable, de méchants auxiliaires.

Au premier rang de ces complices du Mal: les institutions établies, et tout particulièrement l'État.

L'État, nous répètent les mille bouches emballées, a laissé se dégrader la situation. Dans le meilleur des cas, par laxisme ou par incompétence. Les institutions «détournent le regard» de les réseaux pédophiles ou de l'insécurité. Dans le meilleur des cas aussi, par insuffisance de moyens. L'État manque de policiers, de juges, de professeurs. Les enquêtes judiciaires ne peuvent être menées jusqu'à leur terme. Les professeurs manquent de formation et de motivation.

Mais l'incompétence ou le manque de moyens ne sont pas seuls en cause, hélas. Dans la version la plus noire des légendes noires, les institutions sont elles-mêmes complices des méchants. Ainsi dans l'emballement sur les réseaux pédophiles, revient de manière récurrente le thème des «gens haut placés, voire des magistrats eux-mêmes, qui auraient intérêt à étouffer l'affaire». C'est donc l'État qui nous interdit de connaître jamais la vérité.

Incompétence et trahison se conjuguant, la vérité, faute de moyens, ne sera jamais connue. Les emballés du combat contre «les réseaux» ne cessent d'énumérer la liste de toutes les carences des instructions judiciaires, de toutes les vérifications qui, faute de moyens (ou par malveillance) ne seront jamais entreprises, et empêcheront à tout jamais de confondre les fameux réseaux pédophiles internationaux. Dans l'affaire Alègre, l'ancienne prostituée «Patricia» explique pourquoi le corps d'une autre prostituée assassinée n'a pas été retrouvé au fond du lac où elle aurait été jetée: une partie du lac a été comblée pour construire une autoroute. «Il faudrait faire péter l'autoroute. Ça ferait des frais, on a décidé de ne pas le faire. Je ne sais pas si c'est au niveau de la justice ou plus haut que ça a été décidé»[1]. Ce sont sans nul doute «les hautes sphères» qui, au cours de réunions secrètes, ont décidé de ne pas «faire péter l'autoroute».

Complice du Mal par corruption, l'État peut aussi l'être par égoïsme, et abus de pouvoir. L'expert Alain Bauer, dans l'emballement sécuritaire, reprend inlassablement le même thème d'un État abusant de son pouvoir qui, non seulement contribue à l'aveuglement sur la délinquance en diffusant des statistiques biaisées minorant le phénomène (incompétence), mais confisque à son propre profit les forces de police, en affectant des fonctionnaires à des tâches de «plantes vertes», de protection des bâtiments officiels ou des domiciles privés des dignitaires, au détriment de la protection des simples citoyens, ainsi abandonnés à eux-mêmes. «Dans ce pays, explique-t-il, l'État a vampirisé à son bénéfice, pour la défense des institutions et pour le maintien de l'ordre, des policiers qui étaient normalement prévus pour le bénéfice des personnes et des biens des citoyens». «Vampirisation»: le mot est prononcé. Complicité de l'Ogre et du vampire.

Des effondrements en chaîne

L'impuissance de l'État produit donc naturellement son effet: l'effondrement des protections. Cet effondrement est d'abord une des composantes du récit. L'effondrement des protections policières (Bauer gagne ses galons médiatiques en rédigeant un rapport qui «révèle» que le territoire français est abandonné par les forces de police), s'aggrave ainsi d'un effondrement du droit. Le concept de «zone de non-droit», évidemment central dans tous les emballements sur l'insécurité, se décline aussi ailleurs. «Internet reste une zone de non-droit» accusent les associations de protection de l'enfance au plus fort de l'emballement sur le fichier pédophile. Thierry Meyssan dresse le constat de l'effondrement des grands moyens de communication, qui nous ont tous donné l'information (erronée) de la chute d'un avion sur le Pentagone. «Il Y a eu dans les JT une accumulation de faits de nature différente qui a donné l'impression que toutes les protections s'étaient écroulées, qu'on était dans la représentation d'un champ de ruines», explique, à propos de l'emballement sur l'insécurité, la sociologue Mariette Darrigrand[2].

