Gregory Bateson & Jurgen Ruesch
Communication & Société
PRÉC. SOMM SUIV.

P A R T I E   V – Perspectives américaines
Jurgen Ruesch


S O M M A I R E


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V - Perspectives américaines
– Approche intégrative –
Jurgen Ruesch

Lorsqu'il parcourt les rues d'une cité étrangère, le voyageur est sensible à certaines impressions qu'il reçoit de l'atmosphère ambiante. Il peut ne parler à personne en particulier, ne s'intéresser ni à la beauté des magasins, ni à l'efficacité du système de transports, ni à la qualité des restaurants; mais, en restant simplement assis, en marchant ou en regardant les bâtiments et en observant les gens dans les rues avec un certain détachement, il commence à comprendre. Au bout d'un moment, il peut converser avec les vendeurs dans les magasins, avec les employés de son hôtel ou de sa pension, ou bien avec les gens qu'il rencontre par hasard. S'il poursuit son étude, il peut recueillir des informations de nature plus concrète, entreprendre des lectures sur le pays qu'il visite, consulter des guides touristiques ou des livres d'histoire jusqu'à ce qu'il commence à saisir tout ce qui l'entoure.

Nous avons tenté de conceptualiser cette sorte de compréhension. Les symboles spécifiques utilisés pour exprimer ces observations sont évidemment de nature abstraite. Ils ne concernent pas, par exemple, l'arôme du café servi à l'endroit où il prend son petit déjeuner; ils n'ont pas trait non plus exclusivement à la beauté des femmes, ni à la pureté du style des cathédrales. Par contre, les événements perçus dans des environnements étrangers sont analysés par l'observateur humain et ordonnés afin qu'il puisse comparer les impressions les plus diverses. 158

PERSPECTIVES SPATIALES

Habituellement, ce sont les perspectives spatiales qui sollicitent d'abord le touriste, consciemment ou inconsciemment. Quand un voyageur arrive dans un pays étranger par air, par mer, par chemin de fer ou par route, des paysages et des bâtiments attirent involontairement son attention. Bientôt, son regard suivra les lignes des édifices, des arbres, des montagnes et des vallées. Après quelques promenades, le voyageur sera parvenu à comprendre intuitivement comment les gens du pays conçoivent l'espace. Les villes américaines, avec leurs rues relativement étroites et leurs gratte-ciel élevés, révèlent incontestablement que leurs architectes ont conçu des plans qui s'orientaient vers la verticalité.

A mesure que le voyageur se familiarise avec les gens du pays, il découvrira que les bâtiments et les tours ne sont pas les seuls éléments montrant qu'on souligne la hauteur. La population américaine admire aussi les personnes de grande taille; les légendes de Paul Bunyan ont illustré ce fait. Après avoir décidé que la dimension verticale domine les plans des villes de l'Est, le voyageur devient tout à fait perplexe quand il va vers l'Ouest. Il rencontre alors de grands espaces dégagés et des maisons rustiques dont les dimensions privilégient la perspective horizontale. Ayant réfléchi un peu à ces contradictions apparentes, il arrive à la conclusion que les Américains ont un besoin d'expansion verticale ou horizontale et que cette expansion s'orientera dans l'une des deux directions ou dans les deux, selon l'espace disponible. Aux États-Unis, tout est grand.

A côté des majestueuses œuvres de la nature, les objets que l'homme fabrique pour son usage quotidien ont aussi de grandes dimensions. Les voitures, les réfrigérateurs, les radios, les bureaux et autres objets sont souvent gigantesques. Mais, quand on examine l'utilisation de l'espace dans les maisons d'habitation, les bureaux des immeubles et des organismes publics, on se trouve soudain en présence de la parcimonie et de l'utilisation économique de l'espace. L'Européen trouve qu'il manque des 159 dégagements largement ouverts devant les immeubles ainsi que des squares dans le centre des villes et il est frappé par l'exiguïté des pièces dans les maisons particulières ainsi que par l'absence de halls d'entrée. Ce conflit apparent entre une tendance à l'immensité et le principe d'économie, est l'un des traits déconcertants de la vie américaine.

