Gregory Bateson & Jurgen Ruesch
Communication & Société
PRÉC. SOMM SUIV.

P A R T I E   I V – La communication et les valeurs américaines
Jurgen Ruesch


S O M M A I R E


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IV - La communication et les valeurs américaines
– Approche psychologique –
Jurgen Ruesch

En présentant notre thèse, nous avons jusqu'ici montré que les méthodes des psychiatres - qu'elles soient verbales ou non verbales - ont pour objet d'améliorer les processus de communication de leurs malades. Les systèmes de communication des uns et des autres (thérapeutes et patients) sont, eux-mêmes, enchâssés dans la matrice sociale au sein de laquelle ils fonctionnent.

De même que les relations conventionnelles se définissent nettement en fonction de la culture dans laquelle elles se déroulent, les relations et les manières de communiquer plus déviantes que l'on rencontre en psychiatrie sont également intégrées dans les réseaux suprapersonnels, groupaux et culturels. C'est pourquoi nous allons consacrer maintenant trois chapitres à exposer et à illustrer des traits de la matrice sociale qui sont assez typiquement américains et leurs relations avec les pratiques thérapeutiques actuelles.

Un grand nombre de méthodes ont été suggérées pour comprendre la psychologie du peuple américain [7; 9; 23; 32; 47; 49; 65; 69; 82; 86; 95; 98; 102; 112; 157; 167; 175].

Selon les buts qui étaient poursuivis, ces méthodes ont toutes eu leurs avantages, leurs inconvénients et leurs distorsions. Dans celle que nous allons exposer au cours du présent chapitre, nous avons essayé de comprendre quelques-unes des caractéristiques fondamentales de la communication humaine aux États-Unis. Bien que les systèmes de communication des Anglo-Saxons présentent beaucoup de similitudes, ce serait une erreur de supposer que les systèmes de valeurs sont identiques ou même se ressemblent dans tous les pays où l'on parle anglais. 114

Par exemple, les règles générales qui concernent l'interprétation des messages aux États-Unis ne reposent pas seulement sur les symboles, sur les mots et sur les gestes utilisés, mais comportent également des facteurs aussi subtils que la durée et l'espacement des messages, l'évaluation du phénomène figure-fond, l'appréciation de l'autorité, les pratiques éducatives et de nombreux autres traits.

Dans le schéma que nous avons suivi, nous avons décrit la psychologie américaine comme étant régie par des principes d'égalité, de «socialité», de réussite et de changement; idées présumées étroitement liées aux multiples prémisses d'ordre moral des puritains et des pionniers. Ces quatre valeurs ainsi que le noyau des principes moraux peuvent être considérés comme des pivots autour desquels s'articule la vie aux États-Unis, et comme des pierres angulaires sur lesquelles repose la communication. Chacune de ces valeurs peut s'appliquer au comportement finalisé ou bien exprimer une réalisation intermédiaire en direction d'un but ultérieur. Il s'ensuit que les messages échangés, lorsqu'ils concernent ces activités ou ces buts, doivent être interprétés sous le même éclairage. Par conséquent, lorsque, en tant que chercheurs, nous parlons des prémisses des valeurs dominantes de la culture américaine, nous nous référons tantôt aux commentaires écrits ou verbaux sur des activités et tantôt aux expériences qui découlent d'une participation à l'action. Ces prémisses constituent donc un code pour interpréter un discours sur des actions et aussi pour interpréter les actions elles-mêmes.

En lisant l'analyse des valeurs américaines qui va suivre, le lecteur pourra penser que les auteurs ont un parti pris dans un sens ou dans un autre. Loin de nous l'idée de le nier. Nous rappellerons plutôt au lecteur que l'épistémologie a pour fonction même de considérer un système sous l'éclairage d'un autre. Selon le choix du second système, tel ou tel trait apparaîtra par contraste exagéré ou peut-être même déformé. Dans le présent chapitre et dans le suivant, nous avons choisi d'observer les États-Unis du point de vue d'un Européen de l'Ouest. Si d'autres cultures nous étaient plus familières, nous aurions pu choisir un autre modèle de comparaison, sud-américain ou chinois par exemple.

Par ailleurs, comme il s'agit de prémisses culturelles et de 115 généralisations sur le comportement des hommes, nous savons qu'il est pratiquement toujours possible de citer des exemples contradictoires qui pourraient saper notre position. Ce genre de contradictions est prévisible. Elles sont partiellement dues au fait que les données utilisées pour en tirer des généralisations appartiennent à l'histoire passée et qu'entre-temps la situation a déjà changé. Ces contradictions peuvent provenir pour partie d'une opinion préconçue aussi bien de la part des auteurs que de la part du lecteur; elles peuvent également être en partie dues à la différence des niveaux d'abstraction auxquels on interprète les énoncés. En règle générale, on peut dire que les contradictions peuvent être résolues soit en interprétant l'énoncé à un plus haut niveau d'abstraction, soit en le ramenant à ses composants les plus concrets.

De toute façon, des erreurs de ce genre sont inévitables, mais il a semblé aux auteurs que le dommage serait plus grand s'ils ne prenaient pas en considération des systèmes suprapersonnels de cet ordre. C'est pour cette raison que les paragraphes suivants ont été écrits.

LA MORALE DES PURITAINS ET DES PIONNIERS

La vague du protestantisme, associée aux noms de Luther, Calvin, Huss, Zwingli et de bien d'autres, s'est frayé un chemin vers l'Angleterre où elle s'est d'abord identifiée à la Réforme, puis, ensuite, au puritanisme de Cromwell. Le piétisme, la condamnation de la passion charnelle, une haute valorisation du contrôle de soi et du pouvoir de la volonté et la croyance en une responsabilité personnelle envers Dieu se trouvaient au centre de la morale puritaine. Les puritains prônaient une vie pure, le zèle au travail, l'effort, la propreté, la cohérence, l'honnêteté, et préconisaient la simplicité du culte et la solidarité envers les autres membres de la communauté puritaine.

Toutes ces valeurs ont pour origine une tendance à l'opposition chez les puritains britanniques. Ils protestaient - à la fois sur le 116 plan politique et religieux - contre les conditions qui existaient en Europe. En bref, ils s'efforçaient d'être simples et cohérents; et la confusion contre laquelle ils luttaient a peut-être été due à l'hétérogénéité culturelle. Les idées de la Renaissance s'étaient infiltrées graduellement au sein de la masse de la population, suscitant des contradictions dans les valeurs et les croyances, et des excès dans l'action, que beaucoup avaient trouvés intolérables. Pour échapper aux angoisses provoquées par la multiplicité des choix et l'absence de directives, les puritains prônèrent certains comportements rigides pour retrouver une sécurité perdue de longue date. Les systèmes qu'ils avaient établis rencontrèrent une forte opposition et, en guise de protestation, ils quittèrent la scène.

Ils arrivèrent en Amérique, sur un nouveau continent, habité par des Indiens hostiles, doté d'un climat rigoureux, aux hivers rudes et aux étés chauds. Il leur fallut faire face à des épreuves, et c'est dans ces conditions de vie totalement différentes que les puritains ont développé ce que nous appelons ici la «morale des pionniers». Parce qu'ils étaient peu nombreux, la vie avait une grande valeur. Pour survivre, il fallait des individus robustes, sachant bien lutter contre la nature et contre les Indiens, des individus capables de produire leur propre nourriture, de défricher et cultiver la terre. Il était primordial de savoir s'adapter à des situations changeantes et de faire face aux difficultés. A qui voulait survivre, il restait peu de temps pour le loisir. Le lot de chacun comportait un dur labeur. Les femmes, au début, étaient rares, notamment aux avant-postes vers la frontière, et les puritains renforcèrent encore les règles rigoureuses qu'ils avaient eux-mêmes introduites à propos du comportement envers l'autre sexe.

Les premiers colons furent également confrontés à la nécessité d'établir des relations sociales qui favorisent l'union et la solidarité du groupe, parce que l'adversité qui les entourait était grande et ne pouvait être surmontée que par une remarquable organisation. Les nécessités des pionniers et les besoins des puritains se conjuguèrent et se trouvèrent à la base du système de valeurs américain [23; 126].

Par la suite, ce système a été modifié par le passage d'une économie agraire à une économie industrielle et urbaine, puis par l'afflux de colons qui n'étaient pas puritains et par tous les changements 117 qui découlèrent de l'apparition de la civilisation et de la technique modernes.

L'attitude morale des pionniers et celle des puritains constituent le noyau du système de valeurs américain. Mais nous ne pouvons ici aborder en détail l'histoire concrète. Pour notre présente recherche, il suffit de souligner qu'il est courant aujourd'hui de voir les Américains manifester leur fierté vis-à-vis de ces racines culturelles. Les jeunes peuvent aujourd'hui lire toute une littérature réaliste ou de fiction qui exalte de façon romantique la «Frontière» et porte aux nues les valeurs qu'elle était supposée promouvoir. En même temps qu'il est plongé dans ces valeurs du passé, le jeune Américain subit aussi un véritable tir de barrage aussi bien de la part des bandes dessinées et des séries policières qui tentent de lui inculquer certaines valeurs, que d'autres publications qui essaient de lui communiquer la passion de la technique et de la mécanique. Ces dernières sources de formation des valeurs pourraient être jugées contradictoires avec les messages des puritains et des pionniers, mais en réalité la contradiction n'est que superficielle; les vertus prônées sont toujours les mêmes: ténacité, esprit d'initiative, décision et même pureté.

En concordance également avec le modèle traditionnel, l'arbitre et le censeur de la moralité américaine n'est pas un individu particulier; l'autorité est au contraire investie dans le groupe. Quand l'enfant européen s'en remet à ses parents et l'adulte européen s'en remet à des personnes identifiables qui ont une autorité réelle et bienveillante, l'adulte américain se réfère à l'opinion collective de ses pairs. Cette organisation sociale et le type de moralité qu'elle renforce caractérisent une société de gens égaux. Des actions qui violent d'autres prémisses de valeurs américaines deviennent acceptables quand le principe des bonnes intentions morales n'est pas transgressé. Ces tendances sont clairement exprimées dans les procédures qui innocentent des pratiques brutales si elles sont accomplies au nom de la liberté d'entreprise et de la ténacité de l'individu. Au sein du système judiciaire américain, les juges locaux possèdent une liberté de décision sans égale dans les autres pays. Ils interprètent réellement le sens profond de la moralité et, aussi longtemps que leurs décisions n'entrent pas en conflit avec les principes majeurs du système de valeurs américain, 118 leurs jugements sont habituellement confirmés par les juridictions supérieures.

Ce rôle particulier de la moralité dans la mentalité américaine explique en partie de nombreuses tendances contradictoires qui déconcertent l'observateur venu d'ailleurs [95]. Un voyageur étranger prend conscience de ces principes moraux dans des situations où il faut se justifier pour s'abandonner à ses impulsions. Il sera amené à reconnaître que l'on ne peut pas se livrer au plaisir pour le plaisir lui-même; ce qui est résumé dans le dicton: «Un puritain peut faire tout ce qu'il veut tant qu'il n'y prend pas de plaisir.» Satisfaire un désir personnel est admissible lorsque cela est justifié par un motif socialement acceptable. Par exemple, les distractions, les vacances, les rapports sexuels, la bonne chère et d'autres plaisirs deviennent acceptables dans la mesure où ces activités sont entreprises au profit de sa santé personnelle ou de celle des autres.

Le bien de la communauté constitue une autre motivation socialement acceptable. Dans le système américain, la personne la plus forte assumera la responsabilité de la plus faible dans la mesure où le handicap sera dû à l'âge ou aux circonstances. Les défaillances dues au manque de volonté, à la paresse ou aux passions charnelles ne sont pas tolérées. Et, comme dit le proverbe: «N'offre jamais la moindre miette à un parasite» (Never give a sucker an even break).

Quantité d'institutions s'occupent des gens les plus défavorisés et tout le monde essaie d'aider ceux qui, sans qu'ils en soient responsables, tombent malades ou perdent leurs biens. Cette aide représente rarement un acte de charité pure; en général, elle se réalise sous forme de prêts ou d'autres mesures de secours temporaires. Des actions qui améliorent le bien-être social ou qui contribuent à l'élévation générale du niveau de vie sont acceptables pour justifier la satisfaction de désirs. Gagner de l'argent, par exemple, même si cela implique d'exploiter cruellement les autres, peut être jugé nécessaire et justifié pour subvenir aux besoins de sa famille ou pour envoyer ses enfants à l'école, ou bien pour atteindre un objectif de caractère moral tel que la préparation de l'avenir ou le lancement d'une affaire qui procurera des emplois à d'autres.