Pourquoi aujourd'hui ? D'où vient cette complaisance pour la représentation de l'effondrement ? D'où vient cet appétit de ruines et de décombres ? Est-ce d'avoir vu s'effondrer, avec le mur de Berlin, l'empire communiste, qui paraissait éternel ? Est-ce de voir tomber les puissants, les uns après les autres, sous les coups de boutoir des juges et des médias ? Est-ce d'avoir vu s'écrouler dans les dernières décennies les grands services publics, le pouvoir des États, le noyau familial ? Nous avons un appétit morbide d'effondrements, d'écroulements, de décombres. Nous sommes tous des ogrelets affamés de ruines.

Dans le miroir de l'emballement, la victime (citoyen livré à l'insécurité ou dupé par les leurres de la propagande américaine, parent d'enfants en danger) se voit ainsi livrée à elle-même, dépourvue des protections traditionnelles, policières mais aussi idéologiques. Ses convictions d'antan se sont évanouies comme les policiers dans la nuit des villes.

Mais ces récits d'effondrement, par l'implacable mécanisme de la «résonance», produisent aussi un effondrement symétrique dans la petite (ou grande) communauté des emballés.

De manière inattendue, le cauchemar suppose en chaque individu une sorte d'effondrement personnel. Effondrement, diraient les psychanalystes, de la barrière du «surmoi» qui libère les forces du «ça». Et produit à son tour une sorte d'effondrement moral. Comment ne pas se sentir effondré en entendant les récits de pédophilie ou d'insécurité, ou en contemplant la notoriété imméritée des lofteurs ? Comment résister à l'effondrement de nos plus solides convictions antérieures, fruit d'une vie d'analyse et d'expérience ? Les convictions humanistes, par exemple. En Jospin confessant sa «naïveté» face à l'insécurité, se produit un effondrement spectaculaire. En un instant, s'effondre une des convictions fondatrices du «camp du progrès» depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, conviction inscrite dans les ordonnances sur la jeunesse de 1945, celle que la «petite délinquance» des mineurs procède avant tout de causes économiques et sociales. Emballé lui-même, Jospin précipite l'emballement.

Chez tous les acteurs de l'emballement, tout sens critique s'effondre pareillement. Daniel Bilalian, confessant que les mots lui manquent, témoigne d'un effondrement de la qualité première qu'on est pourtant en droit d'attendre d'un journaliste: la capacité de trouver les mots pour désigner les faits. Comme si l'emballement réduisait chacun de ses acteurs au statut peu enviable de «zone de non-critique», désertée par la raison comme la «zone de non-droit» l'est par les policiers.

Des racines profondes

L'emballement réussi repose forcément sur des croyances souterraines, des hantises, des obsessions, que le discours public laisse parfois seulement affleurer.

Ces hantises peuvent être très anciennes. Plus il se rapproche de pulsions essentielles (la reproduction, la transmission, la survie), mieux l'emballement fonctionne. C'est parce que nous sommes abreuvés de légendes noires sur l'école, désormais inapte à remplir ses missions, c'est parce que nous entendons répéter comme un bruit de fond permanent que «le niveau baisse», c'est parce que nous sommes cernés par les études sur le développement de «l'illettrisme», études étouffées par l' omerta ambiante, que nous accueillons avec cet effroi le surgissement du Loft. Non seulement l'école ne remplit plus sa fonction, non seulement «le niveau baisse», mais la télévision qui l'a détrônée impose désormais avec cynisme et brutalité l'inculture, l'oisiveté, la sexualité en public, la soumission aux règles de la société marchande et l'exclusion en modèles de comportement. Si nous sommes prêts à nous imaginer cernés par les réseaux de pédophiles, dans chaque sacristie, dans chaque classe de primaire, si nous voyons en chaque instituteur un pédophile en puissance, le terrain est préparé par la marchandisation mondiale du sexe, par la fin des modèles familiaux traditionnels.

