Viviane Forrester - L’horreur économique SOMM SUIV.

Un


Certain soir, par exemple…
retiré de nos horreurs économiques
…il frissonne au passage des chasses et des hordes…

Arthur Rimbaud
Les Illuminations


Il ne faut pas [que le peuple] sente la vérité de l’usurpation :
elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable ;
il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher
le commencement si on ne veut qu’elle ne prenne bientôt fin.

Pascal
Pensées


Nous vivons au sein d’un leurre magistral, d’un monde disparu que nous nous acharnons à ne pas reconnaître tel, et que des politiques artificielles prétendent perpétuer. Des millions de destins sont ravagés, anéantis par cet anachronisme dû à des stratagèmes opiniâtres destinés à donner pour impérissable notre tabou le plus sacré : celui du travail.

Détourné sous la forme perverse d’« emploi », le travail fonde en effet la civilisation occidentale, laquelle commande la planète en entier. Il se confond avec elle au point qu’au temps même où il se volatilise, son enracinement, son évidence ne sont jamais officiellement mis en cause, et moins encore sa nécessité. Ne régit-il pas, en principe, toute distribution et par là toute survie ? Les enchevêtrements d’échanges qui en découlent nous paraissent aussi indiscutablement vitaux que la circulation du sang. Or ce travail, tenu pour notre moteur naturel, pour la règle du jeu convenant à notre passage en ces lieux étranges d’où nous avons chacun vocation à disparaître, n’est plus aujourd’hui qu’une entité dénuée de substance.

Nos concepts du travail et donc du chômage, autour desquels la politique se joue (ou prétend se jouer), sont devenus illusoires, et nos luttes à leur propos aussi hallucinées que celles du Quichotte contre ses moulins. Mais nous posons toujours les mêmes questions fantômes auxquelles, beaucoup le savent, rien ne répondra, sinon le désastre des vies que ce silence ravage et dont on oublie qu’elles représentent chacune un destin. Vaines, angoissantes, ces questions périmées nous évitent une angoisse pire : celle de la disparition d’un monde où l’on pouvait encore les poser. Un monde où leurs termes se fondaient sur une réalité. Mieux : fondaient cette réalité. Un monde dont le climat se mêle toujours à nos respirations et auquel nous appartenons de façon viscérale, que nous en ayons profité ou pâti. Un monde dont nous triturons les vestiges, affairés à colmater des brèches, à rapiécer du vide, à bricoler des ersatz autour d’un système non seulement effondré, mais évanoui.

Dans quel rêve nous maintient-on à nous entretenir de crises à l’issue desquelles nous sortirions du cauchemar ? Quand prendrons-nous conscience qu’il n’y a pas de crise, ni de crises, mais une mutation ? Non celle d’une société, mais celle, très brutale, d’une civilisation ? Nous participons d’une ère nouvelle, sans parvenir à l’envisager. Sans admettre ni même percevoir que l’ère précédente a disparu. Nous ne pouvons donc en faire le deuil, mais nous passons nos jours à la momifier. A la donner pour actuelle et en activité, tout en respectant les rites d’une dynamique absente. Pourquoi cette projection permanente d’un monde virtuel, d’une société somnambule dévastée par des problèmes fictifs — le seul problème véritable étant que ces problèmes n’en sont plus, mais qu’ils sont devenus au contraire la norme de cet âge à la fois inaugural et crépusculaire que nous n’assumons pas ?

Certes, nous maintenons ainsi ce qui est devenu un mythe, le plus auguste qui soit : le mythe de ce travail lié à tous les rouages intimes ou publics de nos sociétés. Nous prolongeons désespérément des échanges complices jusque dans leur hostilité, des routines gravées au plus profond, une antienne depuis si longtemps chantée en famille — une famille déchirée, mais soucieuse de se souvenir qu’on a vécu ensemble, mais friande des traces d’un dénominateur commun, d’une sorte de communauté, pourtant source et lieu des pires discordes, des pires infamies. Pourrait-on dire d’une sorte de patrie ? D’un lien organique tel que nous préférons tout désastre à la lucidité, au constat de la perte, tout risque à la perception et à la prise en compte de l’extinction de ce qui fut notre milieu ?