Le voyageur, parti de l'orientation initiale des coordonnées verticales et horizontales, et ayant compris le compromis dans l'organisation de l'espace, est frappé par l'absence d'une perspective en profondeur. Dans le paysage, l'Européen a l'impression que le contraste entre le premier plan et l'arrière-plan manque, et il est étonné par la soudaineté des transitions. Si, de la rue, on entre dans une maison, souvent il n'y a qu'une porte pour séparer le trottoir du living-room et, dans beaucoup de locaux commerciaux du centre ville, on est frappé par l'absence de hall d'entrée spacieux. La façade des immeubles modernes n'est habituellement pas structurée en profondeur; au contraire, les façades sont plates et les maisons donnent directement sur la rue. Soudain, le voyageur réalise que le comportement des gens présente aussi ce caractère abrupt et cette absence de transition. Un homme peut changer de travail ou partir dans un autre pays sans crier gare; au dîner, il peut aussi, sans prévenir, se lever de table après une longue conversation en prononçant seulement deux mots: «Excusez-moi !»

Si le voyageur réfléchit aux questions de perspective, il observe un fait étrange: en dépit du grand nombre de restaurants où l'on sert des mets excellents, fort peu (si tant est qu'il en existe) offrent à leurs clients une vue sur le paysage. Lorsqu'il a la chance de trouver des panoramas, ce sont généralement des étendues dégagées mais qui sont rarement cadrées avec un premier plan, un arrière-plan ou des lignes latérales. Les belles vues qu'il peut admirer ne sont accessibles qu'à partir d'emplacements élevés auxquels il faut accéder à pied, au terme d'une longue escalade, ou par un escalier roulant ou un ascenseur. Mais ce genre de vues font rarement partie du cadre quotidien, dans un living-room ou une salle à manger par exemple. Au contraire, les bâtiments sont fréquemment disposés de telle façon Rue les habitants se trouvent devant des espaces clos. Aux Etats-Unis, comme la nature est souvent hostile, il semble que les vues représentent une menace; seuls les environnements immédiats 160 créés par l'homme semblent rassurants et amicaux. C'est ainsi que les maisons américaines disposent de patios, de pelouses et de terrasses plutôt que de belles vues. Cette tendance contraste avec la situation que l'on rencontre en Europe où, à travers les siècles, le sol a été travaillé et retravaillé jusqu'à ce que le paysage que l'on peut apercevoir par la fenêtre offre une nature à l'aspect amical, aménagée par l'homme.

PERSPECTIVES TEMPORELLES

Si l'on observe de plus près le monde américain et ses habitants, il devient évident que le pays est tout entier tourné vers le futur. Avant tout il y a l'avenir, et cet avenir sera meilleur que le présent, c'est pourquoi on l'attend avec avidité, et les gens sont préoccupés par une infinité de projets urgents. Les attitudes envers le passé, le présent et l'avenir semblent être liées à la capacité américaine de manipuler, construire et changer.

Le passé est sans intérêt parce que personne n'y peut plus rien; le présent comporte plus de promesses, toutefois les sillons sont assez bien tracés; l'avenir est la seule perspective qui permette aux tendances manipulatrices de s'exprimer librement. Les Américains n'éprouvent aucune obligation de se conformer aux exigences du passé et de l'hiotoire. Ils préservent leur liberté d'action parce que eux-mêmes, les membres de la génération actuelle, ne se sentent d'aucune façon liés aux traditions ni aux obligations transmises de génération en génération. Sans aucun doute, cette discontinuité de la perspective historique et familiale exprime en partie la rupture intervenue lorsque les émigrants ont laissé derrière eux leur pays d'origine et leur passé. Pour eux, se concentrer sur le présent et sur l'avenir était une question de survie.

