Viviane Forrester - L’horreur économique PRÉC. SOMM SUIV.

Deux


Tandis que M. Homais triomphe et soliloque sans personne pour le contester ou même lui répondre, faute d’un langage adéquat, nous n’avons guère perçu que nous demeurions seuls à psalmodier en chœur avec lui, entre figurants. La plupart des vrais acteurs, les rôles prépondérants, ont a notre insu déserté, emportant le scénario. Nous parlons d’eux à propos du travail, de son absence, comme s’ils étaient, eux, encore présents et toujours nos pareils, même au sein d’une hiérarchie dont ils occuperaient les sommets.

Il n’en est rien. Il n’en sera plus rien.

Alors que s’éloignaient, se distanciaient les territoires du travail et, plus encore, ceux de l’économie, ils les ont accompagnés et sont devenus, comme eux, avec eux, à peine discernables, de plus en plus impalpables. lis seront bientôt — s’ils ne le sont déjà — hors de portée, hors d’atteinte, perdus de vue. Et nous, toujours à piétiner dans les mêmes décors.

C’est qu’à nos yeux le travail est encore lié à l’âge industriel, au capitalisme d’ordre immobilier. A ce temps où le capital exposait des garanties notoires : usines bien implantées, lieux très repérables : fabriques, mines, banques, immeubles enracinés dans nos paysages, inscrits sur des cadastres. Nous croyons vivre encore à l’âge où l’on pouvait estimer leur superficie, juger leurs emplacements, évaluer leur coût. Les fortunes se trouvaient enfermées dans des coffres. Les échanges passaient par des circuits vérifiables. Patrons aux états civils bien définis ; directeurs, employés, ouvriers se déplaçant d’un point à l’autre, se croisant sur du sol. On savait où et qui étaient les dirigeants, qui profitait du profit. Il y avait souvent à la tête un seul homme plus ou moins puissant, plus ou moins compétent, plus ou moins tyrannique, plus ou moins prospère, qui possédait du bien, maniait de la monnaie. L’entreprise, il en était propriétaire (avec ou non des associés tout aussi repérables). Un individu tangible, nommé, de chair et d’os, qui avait des héritiers et, presque toujours, en était un. On pouvait évaluer du regard l’importance de l’entreprise, on savait où le labeur avait lieu, nécessaire, comme on savait où se produisait (souvent dans des conditions scandaleuses) à la fois la « condition ouvrière » et les fameuses « créations de richesses », alors nommées « bénéfices ». Les produits manufacturés (des marchandises), la négociation, la circulation des matières premières avaient une importance essentielle, et l’entreprise une raison sociale, une fonction connues. Dira-t-on certifiées ? Il était possible d’en cerner les configurations, même internationales, et de faire la part du commerce, celle de l’industrie, celle des jeux financiers. On savait éventuellement qui et quoi contester, et situer ainsi les lieux de la contestation. Cela se passait parmi nous, dans nos géographies, à des rythmes familiers, même lorsqu’ils étaient excessifs. Et cela s’énonçait dans nos langues, dans notre langage. Nous vivions une répartition des rôles souvent désastreuse, mais nous la vivions tous au sein d’un même roman.

Or ce monde où les lieux de travail et ceux de l’économie fusionnaient, où le travail d’exécutants en grand nombre était indispensable aux décideurs, est comme escamoté. Nous croyons encore le parcourir, y respirer, lui obéir ou le maîtriser alors qu’il n’opère plus, ou bien « pour du beurre », comme disent les enfants, et sous le contrôle des forces véritables qui, discrètement, le régissent et gèrent son naufrage.

Escamotés avec lui, les modèles intermédiaires qui lui ont peu à peu succédé, faisant transition avec le monde actuel, celui des multinationales, des transnationales, du libéralisme absolu, de la globalisation, de la mondialisation, de la déréglementation, de la Virtualité. Tout au plus les retrouve-t-on, ces modèles, devenus tout à fait subalternes, en voie de disparition et presque toujours déjà sous la coupe de puissances distantes et compliquées.