L'angoisse des rapts d'enfants, qui nous replonge au Moyen Âge, traverse toute l'époque moderne. Dans son magistral La Peur en Occident, Jean Delumeau pointe une rumeur parmi d'autres. «En 1768 le collège des oratoriens de Lyon est envahi par la foule et saccagé. On accuse les religieux d'héberger un prince manchot. "Tous les soirs, raconte-t-on, on arrête autour du collège des enfants auxquels on coupe un bras pour l'essayer au prétendu prince". L'émeute fait vingt-cinq blessés (...). Elle est à rapprocher de celle qui ensanglanta Paris en 1750, et au cours de laquelle il y eut mort d'hommes. On disait que des exempts de police en civil rôdaient dans les quartiers de Paris et enlevaient des enfants de cinq à dix ans». De ces récits, aux images de «partouzes sado-maso avec notables», ou de «décapitations d'enfants» auxquelles font écho les chaînes de télévision aujourd'hui, ne peut-on tracer un fil direct ?

Petits accommodements avec la victime

Dernier personnage indispensable, évidemment, de cette légende en direct qu'écrit à mille mains l'emballement: la victime. Elle est, comme il se doit, innocente. Plus elle est innocente, mieux la légende fonctionne. Le plus innocent d'entre les innocents, évidemment, est l'enfant, d'où l'efficacité imparable de tous les emballements le thème de la pédophilie.

Dans le cauchemar de l'insécurité, les victimes sont les plus faibles d'entre nous, affaiblis par l'âge (les personnes âgées), ou par le statut social: les habitants des «quartiers sensibles», dont Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intérieur chargé du contre-emballement après l'élection de 2002, sait si bien se faire le porte-parole. Pour rendre la victime plus poignante encore, le cauchemar gomme les détails qui pourraient ne pas «cadrer». Dans l'affaire d'Évreux, le «père de famille venu demander des explications après que son fils s'est fait racketter» est une victime idéale. On n'apprendra que bien plus tard qu'il était porteur d'un cutter, comme les allusions voilées au passé de Papy Voise, la victime d'Orléans, n'apparaîtront que bien après son surgissement dans l'imaginaire national.

Cette légende cauchemardesque en direct qui nous baigne, ne nous est pas dite d'une voix calme. Elle nous est narrée d'un ton saccadé, trépidant, oppressé. Elle nous est dictée par l'urgence. Elle nous apparaît comme une cavale emballée justement. Le phénomène était larvé, les croyances préalables prospéraient souterrainement, soudain il s'accélère.

D'abord, le foudroiement...

La première phase est celle d'un obligatoire foudroiement. Foudroiement de l'affaire Dutroux, foudroiement de l'apparition du Loft sur nos écrans, et de la vulgarité triomphante — «Cékikapété ?». Foudroiement du 11 septembre 2001, auquel répond en écho parfait le foudroiement de la publication de L'Effroyable Imposture.

Et c'est alors, libérées par le foudroiement initial, que jaillissent les forces de l'emballement. «il ne se passe pas un mois, une semaine, sans qu'un cas de pédophilie soit dévoilé», écrit un éditorialiste de L'Humanité[3].

L'emballé est étreint par un sentiment d'accélération irrésistible. Sentiment d'autant plus fort que l'emballement accélère parfois lui-même le phénomène. À propos des réseaux pédophiles, la médiatisation des affaires libère souvent la parole sur des faits parfois très anciens, dont la médiatisation à retardement vient à son tour accélérer encore l'emballement.

... puis une vision d'apocalypse

En même temps qu'il vit ce présent saccadé, l'emballé a une très claire conscience d'un avenir plus épouvantable encore, un véritable cauchemar. Pas d'emballement sans image du cauchemar. À ses yeux, l'avenir se dessine avec une effroyable efficacité, très net et très sombre. L'emballement nous lance, nous projette, nous propulse dans l'avenir, comme de pauvres choses sans contrôle. À l'école, «le niveau baisse», tandis que monte symétriquement l'angoisse pour nos enfants. Nous vivons dans l'angoisse que nos enfants n'atteignent pas notre niveau. L'emballement anti-Loft prospère sur cette angoisse-là: l'inculture reine, le savoir dévalué, ridiculisé, les voies d'accès à la notoriété et à la fortune revues de fond en comble. «Bientôt, ce sera le meurtre en direct !» s'écrie le très posé président d'Arte Jérôme Clément, à propos de «Loft Story».