L'expression «Le temps, c'est de l'argent» illustre bien l'attitude des Américains envers le présent. Le présent doit être organisé, et l'oisiveté n'est pas seulement du gaspillage, mais elle présente également un danger: la pensée pourrait dériver et la méditation conduit à un rétablissement des liens avec le passé -ce qui détournerait les énergies de la tâche à venir. 161

Envisager l'avenir avec optimisme est un trait typique de la conception américaine de l'existence. La conviction que chacun peut bâtir son avenir, que l'on peut créer des conditions objectives permettant à la population de vivre en bonne santé, a en quelque sorte influencé les opinions du patient et celles du psychiatre quant aux possibilités de la thérapie. Cette attitude contraste vivement avec la tradition européenne qui, elle, accepte l'immuabilité des choses: l'on ne peut changer ce qui nous vient du passé et de l'histoire. En psychiatrie, cette position s'est appuyée sur les données de la génétique, du tempérament, ou, plus récemment, de l'analyse existentielle [173].

«GESTALTEN»

Le terme Gestalt[NT 1] s'applique aux visions que les gens ont des choses, aux idées qu'ils se font les uns sur les autres; il inclut les dimensions et les détails organisationnels de ce genre de perceptions ainsi que la prise de conscience du contraste entre ce que l'on observe et son contexte. Bien que Gestalt soit un concept qui dénote l'organisation des impressions dans la perception et les agencements de l'information enregistrée par l'observateur, on retrouve l'influence de cette Gestalt dans les formes que les hommes donnent aux objets qu'ils fabriquent, ainsi que dans la nature des relations humaines.

Lorsque certains traits perçus sont accentués ou minimisés du fait de l'agencement spatial de l'observation, une distorsion du même genre influencera probablement à son tour les actions ultérieures. Par conséquent, quand l'anthropologue étudie une culture, il peut s'attendre à rencontrer des effets de phénomènes perceptifs de ce genre, multipliés plusieurs centaines de fois. Ils se manifestent aussi bien dans les aspects matériels de la culture que dans les relations sociales au sein d'un groupe donné. 162

Examinons d'abord les dimensions des Gestalten que l'on rencontre aux États-Unis. L'un des traits qui frappe l'Européen ici, c'est que les gens en général manquent d'imagination et que les scientifiques adorent mesurer: il leur faut donc isoler de petits éléments d'information dans le champ de perception, de sorte que cette information soit prête à être manipulée. Il est caractéristique que les Américains tendent à isoler des Gestalten assez petites dans leurs travaux quotidiens; et les pratiques bureaucratiques - qui mettent l'accent sur des détails administratifs - vont dans ce sens. A l'opposé de ces préoccupations concrètes, les Américains pensent en termes de grandes Gestalten lorsqu'il s'agit de l'avenir. Les changements et les projets impliquent toujours des Gestalten de grande ampleur. Ce qui existe est fractionné en petits morceaux, mais ce qui n'existe pas encore est envisagé d'une façon libérale et dans des dimensions gigantesques. Quand un Américain se sent frustré, acculé ou mal à l'aise, son discours ou son intérêt tendent à se porter sur de petits détails.

Si l'on considère ensuite comment sont organisées les Gestalten, petites ou grandes, nous constatons, s'il s'agit d'objets pratiques ayant une utilisation fonctionnelle, une organisation de systèmes d'objets élaborée en grand détail et avec autant de soin que le tableau d'ensemble. Des éléments de mécanismes, par exemple, sont mis au point dans les plus petits détails. En revanche, ce qui est purement décoratif et n'a qu'une valeur esthétique se trouve négligé. De la même façon, on se préoccupe beaucoup plus des aspects quantifiables que des aspects qualitatifs. La pensée philosophique ou l'expression du sentiment artistique sont moins valorisées que la gestion administrative ou l'ingénierie. En sciences, on néglige les problèmes fondamentaux pour se tourner vers les champs d'application [35].