Quant au monde inédit qui s’installe sous le signe de la cybernétique, de l’automation, des technologies révolutionnaires, et qui exerce désormais le pouvoir, il semble s’être esquivé, retranché en des zones étanches, quasi ésotériques. Il ne nous est plus synchrone. Et, bien entendu, il est sans lien véritable avec le « monde du travail » dont il n’a plus l’usage et qu’il tient, lorsqu’il lui arrive de l’entrevoir, pour un parasite agaçant signalé par son pathos, ses tracas, ses désastres encombrants, son entêtement irrationnel à prétendre exister. Son peu d’utilité. Son peu de résistance, son caractère bénin. Ses renoncements et son innocuité, enfermé qu’il est dans les vestiges d’une société où ses rôles sont abolis. Entre ces deux univers, rien qu’une solution de continuité. L’ancien périclite et souffre à l’écart de l’autre, qu’il n’imagine même pas. L’autre, réservé à une caste, pénètre un ordre inédit de « réalité » ou, si l’on préfère, de déréalité, où la horde des « demandeurs d’emploi » ne représente qu’une blême cohorte de revenants qui ne reviendront pas.

Pourquoi cette caste tiendrait-elle compte des foules d’inconscients qui insistent, maniaques, pour occuper des périmètres concrets, établis, situés, où taper sur des clous, visser des vis, porter des machins, classer des choses, calculer des trucs, se mêler de tout, jouer les mouches du coche, avec des circuits lents à la mesure du corps, des efforts patents, des chronologies et des tempos déjà passés aux oubliettes et puis leurs vies, leurs enfants, leur santé, leurs logements, leurs nourritures, leurs rémunérations, leurs sexes, leurs maladies, leurs loisirs, leurs droits ?

Quels naïfs ! Ceux dont ils attendent tout, c’est-à-dire un emploi, ne sont déjà plus abordables. lis s’activent en d’autres sphères à faire jaillir du virtuel, à combiner, sous forme de « produits dérivés », des valeurs financières que ne sous-tendent plus des actifs réels et qui, volatiles, invérifiables, sont souvent négociées, raflées, converties avant même d’avoir existé.

Les décideurs de notre temps sont devenus ce que Robert Reich appelle des « manipulateurs de symboles » ou, si l’on préfère, des « analystes de symboles »[4], qui ne communiquent pas, ou fort peu, même avec l’ancien monde des « patrons ». Qu’en auraient-ils à faire, de tous ces « employés » si coûteux, inscrits à la Sécurité sociale, si incertains et contrariants en regard des machines pures et dures, ignorées de toute protection sociale, par essence manœuvrables, économiques en sus et dénuées d’émotions douteuses, de plaintes agressives, de désirs dangereux ? Machines qui ouvrent à un autre âge, lequel est peut-être aussi le nôtre, mais sans que nous en ayons l’accès.

Il s’agit là d’un monde qui vit, du fait de la cybernétique, des technologies de pointe, à la vitesse de l’immédiat ; d’un monde où la vitesse se confond avec l’immédiat en des espaces sans interstices. L’ubiquité, la simultanéité y font loi. Ceux qui s’y activent ne partagent avec nous ni cet espace, ni la vitesse ou le temps. Ni les projets, ni la langue, encore moins la pensée. Ni les chiffres ou les nombres. Ni, surtout, le souci. Ni, d’ailleurs, la monnaie.

Ils ne sont pas féroces, ni même indifférents. Ils sont insaisissables et se souviennent de nous comme de vagues parents pauvres laissés là-bas dans le passé, dans le monde pesant du travail, dans ce monde des « emplois ». Nous croisent-ils ? Pas fiers, ils nous font signe depuis leur monde de signes, et retournent jouer entre eux à des jeux passionnants qui conditionnent cette planète dont ils finissent par ignorer qu’elle existe ailleurs que sur leurs réseaux. Ils gouvernent l’économie mondialisée par-dessus toutes frontières et tous gouvernements. Les pays font pour eux figure de municipalités.

Et dans cet empire-là — on croit rêver ! — de pauvres bougres de travailleurs s’imaginent encore pouvoir caser leur « marché de l’emploi » ! On en pleurerait de rire. Il leur suffisait autrefois de se tenir à leur place. Il va leur falloir apprendre à n’en tenir aucune, et c’est bien là le message qui leur est, mais très discrètement encore, insinué. Celui que l’on ne veut, que l’on n’ose décrypter dans la crainte d’imaginer ses conséquences possibles.