A nous, dès lors, les médecines douces, les pharmacopées vétustes, les chirurgies cruelles, les transfusions tous azimuts (dont bénéficient surtout quelques bien-portants). A nous les discours ponti-lénifiants, le catalogue des redondances, le charme réconfortant des rengaines qui couvrent le silence sévère, intraitable de l’incapacité ; on les écoute médusé, reconnaissant d’être distrait des épouvantes de la vacuité, rassuré de se bercer au rythme de radotages familiers.

Mais, derrière ces mascarades, pendant tout le cours de ces subterfuges officialisés, de ces prétendues « opérations » dont on connaît d’avance l’inefficacité, de ce spectacle paresseusement gobé, pèse la souffrance humaine, réelle celle-là, gravée dans le temps, dans ce qui ourdit la véritable Histoire toujours occultée. Souffrance irréversible des masses sacrifiées, ce qui revient à dire de consciences une par une torturées et niées.

Du « chômage » il est question partout, en permanence. Le terme est pourtant aujourd’hui privé de son sens véritable, car il recouvre un phénomène différent de celui, tout à fait obsolète, qu’il prétend indiquer. On nous entretient cependant, à son propos, de laborieuses promesses, fallacieuses le plus souvent, qui laissent entrevoir d’infimes quantités d’emplois acrobatiquement émises (soldées) sur le marché ; pourcentages dérisoires en regard des millions d’individus exclus du salariat et qui, à ce rythme, le seront encore pendant des décennies. Et alors dans quel état, la société, eux, le « marché de l’emploi » ?

On peut compter, il est vrai, sur d’allègres impostures, telle celle qui a supprimé des statistiques 250 000 à 300 000 chômeurs d’un seul coup, d’un seul… en radiant des listes ceux qui accomplissent au moins 78 heures de travail dans le mois, soit moins de deux semaines et sans garanties[1]. Il fallait y penser ! Se rappeler aussi à quel point il importe peu que le sort des corps et des âmes camouflés dans les statistiques ne soit pas modifié, mais seul un mode de calcul. Ce sont les chiffres qui comptent, même s’ils ne correspondent à aucun nombre véritable, à rien d’organique, à aucun résultat, même s’ils ne désignent que l’exhibition d’un trucage. Badines espiègleries ! Comme celle d’un gouvernement antérieur, quelques mois plus tôt, criant victoire, ébaubi, se rengorgeant : le chômage avait donc décru ? Non, certes. Il avait au contraire augmenté… moins vite, cependant, que l’année précédente !

Mais, tandis qu’on amuse ainsi la galerie, des millions de personnes, je dis bien de personnes, mises entre parenthèses, ont droit pour un temps indéfini, peut-être sans limite autre que leur mort, à la misère ou à sa menace plus ou moins rapprochée, souvent à la perte d’un toit, à celle de toute considération sociale et même de toute autoconsidération. Au pathos des identités précaires ou naufragées. Au plus honteux des sentiments : la honte. Puisque chacun se croit alors (est encouragé à se croire) maître failli de son propre destin, quand il n’a été qu’un chiffre assené par le hasard dans une statistique.

Foules d’êtres luttant, solitaires ou en famille, pour ne pas ou ne pas trop et pas trop vite croupir. Sans compter, à la périphérie, ceux, innombrables, qui craignent et risquent de basculer dans cet état.

Ce n’est pas le chômage en soi qui est le plus néfaste, mais la souffrance qu’il engendre et qui provient pour beaucoup de son inadéquation avec ce qui le définit ; avec ce que le terme de « chômage » projette, qui n’a plus cours, mais qui détermine toujours, néanmoins, son statut. Le phénomène actuel du chômage n’est plus celui désigné par ce mot, mais c’est sans en tenir compte, en fonction du reflet d’un passé détruit, que l’on prétend y trouver des solutions et, surtout, que l’on juge les chômeurs. La forme contemporaine de ce que l’on nomme encore chômage n’est, en fait, jamais cernée, jamais définie, donc jamais prise en compte. Il n’est en vérité jamais vraiment question de ce que l’on désigne sous les termes de « chômage » et de « chômeurs » ; même lorsque ce problème passe pour occuper le centre du souci général, le phénomène réel est, au contraire, occulté.