Le niveau de complexité varie avec le secteur d'activité. L'Européen reproche traditionnellement à l'Américain d'être superficiel et de manquer d'élaboration mais il ne faut pas oublier qu'aux États-Unis on simplifie au maximum jusqu'à ce que l'action devienne possible. Les Gestalten de la pensée américaine sont toujours subordonnées à l'action. En Europe, la complexité en termes de pensée ou de sentiments peut exister sans être jamais soumise à l'épreuve de la réalité [109].

L'Américain adore les changements extérieurs et les contrastes. 163 Lorsque des marchandises sont exposées en vitrine, l'on utilise des effets de contraste pour attirer l'oeil. Chaque année, l'industrie automobile produit de nouveaux modèles qui, dans l'ensemble, n'apportent que peu de changement dans la conception de base à l'exception d'un «lifting» superficiel. Les choses ou les personnes se différencient par leur présentation plutôt que par leur structure ou leur nature même. Le même contraste qui existe dans le domaine de la forme et de la couleur se retrouve dans le domaine temporel. Un changement soudain d'activité, l'abandon d'un lieu de résidence, l'accélération ou le ralentissement d'un taux de production sont tous des événements qui véhiculent des contradictions. Transitions abruptes, accélérations ou décélérations soudaines doivent donc être envisagées comme des contrastes figure-fond dans les coordonnées temporelles.

PROCESSUS

Le terme «processus» désigne la comparaison qu'un observateur fait entre ce qui est avant et ce qui est après un certain laps de temps. Le concept de processus implique des changements qui se situent sur une coordonnée temporelle; et un scientifique qui observe et mesure certains événements est capable de relier ses découvertes à des moments différents en recourant à une théorie de la causalité ou à une théorie de la relation. Par conséquent, pour comprendre le changement, il faut que le scientifique soit, à n'importe quel moment donné, prêt à fixer les données qu'il trouve, en supposant naturellement qu'aucun autre changement ne se produise pendant la durée de la période d'observation.

Cette façon de figer statiquement des données apporte de l'information sur la structure des événements (c'est-à-dire l'arrangement et l'interconnexion de différentes particularités) grâce aux coordonnées spatiales et en omettant les coordonnées temporelles. On compare ces observations à divers intervalles et l'on réintroduit ensuite les coordonnées temporelles. Mais il ne faut pas oublier que l'être humain n'est à aucun moment capable de parvenir à la même complexité et à la même précision à la fois 164 dans l'analyse spatiale et dans l'analyse temporelle. S'il insiste sur la structure, c'est aux dépens du processus, et, s'il insiste sur le processus, ce sera au détriment de certaines configurations spatiales.

En ce qui concerne les relations sociales, le chercheur ne peut disposer d'aucun instrument particulier qui lui permettrait soit de fixer ses données, soit d'enregistrer des changements si les intervalles de temps sont très petits ou très grands par rapport à l'échelle de temps de l'observateur. Les instruments utilisés sont essentiellement l'œil nu et la simple oreille de l'observateur; ses impressions personnelles lui fournissent ses données. L'univers scientifique est donc limité essentiellement par la nature de l'instrument humain qui enregistre. Comme l'organisme humain n'est pas un bon instrument pour enregistrer le temps, durant leur enfance les sciences humaines se mirent à explorer les connexions spatiales ou hiérarchiques des événements plutôt que leurs connexions temporelles. Ce n'est que récemment que les processus sociaux ont attiré l'attention des anthropologues, des psychologues, des sociologues et des psychiatres.