La pente suivie est bien celle-là, néanmoins. Une quantité majeure d’êtres humains n’est déjà plus nécessaire au petit nombre qui, façonnant l’économie, détient le pouvoir. Des êtres humains en foules se retrouvent ainsi, selon les logiques régnantes, sans raison raisonnable de vivre en ce monde où pourtant ils sont advenus à la vie[5].

Pour obtenir la faculté de vivre, pour en avoir les moyens, il leur faudrait répondre aux besoins des réseaux qui régissent la planète, ceux des marchés. Or ils n’y répondent pas — ou plutôt les marchés ne répondent plus à leur présence et n’ont point besoin d’eux. Ou de très peu et de moins en moins d’entre eux. Leur vie n’est donc plus »légitime », mais tolérée. Importune, leur place en ce monde leur est consentie par pure mansuétude, par sentimentalisme, par des réflexes antiques, par référence à ce qui fut tenu si longtemps pour sacré, (théoriquement, tout au moins). Par la peur du scandale. Par les avantages que les marchés peuvent encore en tirer. Par les jeux politiques, par les enjeux électoraux fondés sur l’imposture qui voudrait que soit en cours une « crise » provisoire que chaque camp prétend pouvoir colmater.

Et puis, un certain blocage atavique des consciences prévient d’accepter d’emblée une telle implosion. Il est difficile d’admettre, impensable de déclarer que la présence d’une multitude d’humains devient précaire, non du fait que la mort est inéluctable, mais du fait que, de leur vivant, leur présence ne correspond plus aux logiques régnantes, puisqu’elle ne rapporte plus, mais se révèle au contraire coûteuse, trop coûteuse. Nul n’osera déclarer, en démocratie, que la vie n’est pas un droit, qu’une multitude de vivants est en nombre excédentaire. Mais, sous un régime totalitaire, ne l’oserait-on pas ? Ne l’a-t-on pas osé déjà ? Et n’en admettons-nous pas déjà le principe, tout en le déplorant, lorsqu’à des distances équivalentes à celles de nos lieux de vacances, la famine décime des populations ?

Les privations subies aujourd’hui par des individus en nombre considérable et qui va grandissant, risquent de n’être que des préalables au rejet (qui peut devenir radical) de ceux qui les endurent ; elles n’ont pas vocation à s’affaiblir et décroître, comme le prétendent sans conviction les discours politiques énoncés et non agis, mais à affaiblir davantage et au moins écarter ceux qui en sont les proies. Le discours économique (agi, lui, mais non énoncé) va dans ce sens : les masses sont ici de vagues abstractions et l’on ne se soucie guère des disparités, si ce n’est pour gérer au plus bas les quelques faibles acquis des éléments les plus fragiles, bientôt exclus, autrement dit inclus plus avant dans la dépossession.

S’il n’y a plus grand place et si ce peu de place va rétrécissant du fait que le travail disparaît — travail sur lequel pourtant la société se fonde encore et dont dépend toujours la survie des vivants —, cette disparition ne gêne en rien les vrais pouvoirs, ceux de l’économie de marché. Mais la misère causée par cette disparition n’est pas non plus leur but. ils la rencontrent plutôt comme un inconvénient placé sur leur chemin et dont, tant qu’à faire, on peut tirer parti — on sait que la misère profite souvent au profit. Ce qui leur importe et laisse dans l’ombre tous autres phénomènes, ce sont les masses monétaires, les jeux financiers — ces spéculations, ces transactions inédites, ces flux impalpables, cette réalité virtuelle, aujourd’hui plus influente qu’aucune.

Or, force est de constater que, de leur part, ce n’est là que raison. Cette conjoncture et ces phénomènes correspondent absolument à leur vocation, à leurs devoirs professionnels et même à leur sens de l’éthique. Et puis, la passion si grisante, si humaine, trop humaine, du pouvoir et du gain trouve ici à la fois ses sources et les territoires où s’exalter, irrésistible, dévorante et dévoratrice. Ceux qui participent de cette puissance trouvent dans ce contexte leurs rôles naturels. Le drame tient surtout à ce que les autres rôles gisent abandonnés.