L'emballé de l'insécurité se projette dans une jungle où règnent les voyous, où la pègre triomphe. L'emballé de Meyssan est projeté dans un monde où, sans que nul ne le sache, le pouvoir a changé de mains aux États-Unis, qui fabriquent une nouvelle arme terrifiante qu'ils seront les seuls à posséder. «Le Los Angeles Times a révélé la semaine dernière l'existence d'une étude actuelle au Pentagone sur l'usage de la force nucléaire contre huit États qui pourraient être rayés de la carte !» révèle Meyssan sur le plateau de Thierry Ardisson dans un silence religieux. L'emballement fascine, hypnotise, terrifie faute de convaincre: convaincre prendrait du temps, et le temps presse. Mais cela ne lui suffit pas.

La culpabilisation des établis

Un nouveau système de références et de croyances, édifié dans la fièvre et l'anarchie sur les ruines de l'ancien système, cela porte un nom: une révolution. Tout emballement médiatique est une révolution, virtuelle et éphémère.

Et comme toute révolution, l'emballement broie, pulvérise, balaie les réticents. On ne débat pas de l'emballement. L'emballement ne supporte ni les contradicteurs, ni les sceptiques.

Comme toute révolution, l'emballement exige le ralliement. Il ne supporte pas la tiédeur.

Il possède une arme absolue: le renvoi dans les rangs maudits des partisans de l'omerta. «Vous êtes en train de nous dire que c'est comme le nuage de Tchernobyl, ça s'est arrêté à la frontière ?» demande, narquoise, la journaliste Élise Lucet à un policier qui se montre sceptique sur l'existence de réseaux pédophiles en France. Quiconque s'oppose est complice de l'omerta, de cette conspiration du silenœ à laquelle l'emballement, finalement, n'est qu'une riposte légitime. Ainsi l'emballement joue-t-il de la culpabilisation des établis. Culpabilisés, les journalistes qui ne vivent pas dans les quartiers populaires, où règne l'insécurité. Culpabilisé, le chroniqueur de télé bourgeois — moi-même — qui finit par croire que les lofteurs sont plus représentatifs de leur génération que les jeunes qu'il observe dans son propre entourage. Culpabilisés, les médias établis, avec leurs règles de vérification, pour leurs réticences, leurs précautions, leur frilosité, et qui finissent donc par accueillir les rumeurs les plus perverses véhiculées par Internet. Ne pas inviter Thierry Meyssan ? Mais ce serait un abominable acte de censure ! Comme tout nouveau système de croyances, l'emballement a besoin pour construire sa légitimité de démoniser l'ancien système. Pendant longtemps (à propos de la pédophilie comme de l'insécurité) a régné «la loi du silence». Heureusement, aujourd'hui c'est terminé. Comme est terminée l'ère de l'hégémonie des médias dominants américains, qui aurait permis le succès du complot américain pour occulter 1'«effroyable imposture» du crash sur le Pentagone. Heureusement, Internet est là, Internet et ses mille lilliputiens de la vérité.

L'exigence du ralliement spectaculaire

Pourtant, une analyse froide nous permettrait de raisonner encore, et de nous opposer à l'emballement. Une analyse froide nous permettrait de nous souvenir que la délinquance a bel et bien — aussi — des causes sociologiques, que la misère, le chômage, la désespérance, sont bel et bien des causes objectives des actes de délinquance, et que cette analyse de la délinquance, si elle est incomplète, n'a rien de «naïf». Des dizaines de témoins oculaires ont vu le Boeing foncer sur le Pentagone. L'immense majorité des enfants n'ont pas été victimes d'abus sexuels. L'immense majorité des entreprises prennent en compte, pour leurs recrutements, les diplômes traditionnels, délivrés par les vieilles écoles, les vieilles universités d'avant le Loft. Mais l'emballement est si fort qu'il installe la certitude absolue que ces éléments ne seraient plus audibles. Et donc, ils ne sont tout simplement pas entendus, personne n'osant les avancer, infernale dialectique de l'intimidation et des intimidés. Ceux qui pourraient les proclamer haut et fort rentrent la tête dans leurs épaules. Si l'emballement crée des dissidents, il les muselle immédiatement. Seul reste donc le choix entre silence et ralliement. Les ralliés crient alors plus fort que les autres, avec l'ardeur des convertis — c'est au journal de 20 heures de TF1, sur la plus haute tribune de la nation, que Lionel Jospin confesse son péché de «naïveté» à propos de la délinquance. L'emballement n'exige pas seulement le ralliement, mais le ralliement public et spectaculaire. Sur la plus grande place du village, à la manière des autocritiques de la révolution culturelle chinoise.