Un chômeur, aujourd’hui, n’est plus l’objet d’une mise à l’écart provisoire, occasionnelle, ne visant que quelques secteurs ; il est désormais aux prises avec une implosion générale, avec un phénomène comparable à ces raz-de-marée, cyclones ou tornades, qui ne visent personne, auxquels personne ne peut résister. Il subit une logique planétaire qui suppose la suppression de ce que l’on nomme le travail, c’est-à-dire des emplois.

Mais — et ce décalage a des effets cruels — le social, l’économique se prétendent toujours commandés par les échanges effectués à partir du travail, alors que ce dernier a fui. Les sans-emploi, victimes de cette disparition, sont traités et jugés en fonction des mêmes critères qu’au temps où les emplois abondaient. ils sont donc culpabilisés d’en être démunis, et floués, endormis par des promesses fallacieuses annonçant comme bientôt rétablie cette abondance, et bientôt réparées les conjonctures malmenées par des contretemps.

Il en résulte la marginalisation impitoyable et passive du nombre immense, sans cesse élargi, de « demandeurs d’emploi » qui, ironie, du fait même qu’ils le sont devenus, ont rejoint au contraire une norme contemporaine ; norme qui n’est pas admise comme telle, même par les exclus du travail, au point qu’ils sont les premiers (on y veille) à se trouver incompatibles avec une société dont ils sont pourtant les produits les plus naturels. ils sont conduits à s’estimer indignes d’elle, et surtout responsables de leur propre situation qu’ils tiennent pour dégradante (puisque dégradée) et même répréhensible. ils s’accusent de ce dont ils sont les victimes. ils se jugent avec le regard de ceux qui les jugent, regard qu’ils adoptent, qui les voit coupables, et qui leur fait se demander ensuite quelles incapacités, quelle aptitude au ratage, quelle mauvaise volonté, quelles erreurs ont pu les mener là. Le désaveu les guette, général, malgré l’absurdité de ces accusations. ils se reprochent — comme on le leur reproche — de vivre une vie de misère ou d’en être menacés. Une vie dès lors souvent « assistée » (au-dessous, d’ailleurs, d’un seuil tolérable).

Ces reproches qui leur sont faits, qu’ils se font, reposent sur nos perceptions décalées de la conjoncture, sur de vieilles opinions autrefois sans fondement, aujourd’hui redondantes et plus pesantes, plus absurdes encore ; sans lien aucun avec le présent. Tout cela — qui n’a rien d’innocent —les conduit à cette honte, à ce sentiment d’être indigne, qui mènent à toutes les soumissions. L’opprobre décourage toute autre réaction de leur part qu’une résignation mortifiée.

Car rien n’affaiblit, ne paralyse comme la honte. Elle altère à la racine, laisse sans ressort, permet toute emprise, réduit ceux qui en souffrent à devenir des proies, d’où l’intérêt des pouvoirs à y avoir recours et à l’imposer ; elle permet de faire la loi sans rencontrer d’opposition, et de la transgresser sans craindre aucune protestation. C’est elle qui crée l’impasse, empêche toute résistance, fait renoncer à toute mise à plat, toute démystification, tout affrontement de la situation. Elle distrait de tout ce qui permettrait de refuser l’opprobre et d’exiger une prise en compte politique du présent. C’est elle encore qui permet l’exploitation de cette résignation, celle aussi de la panique virulente qu’elle contribue à créer.

La honte devrait être cotée en Bourse : elle est un élément important du profit.

Valeur solide, la honte, comme la souffrance qui la provoque ou celle qu’elle suscite. On ne s’étonnera donc pas de l’acharnement inconscient, disons instinctif, mis à reconstituer, à empailler au besoin ce qui est à leur source : un système défunt et qui a fait faillite, mais dont la prolongation artificielle permet d’exercer subrepticement des brimades et des tyrannies de bon aloi, tout en protégeant la « cohésion sociale ».

De ce système surnage cependant une question essentielle, jamais formulée : « Faut-il “mériter” de vivre pour en avoir le droit ? » Une infime minorité, déjà exceptionnellement nantie de pouvoirs, de propriétés et de privilèges avérés comme allant de soi, tient ce droit d’office. Quant au reste de l’humanité, il lui faut, pour « mériter » de vivre, se démontrer « utile » à la société,

du moins à ce qui la gère, la domine : l’économie plus que jamais confondue avec les affaires, soit donc l’économie de marché. « Utile » y signifie presque toujours « rentable », c’est-à-dire profitable au profit. En un mot, « employable » ( « exploitable » serait de mauvais goût !).