Une longue histoire, très longue et très patiente, souterraine et secrète, menée dans l’ombre, a dû provoquer l’abandon de ces rôles. Démissions qui ont facilité l’hégémonie d’une économie privée devenue anonyme et que des fusions massives, à l’échelle planétaire, ont regroupée en réseaux enchevêtrés, inextricables mais si mobiles, d’une ubiquité telle qu’ils ne sont plus guère repérables, échappant ainsi à tout ce qui pourrait les contraindre, les surveiller ou même les observer.

Il faudra entreprendre un jour l’étude de ce phénomène, établir l’histoire clandestine de cette évolution imperceptible et pourtant radicale.

Ce que l’on peut mesurer aujourd’hui, c’est l’ampleur de la progression des puissances privées, due pour beaucoup à celle des prodigieux réseaux de communication, d’échanges instantanés, aux facteurs d’ubiquité qui en dérivent et dont, les premières, elles ont su disposer, qu’elles ont exploités les premières, abolissant ainsi les distances et le temps — ce qui n’est pas rien ! — à leur propre profit.

Démultiplication vertigineuse de la quantité de valeurs tous azimuts qu’elles peuvent embrasser, dominer, combiner, dupliquer sans se préoccuper des lois et des contraintes qu’elles sont à même, dans un contexte ainsi mondialisé, de contourner facilement.

Sans se préoccuper beaucoup des États, souvent si démunis, comparés à elles, et empêtrés, jugés, contestés, mis sur la sellette tandis qu’elles foncent, plus libres, plus motivées, plus mobiles, infiniment plus influentes qu’eux, sans soucis électoraux, sans responsabilités politiques, sans contrôles et, bien entendu, sans états d’âme attachés à ceux qu’elles écrasent, auxquels elles laissent à d’autres le soin de démontrer que c’est pour leur bien — et pour celui de tous, puisque le bien de tous passe, cela va de soi, par leurs propres « biens ».

Elles chevauchent les instances politiques et n’ont à tenir compte d’aucune éthique poussive, d’aucun sentiment. A la limite, dans les plus hautes de leurs sphères, là où le jeu devient impondérable, elles n’ont plus à répondre de réussites ou d’échecs, et n’ont d’autres enjeux qu’elles-mêmes et que ces transactions, ces spéculations reconduites sans fin, sans plus d’autre but que leur propre mouvement.

Elles ne rencontrent d’autres obstacles que ceux, féroces, dressés par leurs pairs. Mais ces derniers suivent la même voie qu’elles, vers les mêmes buts, et si certains d’entre eux tentent d’atteindre quelques-uns de ces buts avant les autres ou à leur place, cela n’altère en rien le système général. Leur concurrence effrénée, à l’intérieur de réseaux si complexes, les soude, en vérité, aiguisant leur énergie axée vers les mêmes fins, au sein d’une idéologie commune, jamais formulée, jamais avouée : agie.

Ces réseaux économiques privés, transnationaux, dominent donc de plus en plus les pouvoirs étatiques ; loin d’être contrôlés par eux, ils les contrôlent et forment, en somme, une sorte de nation qui, hors de tout sol, de toute institution gouvernementale, Commande sans cesse davantage les institutions des divers pays, leurs politiques, souvent par le biais d’organisations considérables comme la Banque mondiale, le FMI[6] ou l’OCDE[7].

Un exemple : les puissances économiques privées détiennent souvent la maîtrise des dettes des États qui, de ce fait, dépendent d’elles et qu’elles tiennent sous leur coupe. Ces États n’hésitent pas à convertir les dettes de leurs protecteurs en dettes publiques, qu’ils prennent donc à leur charge. Elles seront dès lors honorées, sans compensation aucune, par l’ensemble des citoyens. Ironie : recyclées dans le secteur public, ces dettes du secteur privé augmentent d’autant la dette qui incombe aux États, mettant ces derniers davantage encore sous la tutelle de l’économie privée. Laquelle, prise en charge ici (comme souvent) par l’État, donc par la communauté, n’est jamais, pour autant, traitée… d’« assistée » !