L'emballement, un complot ?

Reste une question. Et si c'était un complot ? L'emballement dissipé, ceux qui tentent d'autopsier le phénomène lui trouvent parfois une explication: le complot. Comment expliquer ces jours de transe collective, ces pertes de raison, ces bouffées de folie, sinon par un complot ?

A coup sûr, si les chaînes de télévision ont ainsi matraqué l'opinion sur le thème de l'insécurité avant l'élection présidentielle de 2002, c'était pour faire élire Chirac. La fuite, quelques jours avant sa publication officielle, de la statistique montrant la hausse de l'insécurité n'est certainement pas innocente. Pourquoi l'aurait-«on» fait fuiter ? Certainement pour désamorcer cette information explosive. À moins que ce ne soit, au contraire, pour en étirer l'impact au maximum. De toute manière, ce n'est pas innocent. D'ailleurs les syndicats de policiers, omniprésents dans l'orchestration de la polyphonie sur l'insécurité, ne penchent-ils pas majoritairement à droite ? Quant à l'affaire Papy Voise, survenue quelques jours avant le premier tour de l'élection, elle tombe trop bien pour être honnête. C'est un traquenard, évidemment, tendu aux médias par des politiciens locaux d'Orléans, avec une parfaite science du timing.

Derrière l'affaire Meyssan, sans doute peut-on voir la main de services occultes, désireux d'orchestrer une opération antiaméricaine. Seule cette opération peut expliquer la complaisance de la télévision publique. Quant au Loft, il s'agit d'un complot d'une autre nature, d'une opération de décervelage. Il s'agissait de fournir une diversion aux Français dans une période économique difficile, de les détourner des «vrais sujets», des «graves problèmes» sur lesquels «on» souhaite les empêcher de réfléchir.

Ainsi parfois, autour du cadavre de l'emballement, des contre-emballés tentent de dénicher les traces d'un complot. C'est, pour la résumer rapidement, une adaptation à la situation française de la théorie d'un Noam Chomsky, celle d'une oligarchie politico-économique asservissant les médias, et leur dictant les messages qu'ils doivent marteler dans les têtes de la masse imbécile.

Je ne crois pas davantage au complot «chomskyen» qu'aux complots colportés par les emballements. Dans toutes les légendes noires détaillées ici, nous avons décelé des traces de conspirationnisme: l'État nous masque l'étendue réelle de l'insécurité, il laisse courir les réseaux pédophiles, des putschistes de l'ombre ont pris le pouvoir à Washington et ont établi des plans secrets pour rayer huit pays de la carte. Pourquoi refuser d'y croire dans un cas, et se précipiter dans l'autre sur l'explication par le complot ? Est-il vraiment plus raisonnable de croire à la fabrication, par un adjoint au maire d'Orléans (lui-même sans aucun doute manipulé par «de plus hauts intérêts»), d'une «affaire Papy Voise» qu'à une conspiration de l'État visant à minimiser les chiffres de la délinquance ?