La réglementation concernant la satisfaction des désirs a trouvé une place dans la Constitution américaine. Le dix-huitième amendement, 119 par exemple, a introduit la Prohibition aux États-Unis. De même, le Man Act avait pour but de lutter contre la prostitution. Un but semblable est poursuivi par le Johnston Office qui, instauré par l'industrie cinématographique, agit comme une instance de censure et d'autocensure contrôlant la «moralité» des films. Il est intéressant de remarquer que les producteurs de cinéma américains, l'Église et le public considèrent qu'il est parfaitement moral de présenter le meurtre, la violence et la brutalité dans les cinémas où sont admis les jeunes de tout âge. Par contre, les images qui montrent des relations sexuelles ou qui exposent excessivement les corps sont bannies. La brutalité et la rudesse sont considérées comme nécessaires à la survie, tandis que l'on croit que le plaisir sexuel amollit l'individu. Une idéologie semblable préside aux règles qui s'appliquent, aux États-Unis, au transport d'objets de caractère immoral par la poste.

Etant donné que l'individu est tout à fait conscient de ses impulsions, les Américains ont développé leurs propres méthodes pour satisfaire leurs besoins instinctifs. Ils peuvent se permettre de les satisfaire si le groupe se comporte de la même façon. Par exemple, un «type régulier» est celui qui cède aux tentations mais en tant que membre du groupe. Un comportement, jugé immoral quand il est le fait d'une personne isolée, est accepté et exempt de sanction extérieure quand il se produit en présence des autres. La promiscuité, le jeu et la bagarre appartiennent à cette catégorie. On rencontre une situation analogue dans le mélange particulier de liberté, de retenue et de compétition pratiqué par les adolescents dans leurs rendez-vous et leurs flirts, au cours desquels se pratiquent les jeux sexuels, les concours de popularité et les réunions de groupes. Il n'entre pas dans le cadre de cet ouvrage d'exposer les pratiques sexuelles des adolescents américains; il suffît de souligner qu'elles se caractérisent par des rapports incomplets et par des perversions qui sont acceptées comme normales à cet âge [65; 87]. Ces jeux présexuels s'engagent couramment en présence d'autres couples, alors que l'intimité aurait un effet dissuasif. Le voyageur européen est frappé par l'étalage de familiarité qui prévaut dans les surprises-parties et dans des lieux tels que les «allées des amoureux» où peuvent stationner des centaines d'automobiles avec de jeunes couples en train de s'explorer mutuellement. Pareillement, 120 le congrès annuel de la Légion américaine, les réunions d'anciens élèves ou l'escale à terre d'un bateau favorisent les frasques, les beuveries et les bagarres d'une façon qui ne serait pas admise dans des cas isolés.

Se conformer à la situation est considéré comme un devoir envers le groupe et se soumettre à l'opinion du groupe constitue une motivation de caractère moral. On organise des réunions pour que les gens puissent obtenir l'approbation morale de leurs actions par une participation active [103]. Des milliers d'organisations, depuis la Parent-Teacher Association [Association parents-enseignants], l'YMCA[NT 1], les Boy Scouts, jusqu'aux loges maçonniques et aux organisations d'entraide se réunissent afin d'atteindre un même but qui devient en lui-même un acte moral. L'église, par exemple, est aux États-Unis un lieu de réunion où les gens se rendent pour se conformer au groupe plutôt que pour développer une pratique religieuse individuelle. C'est pourquoi celui qui ose choisir sa propre voie sera mal vu s'il ne se conforme pas à la norme dans tous les domaines, que ce soit une célébration rituelle, son comportement quotidien ou bien une recherche intellectuelle ou artistique. Si toutefois il finit par percer, par prospérer et par obtenir l'approbation publique, il sera admiré par le groupe, et ses péchés antérieurs seront absous. De nombreux films américains montrent ce processus grâce auquel un homme mauvais est finalement converti et rejoint la bonne cause.

Au sein de la famille et dans les petits groupes, la femme veille au respect de la moralité pour l'homme, pour elle-même et pour l'enfant. En présence de la femme, les hommes surveilleront leur tenue vestimentaire et leur conduite. En fait, ils s'efforcent de répondre aux attentes du sexe féminin. Lorsque les hommes seront entre eux, il est probable qu'ils relâcheront leur conduite et se laisseront aller; ce fait contraste vivement avec les habitudes qui ont cours en Europe occidentale où les hommes incarnent et défendent la moralité et les traditions.

Dans la vie quotidienne aux États-Unis, l'honnêteté est tenue pour acquise quand il s'agit de petites choses telles que de laisser la monnaie pour un journal, déposer le lait ou le courrier à la porte des maisons particulières. Mais on doute de l'honnêteté 121 lorsque des questions de pouvoir sont en jeu. Voler un article de quelques cents serait un si petit délit que l'on considère que cela ne vaut pas la peine de risquer d'être surpris par des citoyens en colère ou de s'exposer à un sentiment de culpabilité.

En outre, certaines de ces pratiques quotidiennes impliquent que l'on participe, en tant que citoyen de la communauté, aux rites qui conviennent à l'intérêt du plus grand nombre. Bousculer ce système reviendrait à mettre en danger la façon dont se passe la distribution du lait, des journaux et du courrier.

Si toutefois un homme aspire à un poste élevé, par exemple en politique, on s'attendra à ce qu'il utilise au maximum son pouvoir à des fins personnelles tant qu'il pourra tirer son épingle du jeu. Un homme qui abuse de son pouvoir et s'en tire à bon compte est admiré dans la mesure où, depuis longtemps, gangsters et escrocs sont devenus des idoles, tandis que les agents de la force publique qui ne réussissent pas à les attraper sont ridiculisés. Le recours à des méthodes agressives et brutales dans la lutte pour le pouvoir est accepté, mais on attend du groupe qu'il contrôle toute forme excessive de corruption. Le contrôle s'exerce par la presse, qui agit comme un agent de renforcement de la moralité. Le public soupçonne quiconque exerce une fonction officielle. Si un homme était totalement honnête et s'intéressait seulement à promouvoir le bien des autres, il serait considéré comme un gogo, et la réputation de gogo est la plus lourde à porter. C'est pourquoi, aux États-Unis, on n'épargne ni le temps ni les efforts pour créer des procédures administratives destinées à empêcher que la fraude et d'autres abus de pouvoir ne se développent sur une grande échelle. Le nombre de formulaires que des citoyens ordinaires doivent remplir en de nombreux exemplaires, les formulations compliquées des feuilles d'impôts et le nombre de situations dans lesquelles les gens doivent prêter serment sont sans équivalent dans d'autres pays. En ces domaines, la bureaucratie est vraiment florissante.

Lorsqu'un homme a acquis le pouvoir et l'a utilisé au maximum sans commettre d'impairs, on attend de lui qu'il restitue à la communauté les fruits de sa réussite. Le groupe encourage effectivement l'individu avide de puissance à s'engager dans une sorte de jeu. Si les gens accordent du pouvoir à un homme, ils souhaitent qu'il soit égoïste; seuls les égoïstes sont censés avoir du caractère. S'il ne fait pas usage de son pouvoir, on le soupçonne d'être faible ou idiot. Le groupe l'aide volontiers à 122 s'emparer du pouvoir, mais, à la fin de son mandat, le groupe reprend possession du pouvoir et des biens qui lui avaient été prêtés, de sorte qu ils puissent être réinvestis sur un autre individu. C'est pourquoi il est rare en politique d'être éligible pour plus de trois mandats; des fortunes sont rarement amassées sans qu'une grande part soit restituée à l'État, sous forme d'impôts ou sous forme de donations; et il est exceptionnel que l'on laisse un escroc «magouiller» pendant bien longtemps.

L'ÉGALITÉ

«II y a quatre-vingt-sept années que nos pères ont bâti sur ce continent une nouvelle nation conçue dans la liberté et acquise à l'idée que tous les hommes ont été créés égaux». Le fait que ces paroles soient devenues célèbres montre qu'il s'agit là d'un principe important dans la culture américaine. Fondée sur ce principe d'égalité, l'Amérique est devenue le creuset dans lequel ont fusionné des nationalités au départ différentes. L'égalité, telle qu'elle est pratiquée dans la vie courante, provenait d'une part de la morale puritaine et d'autre part des frustrations vécues par les premiers colons et pionniers. La plupart des immigrants avaient laissé derrière eux, dans leur pays d'origine, soit ce qu'ils considéraient comme un système social oppresseur, soit une famille tyrannique. Une fois arrivés en Amérique, ils posèrent les fondements d'un système où une autorité oppressive ne pourrait jamais plus s'instaurer. Ils conférèrent l'autorité fonctionnelle à un tribunal composé d'égaux. Ainsi naquit le principe d'égalité. Et ainsi son fonctionnement, spécifiquement américain, apportait une solution aux problèmes de légitimation de l'autorité qui se posaient aux immigrants.

De nos jours, l'importance que l'on attache à l'égalité se révèle dans de nombreux processus dont le résultat est d'éliminer les déviations extrêmes et, par conséquent, d'encourager une «régression à la moyenne». Le voyageur étranger est toutefois frappé par bon nombre d'étonnantes contradictions. D'un côté, on lui rebat les oreilles de la notion d'égalité; mais d'un autre côté il 123 peut observer la plus grande inégalité en termes de richesse, de situation et de pouvoir. Un Américain lui expliquera alors comment, ici, on interprète cette valeur qui est l'égalité. Il faut la rattacher à l'hypothèse de l'égalité des chances plutôt qu'aux résultats réels. Une fois que quelqu'un a réussi, en exploitant des chances qui étaient égales, il est en fait devenu supérieur et n'est plus un égal. Et, bien qu'il puisse discrètement se reposer sur le statut qu'il a obtenu, la remarque populaire «Pour qui te prends-tu ?» résonnera comme un défi et lui rappellera d'où il est sorti. Nous arrivons ainsi à l'idée suivante: ceux qui parviennent à un statut social, à la richesse et au pouvoir sont censés avoir fait preuve de leur habileté à saisir les opportunités à partir de circonstances qui étaient semblables au départ.

Une fois que la réussite a établi une différence de prestige, ceux qui ont du pouvoir s'irritent d'être traités sur un pied d'égalité et, en même temps, ils craignent leur propre position de supériorité. Pour prévenir tout désagrément à ce sujet, des dispositions administratives très compliquées visent à éviter les rencontres entre individus inégaux: des secrétaires veillent comme des chiens de garde à la porte de leurs patrons; les membres de la haute société s'isolent dans des clubs privés, des quartiers résidentiels et des réunions très fermées; enfin, et ce n'est pas là le moins important, la crainte ou le respect ressentis par l'homme qui n'a pas réussi forme un obstacle naturel à des rencontres imprévues entre gens de statuts inégaux. Cependant, si, pour une raison ou une autre, une rencontre entre personnes de conditions différentes doit se produire, les signes extérieurs de l'égalité sont adoptés à la fois par le supérieur et par le subordonné. Par exemple, pendant les campagnes qui précèdent les élections générales, on verra apparaître d'innombrables photos montrant les candidats en manches de chemise, «trinquant» avec des fermiers et des ouvriers d'usine. Ils s'appelleront par leurs prénoms et se comporteront comme des frères. A l'occasion de cette rencontre entre personnes aux statuts différents, on pourrait imaginer l'échange silencieux de pensées suivant. Le supérieur pourrait songer: «Regarde, mon vieux, je suis de ceux qui ont réussi et, si tu fais un effort, tu peux rejoindre nos rangs», tandis que celui qui est dans une position inférieure pourrait rétorquer: «J'admire ta réussite mais, entre nous, les deux font la paire.» Et, quand deux personnes sentent ce que 124 chacun pense de l'autre dans une telle situation, il se peut qu'ils éclatent de rire tous les deux pour masquer leur gêne.