Les sciences humaines diffèrent des sciences physiques essentiellement parce que ces dernières utilisent des instruments d'enregistrement qui fixent les données. Deux étapes distinctes sont par conséquent évidentes: d'abord mesurer, ensuite évaluer. Dans les sciences humaines, l'observation et l'évaluation se font au cours de la même démarche et sans l'aide d'instruments. Des distorsions peuvent se produire parce que le sociologue est obligé d'agir simultanément comme un instrument qui enregistre et comme un chercheur qui évalue. C'est pourquoi son observation des processus sociaux, orientée de façon duelle, est nécessairement subjective. L'être humain est capable d'enregistrer des changements s'ils se produisent en quelques secondes ou en quelques semaines. Mais dès que l'intervalle de temps devient trop petit (par exemple une fraction de seconde) ou trop grand (par exemple une décennie), l'instrument humain n'est plus capable d'enregistrer ce changement. Chaque fois que nous parlons de processus sociaux, nous devons garder à l'esprit ces limitations; mais, si nous connaissons ces insuffisances, la compréhension des processus sociaux ou interpersonnels peut se révéler utile, non seulement en psychothérapie, mais aussi pour préparer les conditions d'une vie plus saine. 165

Chacun de nous est conscient que des changements sociaux se produisent. Mais, lorsqu'il s'agit d'enregistrer et de conceptualiser ces événements, surgissent des difficultés inhérentes aux méthodes employées. Afin de comprendre le changement lorsqu'il s'applique au comportement des êtres humains, il nous faut introduire le concept de vitesse et celui d'accélération. Ces termes sont empruntés à la physique, ce qui se justifie parce que l'être humain marche, parle et écrit à une certaine vitesse. Si on les compare avec une action physique, on peut dire que les actes mentaux possèdent des caractéristiques temporelles. La rapidité avec laquelle un orateur arrive à convaincre son auditoire ou celle avec laquelle un garçon fait la conquête d'une fille peuvent être observées directement et constituer des vecteurs quantifiés dans la sphère des relations interpersonnelles. Enfin, last but not least, la rapidité avec laquelle une rumeur se propage, une panique se répand, ou une réforme sociale est mise sur pied, tout cela peut être conçu comme des vitesses de processus sociaux. Les lois du mouvement de Newton définissent la vitesse comme proportionnelle au changement de position; c'est un vecteur quantifiable et qui a par conséquent une grandeur et une direction. On appelle accélération et décélération le changement [rate of change] de cette vitesse. Ce sont des concepts extrêmement utiles en physique et rien ne s'oppose à ce que nous les utilisions pour appréhender des phénomènes intrapersonnels ou interpersonnels. Mais la mesure des processus sociaux nécessite des techniques différentes de celles pratiquées en physique.

Si nous recourons à ces notions de processus pour comprendre les événements contemporains, nous trouvons que les Américains agissent rapidement. Les décisions sont prises facilement, des organisations sont créées et dissoutes sans hésitation, des réglementations administratives sont mises au rancart ou amendées en un tournemain. La production industrielle sort vite et l'industrie est capable de se transformer et d'effectuer des conversions si l'on a besoin de nouveaux modèles.

Alors que l'on peut dire que les vitesses des comportements manifestes aux États-Unis sont plutôt rapides, les processus de la pensée témoignent probablement de plus de lenteur. Nous pénétrons là évidemment sur un terrain délicat parce que nous sommes incapables de mesurer directement la pensée: inférer est tout ce qu'il nous est possible. Cependant, nous pouvons faire 166 une autre observation - nettement justifiée à propos des États-Unis. L'accélération et la décélération des processus comportementaux sont considérables. Des relations humaines s'instaurent rapidement et se dissolvent aisément. Des entreprises industrielles apparaissent là où il n'y avait rien et prolifèrent comme des champignons et, si elles ne rapportent pas suffisamment, elles sont rapidement abandonnées. Des gens qui participent à une réception s'appellent immédiatement par leurs prénoms; et, malgré cette familiarité, ils peuvent cependant se séparer quelques moments plus tard sans même se dire au revoir. Ce comportement (passage abrupt de la familiarité à un complet détachement) montre qu'on ne se soucie pas de la transition. Pour l'Européen, la découverte de cette brusquerie sociale lui cause un choc comparable à celui que l'on éprouve quand un véhicule en mouvement s'arrête soudainement pour une raison d'urgence.