Voici donc l’économie privée lâchée comme jamais en toute liberté — cette liberté qu’elle a tant revendiquée et qui se traduit en déréglementations légalisées, en anarchie officielle. Liberté assortie de tous les droits, de toutes les permissivités. Débridée, elle sature de ses logiques une civilisation qui s’achève et dont elle active le naufrage.

Naufrage camouflé, mis au compte de « crises » temporaires afin que passe inaperçue une nouvelle forme de civilisation qui déjà point, où seul un très faible pourcentage de la population terrestre trouvera des fonctions. Or, de ces fonctions dépendent les modes de vie de chacun mais, plus encore, pour chacun, la faculté de vivre. La prolongation ou non de son destin.

Selon l’usage séculaire joue là un principe fondamental : pour un individu sans fonction, pas de place, plus d’accès évident à la vie, du moins à sa poursuite. Or les fonctions disparaissent aujourd’hui irrévocablement, mais ce principe perdure, alors qu’il ne pourra plus, désormais, organiser les sociétés, mais seulement détruire le statut des humains, détériorer des vies ou même les décimer.

Nul n’a l’audace d’admettre ni d’envisager, moins encore de mentionner un tel péril. Omission d’une gravité majeure, à la lettre vitale — ou mortelle — car personne n’affronte alors la menace occultée, nul ne s’y oppose ni n’essaie d’inverser le courant, moins encore de repérer, d’exposer le credo qui agence ces virtualités sinistres. Nul ne suggère de tenter une gestion lucide qui offrirait peut-être une place à chacun, mais dans un jeu reconnu différent. Au lieu que l’on enterre vifs, avec lui, ceux qui dépendent d’un système défunt. Pathos, désastre qui pourraient être évités, et peut-être même sans nuire aux acteurs, aux profiteurs du credo !

Credo jamais énoncé, mais qu’il serait cependant impie de contester. Le doute est impliqué dans la foi, mais interdit dans le diktat économique. Se risque-t-on à murmurer quelques timides réserves, à faire part d’un certain vertige face à l’hégémonie d’une économie mondialisée abstraite, inhumaine ? On a tôt fait de vous clouer le bec avec les dogmes de cette même hégémonie où, soyons réalistes, nous nous trouvons piégés. On a tôt fait de vous opposer les lois de la concurrence, de la compétitivité, l’ajustement aux règles économiques internationales — qui sont celles du dérèglement — et de vous chanter les louanges de la flexibilité du travail. Gardez-vous alors d’insinuer que le travail, par là, se voit soumis plus que jamais au bon plaisir de la spéculation, à celui des décideurs d’un monde tenu d’être à tous les niveaux rentable, un monde réduit à n’être dans son entier qu’une vaste entreprise — pas forcément menée, d’ailleurs, par des responsables compétents. D’aucuns diraient : un vaste casino. On aura tôt fait de vous opposer et de vous imposer le respect des lois mystérieuses, plus ou moins clandestines, de la compétitivité, et de couronner le tout de chantages à la délocalisation des entreprises et des investissements, au transfert plus ou moins légal des capitaux, événements qui, du reste, ont lieu de toute façon.

Le chantage, en somme, au piège resserré.

Ces discours, ces menaces assénés sur des groupes affaiblis, dont on réduit plus ou moins subrepticement les capacités critiques et la lucidité, rencontrent sinon l’assentiment, du moins, sous forme de mutisme, le consentement des corps sociaux tétanisés.

Mais nous sommes sourds à ce silence, lequel devient le meilleur complice de l’expansion des affaires qui sature la planète au détriment des vies : la priorité de leurs bilans tient lieu de loi universelle, de dogme, de postulat sacré, et c’est avec la logique des justes, l’impassible bienveillance des belles âmes et des grands vertueux, le sérieux des théoriciens, qu’est provoqué le dénuement d’un nombre toujours croissant d’êtres humains et que sont perpétrés la soustraction des droits, la spoliation des vies, le massacre des santés, l’exposition des corps au froid, à la faim, aux heures vides, à la vie horrifiée.