Les Américains s'inquiètent quand ils sont en présence de signes d'inégalité. Leurs commentaires sur les cultures étrangères indiquent qu'ils désapprouvent les systèmes de castes et de classes. Chaque fois que des Américains rencontrent des gens qui ne réagissent pas favorablement à l'influence du groupe, ils se sentent mal à l'aise; ces individus sont considérés comme dangereux parce qu'ils ne peuvent pas être contrôlés par les méthodes habituelles. Cela vaut particulièrement quand l'Américain moyen rencontre une éminente personnalité intellectuelle ou artistique, qu'elle soit américaine ou étrangère. Les musiciens ou les chanteurs sont tolérés parce qu'ils contribuent à distraire les autres et participent à des activités collectives. Mais les philosophes, les écrivains, les peintres et les chercheurs en sciences humaines ou en sciences naturelles font l'objet de la plus grande suspicion. La pensée ou l'expression artistique ne sont tolérées que selon des schémas conventionnels. Des contributions originales et nouvelles sont raillées ou totalement ignorées. Des raids contre des librairies ou des galeries d'art de Boston ou de San Francisco détruisent régulièrement de «honteuses pornographies» comme par exemple des reproductions des fresques de Michel-Ange à la chapelle Sixtine, ou, peut-être, des éditions du Décaméron de Boccace.

La même tendance se retrouve dans l'arène politique où des hommes de science remarquables, particulièrement des théoriciens, sont accusés de subversion, d'une façon ou d'une autre. Ceux qui expriment une pensée ou des sentiments originaux sont suspects aux États-Unis. On leur reproche essentiellement de vouloir échapper à toute discipline; et, plutôt que d'admettre que le contrôle a des limites, les hommes au pouvoir tentent de dévaloriser les individus qui ont des talents particuliers.

Il est important de souligner que, aux États-Unis, ceux qui tentent de minimiser l'originalité et le non-conformisme n'ont pas du tout la même psychologie que ceux qui ont poussé à la persécution des savants et autres penseurs en URSS et en Allemagne. Aux États-Unis, on ne rejette pas les idées qui sont subversives parce qu'elles s'opposent à l'idéologie d'une politique gouvernementale rigide; mais plutôt parce que la simple existence d'un élément novateur peut provoquer une angoisse personnelle 125 chez certains politiciens ou administrateurs d'universités. Celui qui introduit des pensées nouvelles peut être condamné comme «timbré» ou pour son manque de sérieux, mais cela n'est souvent qu'une attitude de facilité: «On peut utiliser n'importe quel bâton pour battre son chien» (Any stick can be used to beat a dog). Ce ne sont peut-être pas tant les idées nouvelles qui effraient les Américains que les conflits entre les hommes et les situations imprévisibles qui se manifestent de façon inconfortable chaque fois que des idées nouvelles sont présentées.

Aussi longtemps que la compétence repose sur une formation et un savoir-faire, elle est acceptable. Mais, dès que quelqu'un a l'occasion d'expliquer sa réussite, à tort ou à raison, en confessant un «talent» inhabituel, cela devient inacceptable. C'est ce qu'illustre le comportement des artistes américains des années vingt qui cherchèrent refuge à Paris pour vivre dans une atmosphère de permissivité; ou bien encore les conditions qui prévalent dans le domaine scientifique aujourd'hui [95]. Les savants américains comptent probablement dans leurs rangs le plus grand nombre d'ingénieurs hautement créatifs. Et pourtant, la recherche scientifique est pauvre en talents et les grands théoriciens scientifiques américains sont pour la plupart nés à l'étranger et ont été naturalisés par la suite. La pression du conformisme n'est pas favorable à l'éclosion de personnalités originales et c'est pourquoi ce domaine a été presque entièrement laissé aux Européens. Aussi étrange que cela paraisse, si des Européens aux États-Unis émettent, oralement ou par écrit, une opinion nouvelle, elle est bien accueillie; puisque chacun sait qu'ils appartiennent à une culture différente, on tolère leurs déviations. Mais, si la science américaine veut survivre, il lui faudra une plus grande marge de liberté. Attendu que la tolérance et l'acceptation des différences sont des caractéristiques qui peuvent s'apprendre, tous ceux qui occupent des postes de responsabilités devraient faire un effort concerté si nous voulons inverser cette tendance manifeste au contrôle de la pensée.

La croyance que la liberté et la tolérance rendent les gens sociables et responsables ainsi que la foi en l'individu lui-même sont ici en jeu. Et bientôt nous saurons qui l'emportera: l'individu ou bien l'homme collectif, la civilisation de l'Ouest ou celle de l'Est. 126

Quand un Américain perçoit l'égalité, il se sent à l'aise; la constatation de l'inégalité crée en lui un sentiment d'angoisse. C'est pourquoi l'instauration de l'égalité des sexes sur les plans politique, économique et social est devenue un objectif commun et populaire. Mais la poursuite de cet idéal se heurte à plusieurs difficultés. Le premier obstacle à franchir est la relation réciproque entre liberté et égalité. Pour rendre les gens égaux, il faut restreindre leur liberté. Puisque à la naissance ils n'ont pas reçu les mêmes dons biologiques et les mêmes atouts sociaux, la société doit les contraindre à paraître semblables. La prémisse d'égalité empêche la différenciation; et les individus ne peuvent pas rechercher l'évolution personnelle qui serait la meilleure pour eux. Il leur faut constamment veiller à être à l'image des autres. L'enfant américain à qui, à la maison, on a implicitement enseigné que tous les gens sont égaux et semblables sera effrayé quand il rencontrera un enfant noir la première fois, notamment parce que ses parents seront mal à l'aise. La prémisse d'égalité est remise en question et par conséquent un certain nombre de précautions doivent être prises pour rationaliser la différence, ce qui aboutit finalement aux préjugés et à la discrimination.

A cet égard, l'Amérique du Nord diffère radicalement de pays tels que la Suisse, par exemple. L'une et l'autre sont des républiques; ni l'une ni l'autre n'ont de systèmes de castes: elles croient toutes deux à la liberté et à l'égalité. Mais la Suisse accorde une plus grande valeur à la liberté qui implique que les gens sont différents, qu'ils se développent selon leurs sensibilités particulières et que ces différenciations sont en général bénéfiques pour l'individu. La Suisse est ainsi devenue un pays où ont été synthétisées et tolérées les plus grandes différences au point de vue croyances, religions et langues. Aux États-Unis, par contre, l'égalité passe avant la liberté [47].

On y parvient par différentes méthodes. D'abord et avant tout, les écoles et les universités d'État assurent l'éducation de tous. Le culte de l'«Américain moyen» dans les journaux, à la radio et dans les films, dédaigne implicitement toute manifestation d'originalité. Si une organisation veut obtenir des contributions pour des objectifs humanitaires, elle emploie comme appât la sauvegarde d'un «foyer typiquement américain». C'est ainsi que l'on citera en exemple le comportement courant de «Monsieur et Madame Dupont» plutôt que le «gratin de la nation». 127

La même méthode s'applique aux publicités pour les meubles, les voitures, etc. De plus, les «personnes distinguées» dont la publicité diffuse les images ne sont pas différentes des autres: elles ont seulement mieux réussi et sont des «exemplaires de luxe» de l'homme moyen. On prend soin d'uniformiser l'aspect extérieur de tous les Américains. Nous pouvons rappeler au lecteur l'amendement à la Constitution visant à abolir les titres de noblesse, qui fut proposé en 1810; ou bien, dans un domaine différent, la façon dont les Américains s'habillent: il est presque impossible de deviner en examinant ses vêtements à quelle classe sociale un Américain appartient.

Les lois sur l'immigration illustrent également la même tendance. Des dispositions légales ont été prises en vue d'une acculturation progressive des immigrés; elles prévoient une période d'attente de cinq ans avant de pouvoir demander un statut de citoyen à part entière; puis le postulant doit subir un examen avant d'être naturalisé. Cet examen constitue un filtrage pour ceux qui ne savent pas lire, écrire ou comprendre les idéaux américains. En d'autres termes, on vérifie si, oui ou non, les candidats peuvent être acceptés au rang d'égaux.

Aux États-Unis, la prémisse d'égalité est, d'une certaine façon, en liaison avec la manière dont s'exerce l'autorité fonctionnelle au sein des organisations. L'autorité réside dans des comités ou des groupes de réflexion et d'initiative, et ces organismes définissent des plans et des projets. Les minorités sont habituellement représentées dans ces organes dirigeants et, bien qu'elles aient vocation à l'élaboration de la politique, elles n'obtiendront jamais la majorité des voix. Ces comités, à cause de leur hétérogénéité, jouissent du respect public et, individuellement, le citoyen s'en remettra à leurs opinions.

Chaque fois qu'un Américain entre en contact avec une autorité personnifiée, telle qu'un officier de police ou un autre représentant de la loi, il adopte des attitudes difficilement compréhensibles pour un Européen. En bref, le policier est à la fois une autorité sur le plan social et un égal sur le plan humain. Quel est le dénominateur commun à ces deux idées apparemment contradictoires ? Le policier est aussi un type qui, comme tout autre citoyen américain, fait son boulot. Dans le cadre de cette prémisse, peut s'introduire une certaine dose d'humour et même un désaccord aigu. On rencontre une situation semblable dans les bureaux où l'on a l'habitude de 128 «mettre en boîte le chef», c'est-à-dire de taquiner le responsable de façon bienveillante et amicale à cause de sa fonction d'autorité. Dès que quelqu un peut être catalogué comme un détenteur d'autorité, il n'est plus un égal et tous les efforts doivent être faits pour le ramener dans le giron du groupe et faire de lui à nouveau un égal.

LA SOCIALITÉ

La socialité, ou tendance à former des groupes sociaux, prend racine dans l'instinct grégaire de l'individu. Aux États-Unis, on accorde une énorme importance à ce besoin de se grouper; de fait, il en est résulté une culture, une façon de vivre, qui contraste vivement avec certaines civilisations étrangères plus orientées vers le développement de systèmes où les objets ont une place prééminente. Au premier abord, cette affirmation paraît paradoxale dans la mesure où les États-Unis sont connus pour leur génie de la technique et pour leur utilisation des machines dans tous les domaines de la vie.

A la réflexion, cependant, on peut comprendre cette contradiction. Considérons, par exemple, la façon dont on traite la mécanique aux États-Unis: on utilise sans ménagement une voiture jusqu'à ce qu'il faille la remplacer. On prête aux voisins et aux amis des machines à écrire, des chevaux, des autos et aucun sentiment de propriété ne s'attache aux choses matérielles: aux États-Unis, l'objet a véritablement un sens utilitaire.

Les Européens, en revanche, valorisent moins les besoins d'agir et de s'épanouir des êtres humains. Ils s'intéressent davantage à la protection d'objets inanimés. Ils font effectivement passer la sauvegarde des œuvres d'art, des meubles, des livres et des églises avant les besoins des individus. Cela est tout à fait évident lorsqu'une famille américaine avec des enfants rend visite à ses parents en Europe. Un jeune Américain, quand il pénètre dans une maison européenne, est jugé mal élevé lorsqu'il abîme ou casse le mobilier. Dans la mesure où, ce faisant, il exprime la vantardise et l'exubérance de la jeunesse, cette attitude, du côté américain de l'Atlantique, est par contre acceptée avec tolérance. 129

Aux États-Unis, la vie en commun et l'interaction avec les autres sont considérées comme une fin en soi. Les Américains oublient rarement d'accorder à autrui les égards dus aux personnes, alors que les Européens traiteront souvent les autres comme des objets ou bien comme s'ils n'existaient pas. Quels que soient la profession ou l'emploi occupé par un individu, aux Etats-Unis, ses supérieurs et ses subordonnés le traiteront toujours comme un être humain. Cette attitude indique que l'on est bien conscient que les autres possèdent une famille, un désir de vivre et ont besoin d'un certain environnement pour exister. En somme, les individus, aux États-Unis, sont toujours des personnes, jamais on ne les prend pour des machines ou pour des animaux. L'on attache du prix à la vie et c'est ce que montrent les nombreuses et excellentes précautions prises pour la sauvegarde des vies en cas d'accident: les membres de la police et le corps des pompiers, les sauveteurs sur les plages publiques, les gendarmes à cheval, les gardes-côtes et les forces armées sont tous formés à respecter et à sauver les vies.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les services médicaux de l'armée américaine ont dépassé ceux de toutes les autres nations en ce qui concerne le nombre d'existences sauvées parmi les blessés et les efforts et l'aide à la réadaptation à la vie civile. On ne regarde jamais à la dépense si quelqu'un a besoin de secours. En plus des mesures d'urgence, on trouve aux États-Unis toutes sortes d'institutions éducatives, de campagnes pour la santé publique, de compagnies d'assurances et de médecins et dentistes des services de santé scolaires. Ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour conserver la santé et favoriser la longévité.