Ce mérite — ce droit à la vie, plutôt — passe donc par le devoir de travailler, d’être employé, qui devient dès lors un droit imprescriptible sans lequel le système social ne serait qu’une vaste affaire d’assassinat.

Mais qu’en est-il du droit de vivre lorsque celui-ci n’opère plus, lorsqu’il est interdit d’accomplir ce devoir qui y donne accès, lorsque devient impossible ce qui est imposé ? On sait qu’aujourd’hui sont en permanence obturés ces accès au travail, aux emplois, eux-mêmes forclos de par l’impéritie générale, ou l’intérêt de quelques-uns, ou le sens de l’Histoire — le tout fourré sous le signe de la fatalité. Est-il normal, dès lors, ou même logique, d’imposer ce qui fait absolument défaut ? Est-il seulement légal d’exiger ce qui n’existe pas comme condition nécessaire de survie ?

On s’acharne néanmoins à perpétuer ce fiasco. On s’entête à tenir pour la nonne un passé révolu, un modèle éventé ; à donner pour sens officiels aux activités économiques, politiques et sociales, cette course aux spectres, cette invention d’ersatz, cette distribution promise et toujours différée de ce qui n’est plus ; on continue de prétendre qu’il n’y a pas impasse, qu’il s’agit seulement de traverser les quelques suites fâcheuses et passagères de gaffes réparables.

Quelle imposture ! Tant de destins massacrés à seule fin d’édifier l’effigie d’une société disparue, fondée sur le travail et non sur son absence ; tant d’existences sacrifiées au caractère fictif de l’adversaire que l’on promet d’abattre, aux phénomènes chimériques que l’on prétend vouloir réduire et pouvoir juguler !

Allons-nous longtemps accepter d’être dupes et de tenir pour seuls ennemis ceux qui nous sont désignés : des adversaires disparus ? Demeurerons-nous aveugles au péril en cours, aux écueils véritables ? Le navire a déjà fait naufrage, mais nous préférons (on nous y encourage) ne pas l’admettre et rester à son bord, couler à l’abri d’un décor familier plutôt que de tenter, peut-être en vain, quelque mode de sauvetage.

Ainsi poursuivons-nous de bien étranges routines ! On ne sait s’il est risible ou bien sinistre, lors d’une perpétuelle, indéracinable et croissante pénurie d’emplois, d’imposer à chacun des chômeurs décomptés par millions — et ce, chaque jour ouvrable de chaque semaine, chaque mois, chaque année — la recherche « effective et permanente » de ce travail qu’il n’y a pas. De l’obliger à passer des heures, pendant des jours, des semaines, des mois et parfois des années, à se proposer chaque jour, chaque semaine, chaque mois, chaque année, en vain, barré d’avance par les statistiques. Car enfin, se faire évincer chaque jour ouvrable de chaque semaine, chaque mois et parfois chaque année, cela constituerait-il un emploi, un métier, une profession ? Serait-ce une situation, un job ou même un apprentissage ? Est-ce un destin plausible ? une occupation bien raisonnable ? un emploi du temps vraiment recommandable[2] ?

Cela ressemble plutôt à une démonstration tendant à prouver que les rites du travail se perpétuent, que les intéressés s’y intéressent, portés par un optimisme réconfortant à se ranger dans les files d’attente qui ornent ces guichets de l’ANPE (ou autres organismes), derrière lesquels s’amoncelleraient des virtualités d’emplois bizarrement et provisoirement déviés par des courants adverses ! Tandis que seul subsiste le manque produit par sa disparition…

A coup de refus, de rejets en chaîne, n’est-ce pas là surtout une mise en scène destinée à persuader ces « demandeurs » de leur néant ? A inculquer au public l’image de leur déconfiture et à propager l’idée (fausse) de la responsabilité, coupable et châtiée, de ceux-là mêmes qui paient l’erreur générale ou la décision de quelques-uns, l’aveuglement de tous, le leur inclus ? A donner en spectacle leur mea culpa auquel, d’ailleurs, ils adhèrent ? Vaincus.