Là encore, le manque de transition et la brusquerie de l'accélération et de la décélération des processus sociaux sont accentués par la fréquence du changement d'objectifs de ces processus. Par exemple, on peut totalement ignorer quelqu'un jusqu'au moment où l'on découvre en lui un acheteur potentiel; après quoi, on lui témoignera courtoisie et amabilité; dès que le contrat aura été signé, il redeviendra immédiatement un complet étranger. Des objectifs immédiats sont définis sans rigidité et peuvent changer rapidement en fonction de l'opportunité. L'observateur étranger en retire une impression superficielle d'inconséquence et de discontinuité; c'est ainsi qu'il exprime son étonnement quand il participe à des événements dont le déroulement est soit plus rapide, soit plus lent que ceux auxquels il est habitué. L'Américain tend à quantifier; le savant se sert de mesures et, dans la vie courante, les gens ont tendance à aligner des chiffres ou à en présenter pour parler du prix ou de la dimension des choses. On considère que la quantification est la seule preuve de la vérité et cette tendance est répandue dans le commerce et la vie publique en général. Malgré tout, la quantification ne s'étend pas au domaine de l'expérience intrapersonnelle. Aux États-Unis, l'intensité avec laquelle les émotions sont éprouvées et exprimées semble se situer vers le bas de l'échelle et l'on ne prête que peu d'attention aux sentiments et à la pensée. En d'autres termes, la quantification s'applique à l'action plutôt qu'au vécu intrapersonnel et, si l'on prend comme autres critères de la quantification le choix des objectifs et la 167 direction des efforts, on peut dire que les objectifs immédiats sont clairement définis et que les indications nécessaires à la réalisation pratique sont explicites et évidentes.

En revanche, l'action qui n'est encore qu'à l'état de projet est traitée d'une façon indistincte et vague. Les Américains s'engagent rarement sur le chemin d'une action future si cet engagement risque d'entraver la disponibilité pour des ajustements à long terme. Qu'il s'agisse de la politique nationale - par exemple la doctrine de Monroe - ou du comportement individuel, cette tendance est patente: les discours concernant l'action future sont souvent si vagues que seuls les membres d'un petit groupe fermé peuvent en percevoir les allusions.

INTEGRATION

Le terme «intégration» concerne les processus centraux de codage à l'intérieur de l'organisme d'un individu. Il dénote l'effort de l'individu pour organiser l'information à partir d'expériences apparemment hétérogènes. Selon la culture à laquelle ils appartiennent, les gens tendent à intégrer les expériences vécues dans des coordonnées soit spatiales, soit temporelles. En d'autres termes, ils auront tendance à mettre l'accent soit sur les structures, soit sur les processus. Il est évident que la façon dont un individu tente d'intégrer des expériences passées influencera ses actions ultérieures.

Les Américains semblent intégrer l'expérience sur un axe temporel alors que quelques Européens, au contraire, tentent de l'intégrer en fonction de coordonnées spatiales. L'importance attachée aux processus dans la vie des Américains se manifeste dans le fait qu'ils ont constamment conscience du futur, comme si l'avenir était déjà là. Des jeunes de vingt ans font des projets pour leur future retraite: pensant constamment à cette évolution dans le temps, ils sont particulièrement intéressés par les problèmes de développement. Les institutions et les services officiels pour l'enfance, la médecine préventive, l'insistance sur la formation, tout témoigne de cette préoccupation. 168 L'Européen, en revanche, est plus concerné par la pureté du style et des structures que par la nature du changement et des processus. En outre, l'Européen est plus soucieux de diversifier ses qualifications. Il tente de coordonner autant de traits distinctifs que possible dans sa vie, donnant ainsi une impression extérieure de complexité. Un Européen, dont l'orientation est principalement spatiale, peut tenir compte de beaucoup de facteurs parce qu'il ne suppose pas que des changements vont intervenir. L'Américain, au contraire, étant préoccupé de l'évolution et du temps, limite à tout moment son attention à un petit nombre de facteurs et il anticipe le changement avec fascination.