On traite les individus comme des personnes parce que, semble-t-il, chacun est un représentant et un membre d'un groupe et que le groupe prend en charge l'individu. Si l'on offense une personne, on fait un affront au groupe. L'Américain se soumet aux décisions du groupe et il reconnaît celui-ci comme une autorité supérieure. Alors que, dans la société patriarcale, il suffit de se conformer aux ordres du chef pour être un membre du groupe, dans un système d'égaux il est nécessaire de plaire à beaucoup. C'est ce qu'impliqué le fait de se conformer à la loi commune.

Dans l'esprit de presque tout le monde, il est important de 130 s'adapter à une règle commune. «Ça ne se fait pas», «On ne doit pas faire cela», «C'est un type impossible», ces commentaires révèlent cette préoccupation de conformité. Une expression comme «se maintenir à la hauteur des Jones» symbolise l'effort pour s'adapter aux autres qui imprègne la vie sociale, l'achat de maisons, d'automobiles et d'appareils ménagers. Cela incite les gens à adhérer à des clubs, à participer à des manifestations de bienfaisance, et à payer de leur personne pour des causes valables. Cependant, ajuster sa propre conduite pour la rendre conforme à celle des autres a toujours un relent de compétition. Tout en modelant sa conduite sur celle des autres, l'Américain est en même temps soucieux de faire «plus grand et mieux». C'est pourquoi aux États-Unis la conformité, la compétition et l'adhésion à des groupes vont toujours de pair.

Pour maintenir l'appartenance au groupe, l'Américain doit toujours être grégaire. Dans une certaine mesure, la valorisation de la grégarité peut s'expliquer par les circonstances rencontrées par les premiers colons et pionniers. Ils étaient forcés d'agir collectivement pour se protéger d'un environnement hostile: bien s'entendre en groupe était essentiel pour survivre. En outre, la grégarité remplace, d'une certaine façon, la famille élargie qui fait fréquemment défaut à l'Américain. En effet, ou bien les membres de la famille vivent séparés et dispersés à travers le continent, ou bien certains parents sont restés en Europe. C'est pourquoi, avec le temps, la sociabilité est devenue un trait national. Elle est, de nos jours, associée au comportement des classes moyennes, comportement qui incarne le mieux le caractère national américain. On peut appeler sociabilité la valorisation d'une coopération harmonieuse, d'un contact amène, de réactions modérées; il vaut mieux également éviter de s'impliquer trop et être toujours disposé à prendre ses distances avec des relations existantes et à faire de nouvelles connaissances. Aux États-Unis, ce trait de personnalité est fréquemment considéré comme un des plus importants critères d'un bon ajustement social.

L'Américain se sent mal à l'aise quand il se trouve seul. Il doit soigneusement éviter d'être laissé de côté. Les filles se rendent ensemble aux toilettes et prennent en même temps la pause-café de l'après-midi. Les garçons, comme les filles, ont des compagnons de chambre; ils vivent rarement seuls et ils pratiquent les rendez-vous à quatre. Non 131 seulement les salles de bains, les repas et les habitudes sociales témoignent de ce fait, mais on peut aussi l'observer dans la disposition des maisons et dans la structure des lieux de séjour. Aux États-Unis, les maisons sont construites à côté les unes des autres, même lorsque les propriétaires pourraient se permettre d'avoir des terrains beaucoup plus grands. Dans les parcs publics et sur les plages, les pique-niqueurs se mêlent les uns aux autres et un groupe attire l'autre: tous évitent l'isolement.

Le voyageur étranger qui observe les mœurs américaines s'étonne devant la quantité des sites publics aménagés pour encourager la grégarité. Des parcs nationaux et des aires de camping jusqu'aux terrains de jeux des petites localités; du terrain communal des cités de la Nouvelle-Angleterre jusqu'aux squares des villes de l'Ouest, on rencontre partout des lieux qui permettent aux gens de se rencontrer. Les locaux des associations de fermiers et les chapiteaux des loges maçonniques fournissent des lieux de rencontre pour des groupes spécifiques. De même, le gouvernement fédéral et le gouvernement de chaque État prévoient au calendrier des fêtes telles que le Thanksgiving Day[NT 2], le 4-Juillet[NT 3], la fête du Travail, le Mémorial Day[NT 4], etc., qui donnent l'occasion aux familles de se retrouver et à des groupes plus importants de se réunir. En bref, les Américains se déplacent toujours en groupe. Ne pas avoir de compagnie signifie que l'on ne sait pas se faire des amis, que l'on n'est pas sociable. Aux États-Unis, on se joint aux autres pour donner l'impression d'être populaire et, si l'on est populaire, on se fait plus d'amis. Ceux-ci, évidemment, se dispersent quand le baromètre de la popularité baisse. Cette notion américaine de la popularité contraste avec le concept d'amitié des Européens pour qui une réelle amitié existe lorsque des liens subsistent après des épreuves ou des situations difficiles.

La forme américaine de la sociabilité, que nous avons appelée socialité, trouve son apogée dans les cocktail parties. Tout voyageur étranger est étonné quand il participe pour la première fois de sa vie à cette institution nationale d'un genre particulier. Sa première impression, c'est que tous les participants ou presque sont légèrement ivres. Il apprendra alors que l'alcool facilite la «socialité» des Américains. 132 Dans une réception, des comportements qui, ailleurs, mériteraient la réprobation deviennent acceptables s'ils sont adoptés sous l'influence de l'alcool. Ce changement d'attitude se caractérise par une plus grande familiarité: cour poussée avec un partenaire de l'autre sexe, ou intimité accrue avec une personne du même sexe, par exemple. S^être enivré ensemble scelle une amitié et constitue un gage de popularité. C'est pourquoi, dans les cocktail parties, beaucoup de gens échangent quelques phrases avec les uns, puis vont continuer leur dialogue avec d'autres. Beaucoup méprisent les cocktail parties, mais la plupart s'y rendent avec empressement. C'est un endroit où l'on échange des informations, où l'on établit des cotes de popularité, où l'on fait de nouvelles connaissances et où se vérifie en général le statut d'adhésion au groupe.

L'hôte qui donne la party fait généralement un «effort social» pour améliorer sa position en pénétrant dans de nouveaux cercles et en réunissant des gens plus intéressants. Cet «effort social», qui est très apprécié aux États-Unis, montre à quel point les individus ou les groupes d'individus ont à cœur d'obtenir des voix ou l'approbation des autres. Non seulement cet effort imprègne la vie sociale, mais aussi les affaires et la politique. Le candidat, en politique, allie la sagesse et la «socialité»; le commerçant combine la coercition amicale avec le besoin de demeurer populaire. La valeur de cet effort social est officieusement soulignée et préconisée dans les écoles et dans les organisations de loisirs aux États-Unis; de même, brochures, livres, conseils amicaux indiquent comment entrer dans une association, ou devenir membre d'un club, comment s'immiscer dans un milieu très fermé, et «comment se faire des amis et influencer les gens» [38]. L'effort social peut être vérifié et mis à l'épreuve par la progression de la cote de popularité, par le nombre de rendez-vous et de partenaires de danse au collège, par l'obtention d'un pourcentage dans des sondages. Ou bien en devenant la femme la plus élégante de l'année ou simplement en figurant dans un journal.

Dans cette atmosphère de perpétuelle «campagne électorale» à tous les niveaux de la société, un étranger se méprendra probablement sur les signes de la familiarité et de l'intimité. Il interprétera des signes superficiels et stéréotypés de «socialité» comme l'indication d'un intérêt personnel, plus profond. En fait, ces signes 133 ont pour seul but d'encourager l'étranger à participer à son aise aux réunions, et d'augmenter ainsi la popularité de son hôte américain. A l'opposé, l'habitude qu'a l'étranger de ne pas manifester superficiellement sa sociabilité est assimilée à de l'arrogance ou de l'hostilité. Les Américains ont une conscience aiguë des indices qu'ils peuvent déceler dans les actes d'autrui et ils oublient que l'Européen est moins attentif qu'eux aux faits et gestes des autres; l'Européen compense toutefois ce manque de lucidité en accordant de l'importance à tous les indices qui signalent un style, par exemple les objets, les choses possédées, les vêtements et d'autres expressions personnelles qui peuvent se présenter au cours d'une situation - ce qui préoccupe moins l'Américain. La rencontre d'un Européen et d'un Américain constitue globalement un bel exemple de la façon dont les mêmes événements sont interprétés de manière différente quand deux personnes ne possèdent pas le même système de communication.

L'Américain «orienté vers le groupe» est très conscient de son propre statut à l'intérieur du groupe et il est moins conscient du statut de son groupe parmi d'autres groupes. L'inverse est vrai de l'Européen. Un Américain est habituellement conscient de sa position supérieure ou inférieure par rapport à ses concitoyens et, pour lui, il est plus important d'être apprécié que d'apprécier autrui. Cette sensibilité à l'appréciation d'autrui sur son statut personnel provient en partie de ce que le système américain permet à un individu de changer de groupe s'il le désire. On peut appeler ce genre de changement «mobilité sociale» [170]. Une personne parvenue à la tête de son propre groupe peut rejoindre le groupe de niveau immédiatement supérieur dans la hiérarchie du prestige et, inversement, il est également permis à quelqu'un de régresser en restreignant son niveau de vie.

L'individu qui est «dans la course» pour atteindre un niveau de prestige plus élevé parvient à son but en se joignant à un ensemble varié d'associations, de loges ou de clubs; il peut aller habiter dans un quartier plus réputé, s'acheter une voiture plus puissante ou essayer de s'introduire dans un milieu très exclusif. La mobilité sociale est un phénomène reconnu et quiconque réussit à entrer dans un nouveau groupe est admiré pour sa réussite sociale. Cela est tout à fait évident dans les rapports établis sur les candidats à une fonction dans un bureau, à une école ou dans un club. 134 Les décisions ne sont pas uniquement prises en raison des capacités d'avancement de l'individu. Dans l'ensemble, on peut dire que ceux qui grimpent socialement possèdent un plus grand savoir-faire au point de vue social et ils sont surtout passés maîtres dans l'emploi et la pratique de la socialité [140; 145].

Le besoin fondamental d'évoluer dans un groupe qu'éprouvé tout Américain et son souci de sociabilité ont abouti à une organisation et à une différenciation poussées à l'intérieur du groupe. Depuis son plus jeune âge, l'enfant est habitué à devenir membre d'une équipe; le base-bail, le football et le basket-bail sont des activités d'équipe qui plus tard lui permettront éventuellement de s'intégrer facilement à un groupe de recherche dans l'industrie ou dans l'armée; tandis que les confréries et les loges, dans le domaine des loisirs, ou bien les réunions et les organisations politiques locales procurent la formation nécessaire au travail en équipe. Tout Américain sait comment se conduire et comment s'adapter à l'organisation d'un groupe. Appartenir à un groupe et s'engager dans un travail d'équipe procurent des avantages notoires à l'individu. Le groupe assiste ses membres quand ils rencontrent des difficultés dans d'autres groupes ou quand la maladie ou l'adversité surviennent.

Le genre de sentiment de sécurité qu'un Anglais peut éprouver en sachant que le système judiciaire et le système policier veillent au respect des lois et de l'ordre, le citoyen américain l'éprouve en sachant que le groupe l'aidera et, si nécessaire, exercera une pression pour le protéger. C'est pourquoi aucun Américain ne reculera devant la dépense ou l'effort pour faire partie d'une équipe et pour s'astreindre à respecter ses buts généraux et, en retour, il s'attendra à une certaine protection de la part de l'équipe pour avoir «passé le ballon».

LA RÉUSSITE

Aux États-Unis, la réussite représente l'aune qui sert à jauger la valeur d'un individu. Elle est le résultat de l'effort, de l'initiative et de la chance [88]. Nous parlons d'«aune», parce que, en 135 principe, la réussite d'un individu ne peut être appréciée que par comparaison avec celle d'autres individus: pour ce faire, il faut des éléments objectifs, quantifiables. Finalement, si ses pairs disent d'une personne qu'elle a réussi, cela signifie que «tout va comme il veut».