Autant de vies acculées, ligotées, tabassées et qui se délitent, tangentes à une société qui se rétracte. Entre ces dépossédés et leurs contemporains se dresse comme une vitre de moins en moins transparente. Et parce qu’ils sont de moins en moins aperçus, parce qu’on les rêve encore plus effacés, gommés, escamotés de cette société, on les en dit exclus. Ils y sont, au contraire, vissés, incarcérés, inclus jusqu’à la moelle ! Ils y sont absorbés, bouffés, relégués à jamais, déportés sur place, répudiés sur place, bannis, soumis et déchus, mais si embarrassants : des gêneurs ! Jamais tout à fait, non, jamais assez expulsés ! Inclus, trop inclus, et dans le désaveu.

On ne prépare pas autrement une société d’esclaves auxquels l’esclavage seul conférerait un statut. Mais à quoi bon même s’embarrasser d’esclaves si leur labeur est superflu ? Alors, comme en écho à la question qui « surnageait » plus haut, en naît une autre que l’on craint d’entendre : est-il « utile » de vivre si l’on n’est pas profitable au profit ?

Ici perce peut-être l’ombre, l’annonce ou la trace d’un crime. Ce n’est pas rien, toute une « population » (dans le sens goûté des sociologues) conduite en douce et par une société lucide, sophistiquée, aux extrémités du vertige, de la fragilité : aux frontières de la mort, et au-delà parfois. Ce n’est pas rien non plus d’amener à quêter, à mendier un travail, et n’importe lequel et à tout prix (c’est-à-dire au moindre), ceux-là mêmes que, le plus souvent, il asservirait. Et si tous ne s’adonnent pas corps et âme à le solliciter en vain, l’opinion générale est qu’ils le devraient.

Ce n’est pas rien encore, pour ceux qui détiennent le pouvoir économique, c’est-à-dire le pouvoir, d’avoir à leur botte ces trublions qui hier contestaient, revendiquaient, combattaient. Quelle douceur de les voir implorer afin d’obtenir ce qu’ils vilipendaient et tiennent aujourd’hui pour le Graal. Et ce n’est pas rien non plus de tenir à merci les autres, qui, pourvus de salaires, de situations, ne broncheront guère, trop inquiets de perdre des acquis si rares, si précieux et précaires, et d’avoir à rejoindre la cohorte poreuse des « misérés ».

A voir comment on prend, comment on jette des hommes et des femmes en fonction d’un marché du travail erratique, de plus en plus imaginaire, comparable à la « peau de chagrin », un marché dont ils dépendent, dont leurs vies dépendent mais qui ne dépend pas d’eux ; à voir comment déjà, si souvent, on ne les prend plus, on ne les prendra pas, et comme ils végètent alors, jeunes en particulier, dans une vacuité sans bornes, donnée pour dégradante, et comme on leur en veut de cela ; à voir comment, à partir de là, la vie les maltraite et comme on l’aide à les maltraiter ; à voir qu’au-delà de l’exploitation des hommes, il y avait pire : l’absence de toute exploitation —, comment ne pas se dire que, non exploitables, pas même exploitables, plus du tout nécessaires à l’exploitation, elle-même inutile, les foules peuvent trembler, et chacun dans la foule ?

Alors, en écho à la question : « Est-il “utile” de vivre si l’on n’est pas profitable au profit ? », elle-même écho d’une autre : « Faut-il “mériter” de vivre pour en avoir le droit ? », sourd la crainte insidieuse, l’effroi diffus, mais justifié, de voir des êtres humains en grand nombre, ou même de voir le plus grand nombre tenus pour superflus. Non pas subalternes ni même réprouvés : superflus. Et par là nocifs. Et par là…

Ce verdict n’est pas prononcé encore, il n’est pas énoncé ni même, sans doute, pensé consciemment. Nous sommes en démocratie. Pour l’ensemble de la population, cet ensemble même est encore l’objet d’un intérêt réel, lié à ses cultures, à des affects profonds, acquis ou spontanés, même si une indifférence croissante s’instaure à l’égard des vivants. Cet ensemble représente aussi, n’allons pas l’oublier, une clientèle électorale et consommatrice qui génère une autre sorte d’« intérêt » et porte les politiciens à se mobiliser autour des problèmes du « travail » et du « chômage », devenus les questions de routine, à officialiser ces faux problèmes, du moins ces problèmes mal posés, à occulter out constat et à fournir à court terme toujours les mêmes réponses anémiques à des questions factices. Non qu’il faille — et de loin pas ! —les exempter de trouver des solutions même partielles, même précaires. Mais leurs bricolages ont surtout pour effet de maintenir des systèmes qui s’essoufflent à faire semblant de fonctionner ; même mal, et surtout à permettre de reconduire des jeux de pouvoirs et de hiérarchies eux-mêmes dépassés.