Cette disponibilité au changement signifie que l'organisme doit être préparé à agir. C'est ce que nous avons appelé la réaction d'alerte [148]. Il est évident que la population américaine actuelle - et particulièrement les malades - présente plus de signes d'anxiété que ses contemporains européens.

La fréquence des manifestations d'anxiété, aux États-Unis, doit être rapprochée de la tolérance générale de la population à l'égard des états anxieux. Cela semble de prime abord paradoxal. D'un côté, les Américains sont censés s'efforcer de maîtriser parfaitement leurs émotions, tandis que, d'un autre côté, nous avons noté que dans ce pays les signes d'anxiété sont tout à fait tolérés.

Que le lecteur veuille bien se rappeler que les psychiatres, les travailleurs sociaux et les psychologues sont constamment en train de parler d'anxiété. Le cinéma, la télévision et la publicité sont conçus pour susciter l'anxiété du public et, au cours de rencontres sociales, l'Européen est souvent impressionné par l'étalage des signes d'anxiété. Nous pouvons donc en conclure que l'expression de signes d'anxiété est un trait qui est accepté par les Américains tant que cette manifestation reste implicite et non verbalisée. Aux États-Unis, l'anxiété est presque institutionnalisée. Elle donne une contenance et une consistance à une personne qui a peu de sensibilité et elle permet à l'individu d'être en alerte face à un changement potentiel. Seul l'individu en alerte peut faire face rapidement et efficacement aux conditions changeantes de son environnement. Bien que l'Européen puisse interpréter ces traits de caractère comme de l'insécurité, il faut lui rappeler que les gens actifs ont sans cesse besoin d'être dans un tel état d'alerte. Il doit se rappeler également la précipitation et le rythme 169 effréné de la vie américaine pour apprécier pleinement ce que signifie cet état d'alerte.

En Europe, les gens sont beaucoup moins sur le qui-vive parce qu'ils n'anticipent pas le changement - bien que celui-ci puisse survenir. L'Européen est beaucoup moins préparé pour l'action, car sa culture valorise les pensées et les sentiments. Du fait qu'il est capable d'une vie intérieure intense, sans une stimulation externe correspondante, il n'a pas autant besoin de s'appuyer sur l'anxiété comme force motivante. De plus, sa vie étant édifiée sur la complexité de la pensée et du sentiment plutôt que sur l'efficacité de l'action, il dispose également d'une variété de mécanismes mentaux qui neutralisent et dissimulent les signes manifestes de l'anxiété.

En résumé: dans le contexte européen, les événements sont mieux compris au travers d'un schéma structural aux coordonnées spatiales, tandis qu'aux États-Unis les événements individuels et culturels sont mieux appréhendés à partir d'un système de coordonnées temporelles qui est par nature un système de processus.

La culture américaine est orientée dynamiquement vers le mouvement et vers le changement, tandis que la culture européenne est essentiellement statique et met l'accent sur le raffinement des caractéristiques déjà existantes. Aussi bien la culture que les individus sont préparés à ces différentes tâches et les événements doivent se comprendre dans ce cadre général.

UNE PERSPECTIVE DE LA THÉRAPIE AMÉRICAINE

Après avoir brièvement exposé ces quelques principes caractéristiques de la civilisation américaine, nous nous demanderons si de telles généralisations sont susceptibles de s'avérer valables également dans le domaine psychiatrique. Pour répondre à cette question, nous enverrons une fois de plus notre voyageur étranger observer le psychiatre américain à l'œuvre. S'il va chez un psychiatre pour la première fois, il est frappé par le caractère spacieux, confortable et luxueux des locaux. Fauteuils accueillants et divan composent son équipement; il se peut qu'il y ait en plus une salle d'examen pour les 170 investigations neurologiques. La salle d'attente est attrayante; on y trouve de nombreux magazines et journaux, les plus récents; fréquemment, les pièces sont insonorisées et le luxe du décor rejaillit sur le statut du médecin. Tout est arrangé pour garantir le confort du patient aussi bien que du praticien. Cela correspond d'ailleurs bien à la façon dont sont traités aux États-Unis les clients, les acheteurs ou les consultants.