Aux États-Unis, la motivation principale qui pousse l'individu à rechercher le succès se révèle dans l'effort qu'il fait pour assurer son propre avenir en dépit du scepticisme qu'il peut rencontrer. À un niveau psychologique plus profond, on peut mettre cela en relation avec le besoin d'être approuvé par ses pairs, ses égaux et avec une forte envie d'avoir les coudées franches. Il va sans dire que la racine de cet idéal national des Américains se trouve dans les conditions historiques: des frontières ouvertes, des possibilités sans limites, et la révolution industrielle. Dans une société aux frontières fluides, la réussite était la seule indication dont disposaient les contemporains pour évaluer la position d'un homme à l'intérieur de son groupe. C'est pourquoi la réussite, quel qu'en soit le domaine, est devenue la base sur laquelle pouvaient reposer le respect et la confiance des autres.

En même temps, le fait même d'avoir réussi renforçait la confiance en soi de l'individu tout autant qu'un certain taux de confiance en soi avait été nécessaire pour commencer à réussir. C'est le processus répétitif qu'exprimé le dicton «Rien ne réussit autant que la réussite» (Nothing succeeds like success).

L'effet multiplicateur de la réussite exerce fatalement un pouvoir attractif et contagieux sur les autres: «Car à tous ceux qui ont, il sera donné et ils auront en abondance, mais à celui qui n'a pas il sera pris même le peu qu'il a» (Matthieu 25, 29). L'Américain prendra des risques pour l'amour de la réussite: il jouera aux courses et spéculera en Bourse; il participera à des ruées vers l'or ou vers l'uranium et il investira dans des aventures de toutes sortes, même au risque d'y laisser la vie. Mais, s'il gagne, il sera l'homme qui a fait le bon choix, démontrant à ses pairs qu'il s'est affranchi des contraintes et de l'exploitation, qu'il est digne de l'attention et de l'admiration de ses contemporains et qu'on peut lui faire confiance pour mener les choses à bonne fin.

La tendance à évaluer les actions et les objets en termes quantitatifs est si forte chez les Américains qu'ils en rient eux-mêmes. 136 On pourrait, à titre spéculatif, faire remonter les racines de cette quantification à la situation des pionniers. On ne disposait d'aucune information sur le caractère ou la personnalité d'un colon; mais on avait un besoin urgent de sa coopération. Parce qu'on ne pouvait pas se fier aux paroles d'un étranger et parce que les divers pionniers venaient de cultures ou de pays différents, les critères nécessaires pour évaluer une personne n'étaient pas uniformes.

Pour éviter les malentendus, il fallait employer des termes objectifs et quantifiables et c'est ainsi que l'on déterminait la position d'un homme à partir de sa réussite mesurable plutôt qu'en fonction de conventions ou de traditions. Toute l'orientation économique de la culture occidentale tendait à renforcer cette tendance à quantifier: l'essor du commerce, aussi bien que la révolution industrielle qui mettait l'accent sur l'économie monétaire.

Vu l'importance de la population immigrée, de fréquents changements intervenaient dans les attitudes sociales à cause de l'acculturation et de la mobilité. Tout cela a façonné une société où de nombreux individus vivaient dans un cadre social dont les principes majeurs étaient fondamentalement différents de ceux de la société dans laquelle ils avaient grandi. La diversité de ces principes et des moyens de communiquer a eu pour effet de pousser l'individu à adopter les formules les plus simples possibles, les énoncés en forme de quantités.

Une fois apparue, cette tendance à la quantification s'est renforcée d'elle-même. Les gens ont réussi à se mettre d'accord sur certaines valeurs. Tout étranger qui se trouvait face à un autre étranger pouvait se fier à une règle tacite: il devait évaluer ses actes et leurs résultats en termes quantitatifs. Cette prémisse acceptée est devenue progressivement une réalité culturelle; dans sa forme la plus abstraite, elle est devenue un système d'interprétation et d'évaluation dans le domaine de la communication. Cette attitude quantitative des Américains exerce évidemment dans les relations humaines une pression qui tend à imposer toujours plus les aspects quantifiables.

Il n'y a pas de raison de penser que l'organisme humain a une tendance instinctive à quantifier. En fait, ce que nous savons des mœurs des mammifères indiquerait plutôt que ceux-ci recherchent des optima plutôt que des maxima pour les diverses conditions qui leur 137 sont nécessaires. Des optima sont des éléments d'une telle complexité qu'ils ne peuvent se mesurer qu'avec des paramètres beaucoup plus abstraits que ceux normalement utilisés dans la vie quotidienne. En conséquence, quand des êtres humains ont commencé à exercer une pression sur des individus pour qu'ils agissent d'une certaine façon en négligeant leurs propres besoins instinctifs, la possibilité de maximaliser des variables est apparue.

La maximalisation des variables quantifiables fait son apparition tôt dans l'enfance. Les parents américains réclament implicitement de leurs jeunes enfants qu'ils soient plus gros, plus grands, plus forts et plus intelligents que les autres enfants. L'amour est accordé sous condition, et ce n'est que si le bébé parle et marche plus tôt et est plus «mignon» que les autres bambins qu'il obtiendra plus d'amour que ceux qui sont seconds ou derniers dans la course à la réussite. L'enfant américain est confronté au problème suivant: il doit réussir de manière tellement évidente et convaincante que les parents soient obligés d'accéder à ses exigences. La solution évidente et naturelle de ce problème, pour l'enfant, est de prendre en compte les indices quantitatifs des parents. Quand il grandira, il sera fier de ses notes à l'école et du peu d'efforts qu'il lui en aura coûté de les obtenir; il se vantera du nombre de fois qu'il aura traversé la piscine à la nage dans sa longueur, et des sommes qu'il aura gagnées en vendant des journaux.

Parents et leaders sont confrontés à un problème similaire; il leur faut en effet proposer des valeurs qui suscitent l'agrément d'un certain nombre de personnes dont ils présument que le système de valeurs diffère du leur. Si, par exemple, un orateur souhaite que l'on adopte une certaine politique, il doit faire en sorte que les autres soutiennent chaleureusement cette politique, bien que leurs raisons puissent être différentes. Dans ce cas, tous doivent être d'accord sur la politique proposée et l'on doit écarter toute idée qui n'irait pas dans ce sens. Cela signifie que la politique proposée doit être extirpée de la matrice complexe des convictions et des attentes idiosyncrasiques de chaque individu. Le résultat peut être un slogan, une liste détaillée d'objectifs ou simplement l'énoncé d'une quantité sur laquelle tout le monde peut se mettre d'accord. C'est ainsi que, à partir du processus qui consiste à réduire un éventail d'opinions à un énoncé unique, 138 se fait jour cette tendance à quantifier qui affecte la totalité de la vie américaine.

L'un des indices universels de la réussite d'un individu, c est son revenu, ses biens ou d'autres signes de richesse. C'est ainsi que les Américains parlent d'un «manteau de fourrure de 1.500 dollars», ou bien d'une «maison de 40.000 dollars», plutôt qu'ils ne décrivent de quelle sorte de fourrure il s'agit ou de quelle sorte de maison. De même, le prestige d'une personne augmente avec son salaire et les Américains parlent d'une «situation de 20.000 dollars». Si un individu réussit dans l'administration ou dans l'industrie et si ses responsabilités sont rétribuées par un salaire convenable mais pas de tout premier rang, il est courant de traduire en termes monétaires le prestige obtenu: on imagine le genre de situation financière à laquelle il pourrait prétendre. Mais on porte à son crédit le fait qu'il ne brigue pas cette position si tel est son choix. On respectera, par exemple, un secrétaire d'État non pas tellement parce qu'il est secrétaire d'État, mais parce que, s'il donnait sa démission, il pourrait présider un conseil d'administration ou diriger un groupe industriel ou financier et recevoir un salaire infiniment plus important que ce qu'il touche au service du gouvernement.

Le succès réel n'est pas le seul aspect de la réussite que les Américains valorisent. Tant que quelqu'un essaie de réussir, tant qu'il fait des efforts, c'est un type régulier. Ces efforts doivent se faire en douceur, avec désinvolture, astucieusement, et ne pas être apparents. La recherche de la réussite représente une motivation socialement acceptable alors qu'au contraire vouloir satisfaire immédiatement ses instincts suscite la réprobation. Aux États-Unis, il est tout à fait permis, par exemple, de dire qu'on a adhéré à un club tel que le Rotary, le Lyons, ou la franc-maçonnerie, ou bien encore un groupe confessionnel, dans le but d'assurer sa réussite future. De même, on envoie un garçon au collège non pas tellement pour la qualité de ce qu'il y apprend que pour l'opportunité de nouer des contacts avec d'autres garçons de familles plus importantes; on considère ces contacts comme le tremplin de la réussite. Bien que la réussite d'un homme fasse de lui un objet de compétition et d'envie, les gens prospères donnent une chance et tendent la main à celui qui «va au charbon» et ne ménage pas ses efforts. «Il n'y a pas de mal à tenter 139 sa chance !» est un slogan qui montre qu'aux États-Unis l'effort est apprécié.

Faire son chemin est un exploit relatif car, comme l'explique le dicton: «Il ne faut pas jouer dans la mauvaise équipe» (One should not play ball in the wrong league). Cette conception de la réussite implique nettement qu'elle sera jugée à partir de la position qu'une personne occupe vis-à-vis de ses pairs et non pas vis-à-vis d'un autre groupe ou d'une autre classe sociale. Dès que la réussite a rendu une personne différente de ses pairs, il lui faut adhérer à une autre association, de façon à pouvoir continuer la compétition sur un plan d'égalité. On trouve de bons exemples de cette règle traditionnelle dans le fonctionnement des divisions de base-bail, le type de quartier où les gens choisissent de résider et le genre de club auquel ils adhèrent. Il est évident que la réussite est contagieuse et que, lorsqu'elle fait son apparition, tout le monde est disposé à «prendre le train en marche». Cet effet semble toutefois être une caractéristique humaine et non une particularité des seuls Américains.

La fin justifie les moyens et la réussite excuse la rudesse et la brutalité des pratiques. Si une occasion se présente, elle est immédiatement ressentie comme un défi, même si le fait de relever ce défi peut mettre quelqu'un en conflit avec la loi; mais, si quelqu'un est pris à tricher, on le considérera comme un raté. Par conséquent, l'accent est mis non pas sur ce qu'il fait mais sur la question de savoir si les autres lui permettent de s'en tirer ainsi. Il est rare aux États-Unis qu'un escroc soit poursuivi pour le crime qu'il a commis [162]. Habituellement, il se fait prendre non parce qu'il contrôle des maisons closes et fait de la contrebande de drogue ou d'alcool, mais pour fraude fiscale: on l'arrête parce qu'il a triché, mais pas nécessairement pour son principal crime.

Le fait que la réussite soit un but en soi et que le succès soit plus important que les méthodes utilisées pour l'obtenir est rendu possible par une société de classes qui permet la mobilité verticale [170] et dans laquelle la maîtrise d'une profession ne joue fréquemment qu'un rôle secondaire dans la réussite. Par contre, dans une société de castes, avec les limitations qu'elle impose à la réussite et à la mobilité sociale, la maîtrise et la virtuosité deviennent des buts intrinsèques [158; 166]. C'est ce que prouve le fait que presque tous les artisans et les ouvriers qualifiés aux 140 États-Unis sont d'ascendance européenne directe et que les ouvriers formés aux États-Unis s'efforcent d'acquérir une qualification uniquement dans la mesure où la réussite est assurée. Les maisons américaines, par exemple, sont conçues pour durer seulement une génération et la construction des maisons (leur structure comme leur aspect esthétique) est déterminée par les besoins immédiats. Aux États-Unis, construire une maison qui devrait durer des centaines d'années serait considéré comme une folie. En Europe, la philosophie, l'art et l'artisanat ont atteint un haut degré de perfection et de recherche parce que la rigidité de la structure de classes ne permet pas la mobilité sociale; la maîtrise d'un talent constitue une façon de se réaliser et de tirer des satisfactions. Aux États-Unis, l'acquisition d'une qualification représente un moyen d'accéder à la réussite et l'on pense que la réussite est l'essence même de la poursuite du bonheur.