Notre vieille expérience de ces routines nous donne l’illusion d’une sorte de maîtrise sur elles et leur confère ainsi un air d’innocence, les laisse empreintes d’un certain humanisme, les encadre, surtout, de frontières égales comme d’autant de garde-fous. Nous sommes lien en démocratie. Pourtant, ce qui menace est sur le tort d’être dit, c’est déjà presque murmuré : « Superflus… »

Et s’il nous arrivait de n’être plus en démocratie ? Cet « excès » (qui n’ira qu’augmentant) ne risquerait-il pas d’être alors formulé ? « Prononcé » et, ainsi, consacré ? Qu’adviendrait-il si le « mérite » dont dépendrait plus que jamais le droit de vivre, et ce droit de vivre lui-même, étaient interrogés, gérés par un régime autoritaire ?

Nous n’ignorons plus, nous ne pouvons prétendre ignorer qu’à l’horreur il n’est rien d’impossible, qu’il n’y pas de limites aux décisions humaines. De l’exploitation à l’exclusion, de l’exclusion à l’élimination, voire à des exploitations désastreuses inédites, est-ce là un scénario impensable ? Nous savons d’expérience que la barbarie, toujours latente, se conjugue le mieux du monde avec la placidité de ces majorités qui savent si bien amalgamer le pire à la fadeur ambiante.

On le voit, face à certains dangers, virtuels ou non, c’est bien encore le système fondé sur le travail (même réduit à l’état d’ombre) qui fait figure de rempart, ce qui justifie peut-être nos attachements régressifs à ses normes qui n’ont plus cours. Mais ce système n’en repose pas moins sur des bases vermoulues, plus poreuses que jamais à toutes les violences, toutes les perversités. Ses routines, en apparence capables de tempérer le pire, de le retarder, tournent à vide et nous maintiennent assoupis dans ce que j’appelais ailleurs la « violence du calme »[3]. C’est la plus périlleuse, celle qui permet à toutes les autres de se déchaîner sans obstacle ; elle provient d’un faisceau de contraintes issues d’une longue, terriblement longue tradition de lois clandestines. « Le calme des individus, des sociétés s’obtient par l’exercice de forces coercitives anciennes, sous-jacentes, d’une violence telle, si efficace qu’elle passe inaperçue » et qu’à la limite elle n’est plus nécessaire, tant elle est intégrée ; ces forces nous astreignent sans plus avoir à se manifester. N’apparaît que le calme auquel nous sommes réduits avant même d’être nés. Cette violence-là, tapie dans le calme qu’elle a institué, se poursuit et agit, indétectable. Elle veille, entre autres, sur les scandales qu’elle dissimule, les imposant d’autant mieux et parvenant à susciter une résignation générale telle que l’on ne discerne même plus ce à quoi l’on s’est résigné : elle en a si bien négocié l’oubli !

Il n’y a d’arme contre elle que l’exactitude, la froideur du constat. Plus spectaculaire, la critique est moins radicale, car elle entre dans le jeu proposé et prend en compte ses règles que, dès lors, elle cautionne, fût-ce en s’y opposant. Or il se trouve que « déjouer » représente, au contraire, le mot clef. Déjouer l’immense et fiévreuse partie planétaire dont on ne sait jamais très bien quels sont les enjeux ni quel spectacle on nous en donne (ou qui nous le donne), derrière lequel un autre se jouerait.

A ces fins de constat, on ne peut jamais assez mettre en doute jusqu’à l’existence des problèmes, ni mettre assez en cause leurs termes, en question les questions. En particulier lorsque ces problèmes impliquent les concepts de « travail », de « chômage » autour desquels se chantent les mélopées politiciennes de tous bords et se déclinent ces kyrielles de solutions futiles, bâclées, rabâchées, dont on sait qu’elles sont inefficaces, qu’elles n’entament pas le malheur amassé, qu’elles ne le visent même pas.