Aucun ressentiment, aucun désir hostile ne les ont imposés ; aucun sentiment, aucun scrupule ne les ont prévenus, ni aucune compassion. Aucune indignation, aucune colère ne les ont combattus. ils semblent répondre à un sens de la fatalité reconnu de tous ; le même qui conduit, en accord avec la mentalité générale, à maltraiter encore davantage les défavorisés, à les punir du mépris qu’ils attirent, et surtout à les oublier. Or, même ainsi, ils encombrent. Que faire de ces masses qui ne revendiquent plus (ou alors, contre le fait accompli), mais qui sont là, lassantes ? Comme on se passerait bien de ces rabat-joie, de ces sangsues, de ces profiteurs, en somme, qui se voudraient indispensables et qui prétendent exister de plein droit ! Agaçante, cette perte de finances et de temps à laquelle ils obligent encore. On serait si bien entre soi ! Cependant, se retrouver « entre soi » risque de revenir bientôt pour beaucoup (pour la plupart ?) à se trouver réunis « entre soi », certes, mais au sein du groupe sacrifié qu’il leur aura fallu rejoindre, tant il s’accroît à la vitesse grand V.

lis sont donc bien là, ces « exclus », implantés comme aucun. Il faut faire avec eux. Prononcer sans cesse et semer à tous vents ces vœux pieux, ces refrains, leitmotive, rengaines qui ressemblent, à force, à des tics et qui invoquent le chômage, « notre souci majeur », le retour de l’emploi, « notre priorité ». Une fois cela dit, répété, matraqué, il est permis de réfléchir, délibérer, édicter en fonction des seuls flux financiers, sous la houlette de leurs animateurs et sans prendre le moins du monde en compte les autres contemporains — soit la plupart des gens en vie —, sinon comme des facteurs pour l’heure incontournables, comme des catégories crédules à traiter le plus anémiquement possible, en accentuant le profil bas de ces populations dont on n’oserait insinuer qu’elles n’ont plus guère de raison d’être et qu’elles ne figurent plus que des charges traînant des corps importuns. Prolifération de parasites qui n’ont d’autre référence que la présence traditionnelle de foules humaines sur l’écorce terrestre — tradition que l’on semble tendre à juger rétrograde.

Nous n’en sommes pas là ? Mais voyez, par exemple, une ville de luxe, moderne, sophistiquée, Paris, où tant de gens, anciens et nouveaux pauvres, couchent dehors, âmes et corps délabrés par l’absence de nourriture, de soins, de chaleur et aussi de présence, de respect. Demandez-vous à quel point la cruauté de ces vies abrège leur durée[8], et s’il est besoin de murs, de miradors pour incarcérer ces gens. D’armes pour attenter à leurs jours. Notez la férocité de l’indifférence alentour ou, même, la réprobation dirigée contre eux. Et ce n’est là qu’un exemple parmi des multitudes d’aberrations barbares, géographiquement proches, voisines absolument. Établies au sein même de nos minauderies. Cela s’appelle la « fracture sociale ». Pas l’injustice sociale, ni le scandale social. Pas l’enfer social. Non. La fracture sociale, comme les plans du même nom.




[4] Robert Reich, L’économie mondialisée, Dunod, 1993.
[5] Des foules sur d'autres continents vivent cette absence de statut. Leur avenir semblait devoir les faire se rapprocher des conditions de vie occidentales. Reste à voir si, sur la planète entière, le grand nombre ne devra pas plutôt s'aligner sur eux.
[6] Fonds monétaire international.
[7] Organisation de coopération et de développement économique.
[8] « Le niveau de la mortalité prématurée (avant 65 ans) varie selon les catégories sociales… et met en évidence une nette hiérarchie. Le taux de mortalité prématurée des ouvriers-employés est 2,7 fois plus élevé que celui des cadres supérieurs et professions libérales et 1,9 fois plus élevé que celui des cadres moyens et commerçants ». il s'agit bien là d'un scandale en soi. Mais imagine-t-on, alors, le taux de mortalité prématurée chez les sans-abris ? (Source : Inserm, SCS, in INSEE Première, février 1996.)




Viviane Forrester
L'Horreur économique
Fayard

© Librairie Arthème Fayard, 1996.

Dépot légal : novembre 1996
N° d'édition : 9130 — N° d'impression : 36466
ISBN : 2-213-59719-7
35-9719-9/03