Dans la mythologie américaine abondent les hommes qui sont parvenus à la richesse. Les mythes de Ford, de Rockefeller, de Carnegie idéalisent la libre entreprise: tout homme pauvre a une chance de devenir riche et puissant. Toutefois, cette admiration de la réussite s'accompagne d'une condamnation des pratiques brutales des requins de l'industrie et de la finance. Mais le public est enclin à fermer les yeux sur des procédés discutables si l'homme qui a réussi se rachète par la suite, s'il participe à des bonnes œuvres, fait des contributions charitables; crée des fondations et autres institutions publiques. Le respect envers un Washington, un Jefferson ou un Lincoln diffère totalement de l'admiration témoignée à ces personnalités du monde des affaires; il reflète une admiration sans réserve pour leur réussite et leur modération dans l'exercice du pouvoir. Et non par dévotion pour la libre entreprise ou pour les «fonceurs», mais plutôt par admiration pour un individualisme farouche. Le slogan «de la cabane en planches à la Maison-Blanche» (from log cabin to White House) illustre cette attitude, et l'on suppose que ceux qui parviennent à la gloire et au prestige par leurs capacités politiques et administratives ont gagné leur réputation grâce à une sage utilisation du pouvoir. Pour que la «réussite» de quelqu'un soit reconnue aux États-Unis, il ne suffit pas qu'il acquière le pouvoir, mais il faut aussi qu'il sache en user avec discernement. Pour finir, on peut mentionner les héros comme Lee, «Stonewall» Jackson, Teddy Roosevelt et Patton qui doivent 141 leur célébrité à leur pugnacité au cours de leurs campagnes militaires.

Les dirigeants des entreprises, les gouvernements des États et les présidents se voient confier de grandes responsabilités et on leur délègue des pouvoirs exceptionnels. Réussir signifie ici que l'on parvient à des positions responsables et que l'on dispose de pouvoir. Le pouvoir ne doit pas nécessairement être utilisé au seul profit des administrés. Un gouverneur peut être un bon administrateur efficace mais aussi être considéré comme un incapable s'il ne sait pas comment obtenir les votes de divers appareils politiques ou comment conclure des compromis pour se maintenir en fonction. Comme il est publiquement admis que quelqu'un qui occupe une position élevée recherche aussi le pouvoir et la richesse pour lui-même, un grand nombre de mesures de sécurité ont dû être conçues pour arrêter ceux qui iraient trop loin sur le chemin du culte de la personnalité et de l'intérêt personnel. Les précautions prises pour limiter les pouvoirs d'un président de groupe industriel, d'un ministre ou d'un législateur montrent que le public américain compare un homme qui réussit à un jongleur de cirque qui lance en l'air plusieurs objets simultanément et ne rate pas son coup. Si un individu est parvenu à la réussite, cela signifie donc qu'il n'a pas seulement goûté au danger, mais qu'il s'y est aussi exposé et a appris comment y faire face.

La vie publique offre aux Américains la possibilité d'acquérir les symboles et les avantages de la réussite. On peut les utiliser pour étaler sa propre réussite de façon à faire impression, technique qui peut éventuellement assurer un succès ultérieur ou bien qui peut servir à simuler un succès qui n'existe pas encore et ainsi jeter les bases d'une réussite future. Il est coutumier, par exemple, de faire installer de vastes bureaux, de conduire de grosses voitures, de donner de grandes réceptions, d'agir et de parler comme si l'on était riche; cela pour impressionner les autres, même si l'on doit emprunter de l'argent pour aboutir à cet effet. Les gens qui se lancent dans une telle esbroufe espèrent que d'autres personnes suivront le mouvement, leurrées par les attributs de la réussite: s'ils agissent ainsi, c'est que la fortune est sûrement à portée de la main. 142

LE CHANGEMENT

On identifie la valeur du changement au progrès social et matériel. S'il y a changement, c'est toujours un progrès et, dans l'esprit des Américains, un progrès est presque toujours irréversible. A l'opposé, les Européens pensent toujours que le changement apportera le pire; mais, pour paradoxal que cela puisse paraître, la notion européenne de changement, si elle est acceptée, a l'avantage d'être réversible. Aux États-Unis, on ne revient jamais sur ses pas et le changement a donc un caractère d'irréversibilité.

Aux États-Unis, la vie n'est pas conçue comme étant statique; elle est au contraire considérée comme un processus de changement continuel. Rien n'est jamais définitif et le changement va de soi. Ce qui, en Europe, est considéré comme de l'inconséquence ou un manque de stabilité peut, aux États-Unis, être interprété comme une faculté d'adaptation ou de la force de caractère. On trouve fréquemment des gens qui se vantent du nombre de professions ou de fonctions qu'ils ont exercées dans différents domaines pour faire ressortir leur aptitude au changement et leur empressement à saisir la nouveauté. De même, dans les affaires, les hauts et les bas peuvent être enjolivés pour démontrer qu'on réagit bien au changement. Un homme, par exemple, peut ouvertement reconnaître le fait que, à une certaine époque, il a fait faillite s'il peut démontrer que, dans les années suivantes, il a de nouveau fait fortune.

Aux États-Unis, cette disposition à accepter et à encourager le changement se révèle dans beaucoup de façons d'agir en affaires. Des projets d'organisation, de construction, de développement sont entrepris avec enthousiasme; des structures érigées antérieurement sont liquidées sans regret et l'on respecte le besoin de rénovation périodique, dans la mesure où l'on craint la désuétude. On préfère acheter quelque chose de neuf plutôt que réparer de l'ancien, ce qu'illustre l'habitude de changer sa voiture dès la sortie d'un nouveau modèle, même si l'ancienne n'a qu'un ou deux ans. A l'échelon du 143 gouvernement, la vente des surplus de matériel de guerre témoigne de la même tendance.

Se lancer dans de nouvelles entreprises plutôt que de s'en tenir aux précédentes nécessite des techniques spéciales et les méthodes employées pour mettre sur pied une affaire peuvent être comparées à l'amorçage d'une pompe. Pour faire démarrer les choses, l'Américain ne reculera pas devant la dépense initiale en argent et en efforts, même si l'absence de réussite peut temporairement signifier la ruine financière. L'idée de base, qui sous-tend ces efforts initiaux, est d'accélérer la circulation et le renouvellement de l'argent et des marchandises. Une fois que la roue a commencé à tourner et que l'inertie a été vaincue, l'Américain s'attend à ce que tout continue à bien marcher. On a appelé capital à risque (venture capital) l'argent utilisé pour le démarrage d'entreprises; et l'on a beaucoup écrit que l'esprit des pionniers est en train de disparaître chez les hommes d'affaires parce que la législation et les impôts élevés ont refréné l'initiative.

L'organisation économique des marchés américains est tout à fait différente de celle qui règne habituellement en Europe; d'abord, les produits sont annoncés par de la publicité, de sorte que le public est préparé et attend de recevoir les produits qui vont sortir; on crée ainsi un marché en changeant la mode; et l'empressement du public à accepter ce changement est généralement suffisant pour que les produits se vendent bien. Des slogans publicitaires tels que «Changer de laxatif ne peut que vous faire du bien» misent sur la facilité avec laquelle le public accepte le changement. Assez fréquemment, cette attente est justifiée.

Le progrès social est, aux yeux des Américains, au moins aussi important que les changements matériels. Avant toute chose, on croit en la possibilité de changer les gens. Cette attitude a suscité un développement rapide des sciences humaines, de l'aide sociale et d'autres programmes consacrés à l'étude du fonctionnement social. Des titres de livres comme Comment réussir, Comment se faire des amis et influencer les gens [38] témoignent de cette confiance dans les techniques de manipulation sociale; par ailleurs, le goût de s'associer et la mobilité sociale sont des pratiques qui favorisent l'idée de changement social [170]. La mobilité sociale et l'acculturation sont des modes de comportement qui sont largement récompensés; 144 la réussite prouve l'adap-tabilité des gens qui font un effort de formation personnelle et incarnent ainsi l'american way of life: «de la misère à l'opulence».

C'est à cette conception du changement et de l'adaptation que le psychiatre doit sa popularité actuelle. Le fait que les hommes peuvent changer, qu'ils peuvent apprendre des techniques pour parvenir à ce but fascine la pensée américaine. Et une grande partie du comportement que l'on considérait autrefois comme inaltérable, déterminé par l'hérédité et par le tempérament, est devenu accessible au changement grâce à l'attitude dynamique des psychiatres américains. Pour beaucoup de gens malheureux ou malades, croire en la réadaptation et la rééducation ouvre des horizons nouveaux, mais, en même temps, la notion de changement suscite des problèmes insurmontables. Par exemple: selon une tradition américaine, les enfants doivent accentuer les différences qui existent entre eux et leurs parents plutôt que de chercher à les imiter. C'est pourquoi ils ont tendance à quitter précocement le foyer familial, à se moquer des traditions des adultes et à adopter des modèles opposés à ceux de leurs parents. Il en résulte que les jeunes se trouvent isolés de leurs familles à un moment où leur maturation n'est pas encore parvenue au stade où l'on peut accepter facilement de grandes responsabilités [127].

Le fait d'assumer des responsabilités très tôt prive le jeune adulte de l'ambiance décontractée nécessaire à un bon apprentissage social. Dès sa tendre enfance, le jeune Américain apprend à jouer des coudes, à se dépenser et à travailler au maximum de ses possibilités. On attend de lui qu'il explore de nouveaux domaines, qu'il saisisse toutes les chances et par conséquent qu'il abandonne le vieux pour du neuf. Dans cette atmosphère de changement constant, il devient extrêmement difficile de maîtriser les qualifications et les techniques, de s'informer et de clarifier la position du moi vis-à-vis du monde. Les problèmes et les troubles de la personnalité qui proviennent d'un développement aussi hâtif sont déversés dans le giron du psychiatre qui, au cours de ses activités professionnelles, se trouve constamment en contact avec des personnes qui sont dans des «états limites» (border line people} et qui ne savent pas où elles se situent.

Le citoyen américain juge le présent meilleur que le passé, et 145 il croit donc que le futur - quel qu'il soit - sera supérieur au présent. La partie inconnue de l'avenir provoque de l'anxiété. Bien que ce malaise puisse être dissipé par des efforts et de l'optimisme, la foi en l'avenir est vulnérable en période de dépression. Les cycles économiques semblent s'accompagner de cycles psychologiques. En période de prospérité, l'Américain croit en l'avenir et en la progression du genre humain; durant les périodes de dépression, il est ébranlé dans ses fondements et croit que la misère durera éternellement. Les deux attitudes, à leur tour, auront des répercussions dans la sphère de l'économie. Le fait de contracter des assurances et de souscrire des plans d'épargne et des projets de retraite montre que l'on croit en la possibilité de changements à venir. De même, dans un autre domaine, l'attention dont les enfants font l'objet dans les écoles, dans les organismes gouvernementaux et de la part de chaque citoyen, tout cela exprime un grand souci de l'avenir.

Presque tous les Américains, par exemple, se sentent responsables du bien-être de la génération suivante. La foi en l'avenir qui caractérise toutes les démarches de la vie américaine aboutit à une structure de la relation parents-enfants telle que les enfants passent d'abord, les parents ensuite.

Les Américains sont des techniciens; ils respectent donc la science et les procédés rationnels qui leur permettent de développer leur culture technique [32]. Un technicien s'intéresse en général au «Comment ?» car cette question s'applique à la maîtrise et au changement de l'environnement humain. Cette attitude est manifeste aux États-Unis dans le développement d'applications de la science, comme la médecine, les techniques qui touchent à la mécanique, à l'électricité et à la chimie. L'investigation de la nature pour elle-même fascine moins l'Américain que l'exploration de ce qui peut être changé dans la nature. C'est pourquoi la science appliquée passe avant la science fondamentale [95] et les arts; l'action est privilégiée par rapport à la pensée et au sentiment [109]. La notion de technicité est introduite dans les problèmes humains et l'Amérique possède l'étrange conviction que les problèmes sociaux peuvent être résolus par les progrès technique et culturel utilitaires. Des remarques sur de «nouveaux apports» dans la famille et dans le personnel révèlent la façon matérialiste de traiter l'action sociale et les relations interpersonnelles. Attendu que l'expérience 146 intérieure est un domaine où la manipulation et la technicité donnent moins de résultats que dans l'environnement, les Américains tentent d'extérioriser leur expérience intérieure. Ils extériorisent ou quantifient les événements intérieurs en les projetant sur des objets ou des événements extérieurs. L'Américain est préparé pour affronter les changements; il révère le gadget, la quantification, et l'action constitue son principal moyen, d'expression. La philosophie du béhavionsme a donc bien été une expression caractéristique de la culture américaine [171].

LA PSYCHIATRIE DANS LE SYSTÈME DE VALEURS AMÉRICAIN

Dans les pages qui précèdent, nous avons décrit succinctement quelques-unes des valeurs américaines dominantes. Examinons maintenant comment le psychiatre américain opère quand il est dans un tel système de valeurs; et comment il procède pour aider ses patients à s'adapter aux systèmes de communication courants.