Ainsi — et c’est là l’exemple majeur —, les textes, les discours qui analysent ces problèmes, ceux du travail et, par là, du chômage, ne traitent en vérité que du profit qui est à leur base, qui est leur matrice, mais qu’ils ne mentionnent jamais. Si le profit demeure en ces zones calcinées le grand ordonnateur, il est pourtant tenu secret. Il persiste en amont, présupposé si évident qu’il est tu. Tout est organisé, prévu, empêché, suscité en fonction de lui, qui semble dès lors incontournable, comme fusionné au grain même de la vie, au point que nous ne le distinguons plus d’elle. Il opère au vu de tous, mais inaperçu. Il est partout propagé, actif, mais jamais cité, si ce n’est sous la forme de ces pudiques « créations de richesses » censées bénéficier aussitôt à toute l’espèce humaine et receler des trésors d’emplois.

Toucher à ces richesses serait donc criminel. Il faut à tout prix les préserver, ne pas les discuter, oublier (ou faire semblant d’oublier) qu’elles avantagent toujours le même petit nombre, chaque fois plus puissant, plus capable d’imposer ce profit (qui lui revient) comme seule logique, comme la substance même de l’existence, le pivot de la civilisation, le gage de toute démocratie, le mobile (fixe) de toute mobilité, le centre nerveux de toute circulation, le moteur invisible et inaudible, intouchable, de nos animations.

La priorité va donc au profit, tenu pour originel, une sorte de big bang. C’est seulement une fois garantie et déduite la part des affaires — celle de l’économie de marché — que sont (de moins en moins) pris en compte les autres secteurs, dont ceux de la cité. Le profit d’abord, en fonction duquel tout est institué. C’est ensuite seulement que l’on se débrouille avec les miettes de ces fameuses « créations de richesses » sans lesquelles, nous fait-on entendre, il n’y aurait rien, pas même ces miettes qui d’ailleurs vont diminuant — ni aucune ou presque aucune autre réserve de travail, de ressources.

« Dieu garde de ne pas tuer la poule aux œufs d’or ! », disait ma vieille nounou qui enchaînait sur la nécessité qu’existent des riches et des pauvres : « Des riches, il en faudra toujours. Sans eux, tu peux me dire comment feraient les pauvres ? » Une vraie politique, nounou Beppa, une grande philosophe ! Elle avait tout compris.

La preuve : nous sommes là, qui écoutons encore, sourds à ce qu’elles trament, les minauderies mensongères de ces pouvoirs que nounou vénérait. Pouvoirs qui, d’ailleurs, minaudent et mentent de moins en moins, tant ils semblent avoir asséné leurs postulats, inculqué leur credo aux masses planétaires ainsi anesthésiées. A quoi bon l’énergie dépensée aux fins de persuader ceux qu’une longue propagande a déjà, sinon convaincus, du moins désarmés ?

Propagande efficace et qui a su récupérer, ce n’est pas anodin, nombre de termes positifs, séducteurs, qu’elle a judicieusement accaparés, détournés, assujettis. Voyez ce marché libre de faire du profit ; ces plans sociaux chargés, en fait, de chasser de leur travail, et aux moindres frais, des hommes et des femmes dès lors privés de moyens de vivre et parfois d’un toit ; l’État-providence, alors qu’il fait mine de réparer timidement des injustices flagrantes, souvent inhumaines. Et, parmi tant d’autres expressions, ces assistés qui se doivent d’être humiliés de leur état (et qui le sont), alors que ne sera pas tenu pour « assisté », et du berceau à la tombe, un héritier.

Anodin ?

Nous n’entendons même plus le glas de certains mots. Si ceux de « travail » et, par là, de « chômage » s’incrustent, vidés du sens qu’ils semblent véhiculer, c’est qu’ils servent, de par leur caractère sacré, intimidant, à préserver un reste d’organisation caduque, certes, mais susceptible de sauvegarder, un temps, la « cohésion sociale » malgré la « fracture » du même nom — on voit que la langue, tout de même, s’enrichit !