Quel besoin de complots, alors que l'explication est sur la table ? Cette explication, c'est la marchandisation de l'information. L'information-marchandise est celle qui n'a pas d'autre moteur que de satisfaire la plus large clientèle possible. Le public demande que nous journalistes reprenions sans distance les légendes noires servies par la Maison Blanche (les vilenies de Ben Laden ou de Saddam Hussein) ? Reprenons-les. Inventons des détails. Allons chercher et enregistrer «les confidences de l'ancienne maîtresse de Saddam Hussein» (on a vu cela, et sur une grande chaîne américaine). Le public a changé d'avis, et nous demande au contraire de cogner sur la Maison Blanche ? Cognons jusqu'à plus soif sur la Maison Blanche, ses manipulations, ses mensonges, ses revirements, et ces quelques mots du président sur l'uranium irakien. Et vite, et fort, sinon la chaîne concurrente, le journal concurrent nous dépasseront. Le public demande du frisson, des voitures qui brûlent, des attaques en plein jour, des vieillards qui sanglotent, des peintures de décadence par la télé-réalité: jetons-lui ce qu'il demande, à pleines pelletées. Le public a faim de conspirations américaines, de généraux de l'ombre qui complotent dans les «bunkers» de la Maison Blanche, servons-lui des conspirations américaines, avec inquiétants galonnés, convoitises pétrolières, et Folamour en pointillé. Le public achète du Loft, consacrons notre manchette, trois fois de suite, aux «problèmes de société» que pose évidemment «Loft Story». Et avec un sondage, s'il vous plaît, qui ratifiera par des chiffres ce que tout le monde sait déjà, mais consacrera la transformation de ce divertissement en «phénomène de société», et nous offrira peut-être la félicité suprême d'une reprise au «Vingt heures» !

L'information, bien entendu, a toujours été aussi une marchandise. Un journal qui ne trouve pas d'acheteurs est condamné à la disparition. Mais en France, jusqu'à une date récente (disons, la privatisation de la principale chaîne de télévision, TF1, en 1987) les marchands d'information trouvaient en face d'eux un pôle de médias fonctionnant selon les critères du service public, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur: l'information considérée comme une mission, la volonté de résistance aux rumeurs, la hiérarchisation des nouvelles en fonction de leur importance, et non de leur impact supposé. Le pire: une certaine proximité avec les pouvoirs et les institutions poussant, en effet, aux omertas et aux autocensures. Depuis la privatisation de TF1, ce modèle est en déclin. En dépit de l'encourageant exemple de France 5, qui montre que l'on peut à la fois proposer des programmes sans concession et accroître lentement (très lentement, hélas) son audience, les principales chaînes de la télévision publique n'offrent plus qu'une résistance épisodique et flageolante au modèle TF1, quand elles ne précèdent pas l'emballement.

Ces médias «ralliés», où les souvenirs de la mission de service public se heurtent quotidiennement à la logique de l'audience, sont d'ailleurs des propagateurs plus efficaces des légendes de l'emballement que les médias privés, naturellement «sensationnalistes». Peut-être n'est-ce pas un hasard si, à propos de l'insécurité ou de la pédophilie, le lecteur a trouvé dans ces pages davantage d'exemples empruntés aux chaînes publiques qu'à la télévision privée. Peut-être ces emballements ont-ils mieux «fonctionné» parce qu'ils étaient portés par les médiateurs «crédibles» de médias «non sensationnalistes». Élise Lucet bénéficie de l'image d'une journaliste «crédible», ne cédant pas aux sirènes de l'audienœ ou de la notoriété. La réputation de Thierry Ardisson est plus contrastée et sulfureuse. Homme d'affaires et animateur, il personnifie certes l'infiltration des logiques de l'information-marchandise dans un média public, maison lui prête une certaine capacité de résistance à la «langue de bois» des pouvoirs établis. Sortant de leur bouche, les légendes noires ne portent-elles pas plus loin ?

Inaudible ! Voilà le grand mot lâché. Ne pas faire ce titre, ce serait inaudible. Ne pas réfuter cela, ce serait inaudible ! Mais ne faut-il pas, parfois, prendre le risque d'être inaudible ? Une chose est certaine: rien n'est plus inaudible que le silence.


[1] «Le Vrai Journal», Canal+, 8 juin 2003.
[2] Raphaël Garrigos, Isabelle Roberts, «L'insécurité, programme préféré de la télé», Libération, 23 avri12002.
[3] Jean-Emmanuel Ducoin, «Briser le silence», L'Humanité, 24 février 2000.