Les méthodes de la psychothérapie ont d'abord vu le jour dans des cabinets privés de psychiatres et de psychanalystes qui traitaient des patients ambulatoires. C'est pourquoi les psychothérapeutes semblent être plus efficaces quand ils sont confrontés à des problèmes mineurs d'adaptation plutôt qu'aux psychoses graves. A propos de ces difficultés d'adaptation[NT 5], signalons que le thérapeute se préoccupe essentiellement de problèmes qui touchent à l'identité des patients. Le mot «identité» employé dans ce sens renvoie aux questions: «Qui suis-je ?», «Où est-ce que je me situe ?», «Quelle est ma fonction ?», «Comment puis-je faire face aux problèmes que me pose la vie quotidienne ?» En termes plus techniques, on pourrait dire que 147 les problèmes d'identité impliquent la clarification des rôles et la spécification des attitudes adéquates pour s'acquitter des responsabilités dans une situation sociale. Quels que soient les termes techniques qu'emploient les diverses écoles [31; 62] pour désigner ces processus, ils s'appliquent tous à clarifier les fonctions de l'individu vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des autres [123; 149; 159]. La définition de l'identité n'est donc pas indépendante de la matrice sociale au sein de laquelle une personne évolue. Au contraire, la façon dont quelqu'un établit ses relations avec les autres est habituellement définie par la culture dans laquelle vit cette personne. Les circonstances peuvent être favorables ou défavorables lorsqu'il s'agit de transmettre à un individu cette connaissance des pratiques sociales, des rôles et des techniques nécessaires pour traiter avec autrui; et c'est un contact continu avec d'autres personnes qui façonne graduellement la structure interne de la personnalité [53].

Examinons maintenant quelles valeurs spécifiquement américaines gouvernent la formation de ce que nous appelons la personnalité. Ce ne sont pas seulement des événements uniques et des facteurs purement idiosyncrasiques qui peuvent influer sur l'attitude d'un individu, mais aussi certains stéréotypes culturels. Les Américains, par exemple, voient dans la femme le gardien de la moralité pour les hommes, pour les femmes et pour les enfants. En principe, on considère que la femme est l'égale de l'homme à tous égards. Elle s'acquitte volontiers du rôle de mannequin qui exhibe les signes extérieurs de la réussite de l'homme. En contrepartie, la femme attend de l'homme qu'il réussisse, c'est-à-dire qu'il lui assure un revenu ayant un certain pouvoir d'achat: quant à lui, il montre volontiers ses capacités de gagner de quoi satisfaire les besoins de paraître de la femme.

Dans l'ensemble, la femme exerce sur l'homme un effet stabilisant; et elle le modère dans la hardiesse de ses entreprises. Lorsqu'ils sont en présence l'un de l'autre, l'homme et la femme agissent d'une manière plus conventionnelle: ils ont tendance à communiquer de façon plus formelle; chacun rappelle à l'autre ses obligations et leur interaction est conforme aux stéréotypes imposés par les principes de la moralité américaine. Les hommes entre eux et les femmes entre elles s'amusent en général mieux et se sentent plus libres qu'au sein de réunions mixtes. Et des propos sur la manière de mener une affaire, ou sur la façon de séduire un homme ou une femme fusent 148 plus librement dans un groupe exclusivement masculin ou exclusivement féminin.

Madariaga [109] a dit un jour que les Anglais étaient motivés par l'action, les Français par la réflexion et les Espagnols par la passion. Dans ce schéma, les Américains devraient être classés en tête des hommes d'action. L'Américain a conscience que son rôle et son statut dépendent essentiellement de ce qu'il fait pour gagner sa vie: un oisif est un homme sans identité. Selon son activité, son identité change. Et le visiteur européen est souvent éberlué quand il se sert de critères latins pour comprendre les Américains. En Europe, les pensées et les sentiments d'une personne comptent beaucoup; ici, en Amérique, ce sont ses actes. Là-bas, l'identité est stable et indépendante de l'action; ici, elle change avec l'activité.

Les questions d'identité occupent naturellement une place centrale dans la psychothérapie américaine. L'Américain, dans l'ensemble, est content de lui quand il peut se targuer de bonnes relations sociales, d'une bonne entente dans un groupe, et de son talent pour coopérer avec autrui. Les considérations sociales jouent par conséquent un grand rôle dans la thérapie individuelle. Mais c'est ici que les méthodes thérapeutiques commencent à différer de celles que l'on emploie en Europe. Il est bon de rappeler que la majorité des écoles psychothérapeutiques sont nées en Europe et que leurs pratiques et leurs théories ne peuvent pas être appliquées aux États-Unis sans certaines modifications. L'une des raisons est qu'en Europe dominent des systèmes très patriarcaux tandis qu'aux États-Unis règne un système fondé sur l'égalité ou même une structuration matriarcale de la famille. La plupart des modèles psychiatriques importés d'Europe étaient adaptés à l'organisation patriarcale de la famille; et, avant d'appliquer les théories développées en Europe, on doit se rappeler que, tandis que la famille européenne est organisée comme une pyramide, la famille américaine est plutôt une structure trapézoïdale. En outre, la façon dont les fonctions sont réparties entre les deux sexes en Europe est fréquemment estompée aux États-Unis. Les tâches sociales des deux sexes sont relativement interchangeables et la division du travail est moins tranchée dans la famille. Les parents ont beaucoup plus un rôle de contrôle et régulation réciproque et constituent une sorte d'autorité par la combinaison de leurs efforts. L'enfant, à son 149 tour, est libre d'adresser des remarques à l'un ou l'autre de ses parents. Il en découle que, plutôt que de s'identifier à une seule personne, il tend à s'identifier au climat vague et fluctuant de la famille qui est le résultat de l'interaction de tous ses membres. Aux États-Unis, l'identification ne se produit habituellement pas avec une seule personne mais, plutôt, avec tout un groupe et elle est toujours liée à l'action plutôt qu'à la pensée. Il est intéressant de noter que la théorie de l'identification de Freud repose sur la structure familiale européenne et que, dans ses applications aux conditions américaines, cette théorie a dû être traduite en des termes qui devaient s'adapter aux conditions sociales locales (voir chapitre VI).

En pratique, tout psychiatre adapte automatiquement les schémas théoriques abstraits aux valeurs qui régissent un problème social particulier.

Chaque fois qu'un patient s'adresse à un psychiatre, tôt ou tard il fait état de difficultés à accepter certaines des valeurs qui gouvernent la vie quotidienne.

Ce conflit avec des prémisses culturelles n'est naturellement pas énoncé dans ces termes, mais il sera probablement décrit avec des mots qui expriment le sentiment d'échec du patient [140; 143]. Dans les grandes lignes, les psychiatres font preuve de compréhension et de permissivité; au cours d'entretiens que nous avons eus avec plus de cinquante d'entre eux, qui avaient été formés à différentes écoles en des lieux divers, nous n'en avons trouvé que très peu (parmi ceux qui avaient une formation axée sur la physiologie) qui réprouvaient ou condamnaient ce que l'on pourrait appeler une violation de prémisses culturelles. Mais, qu'il condamne ou qu'il réprouve, aucun psychiatre ne pouvait s'abstenir de commentaires implicites ou explicites sur les prémisses culturelles rencontrées. Seules les attitudes envers ces prémisses varient selon les thérapeutes.

En règle générale, le thérapeute «permissif» n'exerce pas sur le patient de pression pour qu'il se transforme ou s'améliore. Il ferme les yeux sur les écarts du patient par rapport à la moralité puritaine; il admet son absence de réussite, tient pour acquise son inégalité et comprend son isolement social. La majorité des thérapeutes acceptent ainsi que le patient viole ou s'efforce de combattre les prémisses culturelles dominantes; seuls une minorité d'entre eux réprouvent et se posent ainsi en arbitres entre 150 le patient et la société. Le psychiatre «permissif», par ses actions, crée dans l'ensemble une expérience surprenante pour le patient. Ce dernier est habitué au fait que les gens de son entourage soient résolus à renforcer les tendances culturelles dominantes. Qu'il ait la permission d'aller à rencontre des valeurs culturelles dominantes ou de s'y opposer carrément lui donne confiance dans son thérapeute qui est alors identifié à un parent aimable et compréhensif. Cette autorisation d'évoluer provisoirement dans une direction différente de celle qui est prescrite par la culture permet au patient de redécouvrir l'utilité des prémisses sociales qui régissent sa vie, non pas comme quelque chose à quoi on le force, mais qui est désirable et attrayant. Pour ramener le patient dans le giron de la culture qu'il rejette, on lui permet de se libérer temporairement de la pression des autres et du groupe. La distance qu'il a objectivement prise par rapport aux prémisses de la culture, soit pendant son hospitalisation, soit au cours d'entretiens ambulatoires, engendre un désir latent de ce à quoi il s'oppose depuis longtemps. Finalement, le besoin d'appartenance devient si fort que le patient accepte les prémisses culturelles comme s'il les avait découvertes lui-même. Elles cessent alors d'exercer une pression. N'étant plus ressenties comme des éléments étrangers, elles deviennent partie intégrante de la structure de la personnalité du patient.

Cette attitude «permissive» du psychiatre vis-à-vis de son patient en traitement peut donner lieu à des interprétations erronées si cette méthode - c'est-à-dire la permissivité temporaire - est considérée à tort comme le but définitif. La confusion entre méthode de traitement temporaire et but final a donné lieu à un certain nombre de malentendus. Pour ceux qui ne sont pas familiers avec les méthodes des psychiatres, il suffit de dire que le thérapeute agit dans une large mesure à la façon d'un parent bienveillant qui permet à ses enfants de commettre des fautes mineures, de faire des frasques, et de violer le code moral de la jeunesse; cela afin qu'ils apprennent et comprennent la signification et l'utilité de ce que prônent les adultes. Si les enfants et les malades ne s'adonnaient pas à de tels errements, ils n'arriveraient pas à distinguer entre le comportement socialement acceptable et celui qui ne l'est pas. S'il faut savoir tester la réalité pour gérer le présent, la capacité potentielle de tester la réalité est le critère de la maturité. 151

Par rapport au thérapeute «permissif», le thérapeute «autoritaire» procède tout à fait autrement. Jugeant qu'il représente lui aussi la société, il remplit essentiellement une fonction de rééducation et d'endoctrinement. Tant que le patient progresse, - c'est-à-dire s'il se conforme progressivement mieux aux exigences du psychiatre, et par conséquent à ce qui est acceptable et normal -, celui-ci reste tolérant. Mais, si le patient ose s'orienter dans une direction opposée à celle qui est considérée comme normale, le psychiatre a recours à des sanctions. Il peut aller jusqu'à exercer certaines pressions: retrait de permissions de sortie pendant le week-end pour un patient hospitalisé, ou bien transfert dans un service plus étroitement surveillé. Le psychiatre qui traite des patients ambulatoires exerce une pression similaire en donnant ou en retirant son approbation personnelle, approbation à laquelle le patient aspire ardemment.

En d'autres termes, le psychiatre autoritaire reste permissif et tolérant tant que le patient accepte ses idées et ajuste sa conduite en conséquence. Ce psychiatre autoritaire porte un intérêt moindre à la solution des conflits; il tend plutôt à manipuler la situation de manière que le patient accepte les notions dominantes de la normalité. Tant que la conduite apparente est normale, on considère que le patient est bien «ajusté» et l'on pense que le conflit intérieur est du domaine de sa responsabilité privée.

Le terme américain adjustment est unique, puisqu'il est intraduisible dans les autres langues[NT 6]. «S'ajuster» signifie accepter les valeurs existantes et accepter ce qui est considéré comme réalité inaltérable. «S'ajuster», par conséquent, signifie s'intégrer dans le groupe sans présenter de signes de déviation. L'«ajustement» correspond à un état de santé mentale, une condition qui devient synonyme de la conception américaine de la vie: lutter pour un avenir meilleur sur tous les plans (moralité, égalité, socialité et réussite). Le concept américain de réajustement est donc un compromis entre les pratiques de rééducation autoritaires et celles de réhabilitation «permissives». On utilise la permissivité pour faciliter l'expérimentation de la réalité, tandis que les attitudes autoritaires ont pour but de fournir au patient un modèle de comportement qui peut être imité. 152

En appliquant la conception de l'ajustement, la psychologie, la psychiatrie et la psychanalyse américaines ont développé une «ego-psychologie» (psychologie du moi) très cohérente [8; 53]. Les actions d'un individu ont toujours un impact sur l'environnement et un effet sur d'autres gens; et, dès que la théorie et la réadaptation s'appliquent à l'action, il faut bien également qu'elles tiennent compte, d'une façon ou d'une autre, des conceptions sociales de la normalité et des règles gouvernant les situations sociales.