Combien d’autres termes baignent en revanche dans les charmes de la désuétude : « profit », certes, mais aussi, par exemple, « prolétariat », « capitalisme », « exploitation », ou encore ces « classes » désormais imperméables à toute « lutte » ! Employer ces archaïsmes serait faire preuve d’héroïsme. Qui accepterait d’entrer résolument dans le rôle du ringard illuminé, du niais désinformé, du plouc branché sur des données à peu près aussi contemporaines que la chasse à l’auroch ? Qui apprécierait d’avoir droit aux sourcils non pas froncés par la fureur, mais soulevés par une stupéfaction incrédule mêlée de douce compassion ? « VOUS ne voulez tout de même pas dire… Vous n’en êtes pas encore à… Le mur de Berlin est tombé, savez-vous ? Alors, l’URSS, vraiment, vous avez apprécié ? Staline ? Mais la liberté, le marché libre… non ? » Et, face à cet attardé, kitsch au point d’attendrir, un sourire désarmé.

Pourtant, leur contenu réclame ces mots mis à l’index et sans lesquels, inexprimé, jamais constaté, ce qu’ils recouvrent est reconduit sans fin. Châtré de ces vocables, comment le langage peut-il rendre compte de l’Histoire qui, elle, en est lourde et continue de les charrier, muets ?

Parce qu’une entreprise totalitaire monstrueuse en faisait usage et même la promotion, nous sont-ils interdits, ont-ils perdu leur sens ? Sommes-nous sous influence au point de rejeter d’autorité, mécaniquement, ce que d’autres absorbaient d’autorité, mécaniquement aussi ? L’autorité, la mécanique, dès lors seules reconduites ? Le stalinisme aura-t-il ainsi tout éradiqué, même à partir de son absence, continuant par l’absurde à l’autoriser que le silence des intercesseurs, des arbitres, les interprètes, mais aussi des interlocuteurs espérés ? Le laisserons-nous déterminer ces mutismes, ces ablations qui, au sein de la langue, mutilent la pensée ? Il est évident que l’autorité du discours lacunaire, organisé autour de ses lacunes, interdit toute analyse, toute réflexion sérieuse — à plus forte raison toute réfutation de ce qui n’est pas dit, mais qui s’exerce.

Si les vocabulaires, outils de pensées capables d’exprimer l’événement, sont non seulement gravement soupçonnés, mais décrétés vides de sens, et si, contre eux, joue la plus efficace des menaces, celle du ridicule, quelle arme reste-t-il, quels alliés à ceux que seul un constat très strict de la situation sauverait non pas tant de la misère ou de vivre outragés, que d’en avoir honte et d’être oubliés vivants ?

Comment en sommes-nous venus à ces amnésies, à cette mémoire laconique, à cet oubli du présent ? Qu’est-il arrivé pour qu’aujourd’hui sévissent une telle impuissance des uns, une telle domination des autres ? un tel acquiescement de tous à l’une comme à l’autre ? un tel hiatus ? Aucune lutte, hormis celle qui revendique toujours plus d’espace pour une économie de marché sinon triomphante, du moins omnipotente et qui, certes, a ses logiques, mais auxquelles ne se confronte plus aucune autre logique. Toutes semblent participer du même champ, tenir l’état actuel des choses pour leur état naturel, pour le point même où l’Histoire nous aurait attendus.

Aucun appui ne subsiste pour ceux qui n’ont rien que la perte. L’autre discours seul assourdit. Quelque chose plane, de totalitaire. De terrifiant. Et pour seuls commentaires ceux de M. Homais, plus sempiternel, officiel, solennel et pluriel que jamais. Ses monologues. Le poison qu’il détient.




[1] ler août 1995.
[2] Y a-t-il bien formation, projet d'avenir dans ces petites saynètes censées mimer une « participation au monde du travail », une approche de l'entrée des cathédrales « entreprises » et qui obligent le plus souvent à de vagues tâches sous-payées quelques RMIstes ou quelques jeunes éloignés un temps des statistiques, cauchemars des gouvernements ?
[3] Viviane Forrester, La Violence du calme, Seuil, 1980.




Viviane Forrester
L'Horreur économique
Fayard

© Librairie Arthème Fayard, 1996.

Dépot légal : novembre 1996
N° d'édition : 9130 — N° d'impression : 36466
ISBN : 2-213-59719-7
35-9719-9/03