On peut trouver la contrepartie européenne de l'«ego-psychologie» dans la psychologie du «Surmoi» et du «Ça» qui prend surtout en compte les événements intrapersonnels. En Europe, on considère que les processus intrapersonnels présentent de l'intérêt uniquement pour celui qui les vit et l'on minimise les répercussions de l'expérience intérieure sur l'environnement. Dans la mesure où le psychiatre européen agit seulement en son propre nom et s'occupe avant tout de questions qui sont en quelque sorte uniques, il est individualiste et autoritaire.

Le thérapeute américain n'agit pas seulement en son nom propre mais également en tant que représentant d'une société qui souhaite ramener le patient dans le giron de la communauté. En cette qualité, il est plus permissif que ses collègues européens, mais exerce dans les faits une plus grande autorité. On pourrait définir la différence entre les thérapeutes américain et européen ainsi: l'Américain tend à l'autorité tandis que son collègue européen tend à l'autoritarisme.

L'«autorité fonctionnelle» émane d'une société d'égaux et la permissivité découle de la prémisse américaine du «changement». Le public américain, qui a été habitué à accepter et à croire les hauts faits des techniques de manipulation sociale et de la manipulation de l'environnement, espère que ceux qui subissent des maux pathologiques peuvent en être libérés. Les prémisses du changement et de la réussite ainsi que la croyance en des possibilités illimitées favorisent les techniques de manipulation sociale. Pendant la guerre, par exemple, des mesures ont été prises pour choisir des hommes à toutes sortes de fins, et ces démarches ont été couronnées de succès. A l'opposé de l'Européen, qui croit au caractère naturel du développement et de l'évolution, le responsable américain éprouve la nécessité de trier des hommes à des fins très variées et il est fier de 153 pouvoir le faire. Des pilotes [144], des étudiants en médecine, des politiciens, des responsables de l'administration sont souvent cooptés par ceux qui sont déjà en fonction et qui croient que la réussite d'un homme à quarante ans est prédéterminée à l'âge de vingt ans. Aux États-Unis, toutefois, le déterminisme ne s'applique qu'à la réussite. Si quelqu'un est un raté à l'âge de vingt ans, on peut encore espérer qu'il réussira à quarante ans. Cette incohérence apparente dans les attitudes déterministes résulte en fait des prémisses de réussite et d'égalité. Les Américains croient que n'importe qui peut réussir si on lui donne sa chance. Sélectionner de jeunes hommes, donc, signifie seulement leur procurer des occasions, et l'on préfère ceux qui ont montré qu'ils savaient saisir les occasions. Ceux qui n'ont pas réussi à s'adapter dans la vie sont censés avoir manqué d'opportunités, et, dans ces cas, la psychiatrie doit compenser ces circonstances défavorables.

Aux États-Unis, la foi dans les possibilités de l'individu est inébranlable: seul un environnement défavorable peut arrêter l'évolution des êtres humains. Pour pallier les difficultés sociales, pense l'Américain, il suffit de perfectionner la civilisation dans ses aspects matériels (material culture), d'élever le niveau de vie, et de donner leur chance aux gens. Mais ces attitudes optimistes ne tiennent pas compte des différences qui existent entre les individus. Une fois qu'ils ont satisfait leurs besoins élémentaires de se nourrir, de se loger et de se vêtir, les sujets peuvent se répartir en plusieurs groupes: certains réagissent effectivement aux facteurs exogènes mais, par exemple, à côté du patient schizophrène qui s'isole, nous savons qu'il existe d'autres personnes qui peuvent aussi mener une vie retirée. Mais, que l'on mette l'accent sur la culture matérielle (material culture) ou non, l'optimisme remplit une fonction sociale. C'est en raison de cet optimisme que les psychiatres américains sont beaucoup plus actifs dans le domaine de la santé mentale et c'est dans la pratique que l'on parvient à mieux comprendre. En revanche, les psychiatres d'Europe continentale qui sont paralysés par leur scepticisme peuvent être comparés à des botanistes ou à des naturalistes: ils étudient réellement la psychopathologie, mais ils n'essaient pas d'agir sur les conditions qui provoquent la maladie mentale.

Les racines puritaines de la moralité américaine - qui, en 154 rejetant la satisfaction des instincts, favorisent les formations réactionnelles - peuvent être rapprochées de la rudesse proverbiale des Américains en affaires ainsi que de leur inhibition en matière d'expression artistique. La mentalité des pionniers, avec ses prémisses (opportunisme, affirmation de soi, et risques à prendre pour réussir), forme des personnalités qui sont fascinées par l'action [7; 49; 69]. La combinaison du puritanisme avec la psychologie des pionniers semble avoir produit des hommes qui sont peu sensibles aux plaisirs sensoriels et esthétiques et qui préfèrent le travail et l'action à la méditation. Est alors malade celui qui médite, qui ne cède pas à ses instincts et qui éprouve des difficultés à agir; ou bien, à l'inverse, celui qui n'a pas d'imagination se lance dans des plaisirs impulsifs et n'envisage que des buts à court terme. Dans les deux cas, l'«ajustement» s'effondre parce que les conditions minimales de la réussite d'un apprentissage social ne sont pas réunies.

La matrice culturelle qui désigne un individu comme déviant détermine également les méthodes de traitement destinées à ramener ce patient dans le giron de la société. Par exemple, comme nous l'avons mentionné précédemment, les Américains croient que la réussite est une question d'opportunités. Un texte bien connu sur la thérapie des enfants énonce le même principe de la façon suivante: «On aide le patient à s'aider lui-même» [6]. Le psychiatre américain est ainsi considéré comme un agent qui remettra le patient en état et le rendra capable de s'aider lui-même. Cette définition de la fonction du psychiatre est véhémentement contestée par les Européens; ceux-ci pensent que la tâche du thérapeute est de faire en sorte que le patient comprenne ses conflits intérieurs.

Étant donné que le but de la réadaptation est de permettre au patient de vivre en bonne intelligence avec son environnement, des difficultés peuvent survenir quand les méthodes de réadaptation paraissent être en contradiction avec les principes culturels dominants. Le patient américain, par exemple, éprouve de la difficulté à associer librement. Sa vie quotidienne le prépare mal à comprendre la signification de tout ce qui se dit dans une séance de thérapie. Très souvent, en effet, le thérapeute doit d'abord aider le patient à vaincre ses sentiments de culpabilité et de honte, quand ce dernier rapporte des faits du passé et verbalise des sentiments et des pensées en présence de son 155 médecin. Étant habitué à exprimer sentiments et pensées sous forme d'activités plutôt que sous forme de mots, le patient trouve que les méthodes du psychiatre sont quelque peu étranges. Cette tendance influence les méthodes thérapeutiques et le terme technique acting out renvoie au fait que les patients révèlent fréquemment leurs conflits au psychiatre en les re-jouant dans la vie courante. Au lieu d'exprimer son sentiment d'être rejeté, par exemple, un patient peut entamer des relations avec des gens qui, après avoir été assez aimables pour se conformer à ses désirs, voudront le rejeter. Ce n'est qu'après des douzaines d'aventures de cette sorte qu'il vient à l'esprit du patient que c'est lui-même qui prépare la situation pour une telle scène d'humiliation.

L'acting out est donc un bel exemple de comportement qui est le résultat d'une mauvaise interprétation de la part du patient qui se conforme trop aux prémisses culturelles. Dès que le patient consent à méditer sur ses conflits, et à les exprimer au cours de sa thérapie sous forme verbalisée, il est près d'abandonner certaines de ses tendances manipulatrices. Bien que, en surface, le patient semble s'être écarté des prémisses culturelles en parlant de sentiments et de pensées, en réalité, il est finalement en train de s'ajuster à son environnement. Citons un autre exemple qui concerne la prémisse de la réussite et illustre l'effet bénéfique qu'il y a à abandonner une interprétation par trop rigide des valeurs culturelles. L'envie d'explorer des possibilités apparemment sans limite et de rechercher le succès incite de nombreux patients à faire des efforts bien au-delà de leurs moyens économiques ou psychologiques. Peu de gens parviennent à s'adapter lorsqu'ils éprouvent des sentiments d'infériorité et ceux qui, finalement, n'ont pas tout à fait réussi et n'ont pas été constamment à la hauteur sont aigris [98]. Chez un grand nombre de patients américains, nous constatons que des idéaux élevés, en rapport d'une façon ou d'une autre avec la réussite, les empêchent d'accepter la réalité. Le malade est, pour ainsi dire, constamment en train de courir, il n'a jamais le temps d'apprendre quoi que ce soit réellement bien, d'assimiler une expérience vécue ou de laisser les choses se faire: il doit bousculer les autres et se dépêcher, tellement il est animé par son idéal, en quête de plus de réussite. Et ce sont finalement ces efforts qui seront responsables de ses échecs. Le psychiatre a l'habitude de voir des patients dont 156 l'absence de succès est devenue une source de frustration importante; s'il réussit à leur faire comprendre que leurs fantasmes de réussite les empêchent de réussir effectivement, alors il est probable qu'ils seront capables d'«ajustement».

Après avoir cité ces brefs exemples qui montrent l'influence des prémisses culturelles sur l'interaction entre patient et psychiatre, nous pouvons maintenant reformuler notre conception fondamentale du processus thérapeutique. Le malade est, par définition, en conflit avec certaines des prémisses culturelles dominantes dans son environnement immédiat. La thérapie fournit d'abord et avant tout une occasion au patient d'exprimer ce conflit; ensuite, la thérapie lui procure une personne, le thérapeute, qui peut comprendre ses difficultés; enfin, les idées du patient peuvent être modifiées grâce à l'interaction avec le thérapeute; les convictions du patient et ses idées sur les prémisses culturelles peuvent éventuellement changer.

L'aptitude du thérapeute à comprendre et à rectifier dépend évidemment de sa façon de saisir les prémisses culturelles qui forment la matrice de ses activités thérapeutiques [59]. S'il éprouve lui-même le besoin de se conformer d'une façon rigide à ces prémisses, il sera incapable d'aider le patient parce que alors il agira comme le sujet que nous avons décrit précédemment comme un «psychiatre autoritaire». Mais, s'il est conscient des prémisses culturelles au sein desquelles il opère et s'il n'a pas besoin de s'y conformer rigidement, il sera capable de tolérer d'une façon permissive les déviations du patient. Ce patient, qui évolue temporairement en s'opposant aux prémisses culturelles dominantes, aura la possibilité de devenir plus souple dans la dimension «conformisme-non-conformisme»; et c'est là que se trouvent les fondements d'un meilleur «ajustement».

Dans ce chapitre, nous avons présenté au lecteur une approche concrète et psychologique de la culture américaine. Nous espérons que son contenu explicite et implicite comporte quelques-unes des règles qui aident à comprendre et interpréter les messages au sein du système de communication américain. Dans le prochain chapitre, nous tenterons d'exprimer la même chose en termes plus abstraits. Le langage de la philosophie scientifique sera combiné avec des notions que le psychiatre emploie pour comprendre les processus d'intégration à la fois de l'individu et du groupe aux Etats-Unis.




[NT 1] YMCA: Young Men Christian Association [Association chrétienne de la jeunesse] [NdT].
[NT 2] Jour d'actions de grâces, le dernier jeudi de novembre [NdT].
[NT 3] Jour de l'Indépendance, le 4 juillet 1776 [NdT].
[NT 4] Jour des morts au champ d'honneur, le dernier lundi de mai [NdT].
[NT 5] Le terme employé ici est adjustment que les auteurs, p. 151, disent intraduisible. Mais, dans la plupart des cas, il est possible de le traduire par «adaptation». Les auteurs y attachent éventuellement des connotations stipulatives. En l'état actuel des choses, il est métacommunicatif en ce sens qu'il indique l'épistémologie batesonienne. En termes de psychologie classique, l'ajustement est le résultat des essais et des erreurs [NdT].
[NT 6] C'est ce qu'écrivent les auteurs, mais ce n'est pas exact. Cf. Nouveau Petit Larousse. Le sens employé par Ruesch et Bateson est cependant superlatif [NdT].