L'orientation du psychiatre américain vers le futur est le fondement sur lequel repose la psychothérapie. Celle-ci a pour objectif de préparer l'avenir. L'idée que «le temps, c'est de l'argent» a fait de la thérapie une activité lucrative. D'une part, cela permet au psychiatre de mieux gagner sa vie et l'oblige à bien organiser son temps et sa pratique tandis que, de son côté, le patient considère l'argent qu'il dépense en thérapie comme un investissement qui promet des dividendes pour l'avenir. Nous avons signalé plus haut le manque de transition et la brusquerie du mode de vie américain; on retrouve ce même caractère dans la psychothérapie: le patient peut facilement y mettre fin et le psychiatre peut faire sortir un patient de l'univers étroitement surveillé de l'hôpital sans avoir à s'inquiéter de procédure. Soudaineté, brusquerie et imprévisibilité peuvent atteindre un point choquant, mais sont admises comme des traits généraux de la vie américaine. Tout cela influence profondément la pratique psychiatrique aux États-Unis.

Le psychiatre américain s'oriente vers les grandes Gestalten dans le domaine temporel et vers les petites Gestalten pour les modèles structuraux. L'analyste, par exemple, ramène à la conscience de petites Gestalten appartenant à la perception et aux souvenirs individuels d'un patient et ce d'une façon très détaillée, même si cela est extrêmement éloigné des préoccupations de la vie quotidienne, mais il tend également à insister sur les processus interpersonnels, et il est beaucoup plus enclin à manipuler son patient que ses collègues européens. Des termes tels que la «personnalité globale» ou un «ajustement total» témoignent de la taille des Gestalten prises en considération lorsque le centre d'intérêt est focalisé sur les processus.

Si l'on examine les thèmes abordés au cours de diverses formes de thérapie, on rencontre fréquemment le mot «ajustement». On remarque que l'accent est mis sur des 171 problèmes de techniques de manipulation et des problèmes pratiques, et que les considérations esthétiques et philosophiques sont négligées. Le niveau auquel on interprète est aussi simple que possible. Ces interprétations visent à des solutions pratiques et accessibles, c'est-à-dire des actes.

Dans le domaine de la psychiatrie, par conséquent, nous trouvons encore une fois la tendance à la simplification et l'insistance sur le détail parce que les processus intrapersonnels sont subordonnés à l'action ultérieure. L'importance de l'action dans la vie américaine influence la pensée psychiatrique et tous les psychiatres ont conscience de tendances manipulatrices chez les patients et chez eux-mêmes. Ici, il faut traiter les problèmes et les gérer, alors que, dans la culture européenne, l'accent est mis sur l'expérience vécue. Le patient américain cherche à acquérir une meilleure maîtrise de lui-même et de la vie, tandis que l'Européen, au contraire, consultera un psychiatre parce qu'il trouve qu'il n'obtient pas son lot de satisfaction dans son existence actuelle.

L'engouement des scientifiques pour la quantification a pénétré la pensée psychiatrique aux États-Unis. Par exemple, on a tenté de vérifier des résultats thérapeutiques selon des critères objectifs sans se soucier du sentiment subjectif d'amélioration du patient qui, après tout, est le plus important. On axe la thérapie sur les processus et l'on s'attarde de moins en moins à faire surgir des éléments du passé et à découvrir des détails sur la structure de la personnalité des patients. Les aspects quantifiables et les aspects évolutifs de l'interaction sociale prédominent dans la psychiatrie américaine; cette tendance se reflète dans les méthodes comme, par exemple, le programme thérapeutique qui fixe des objectifs déterminés à l'avance, pour une période également déterminée. La démarche originelle de la thérapie européenne, axée sur la structure, a progressivement fait place aux États-Unis à une démarche orientée vers les processus: il faut que les choses aillent vite; la thérapie doit donc être «brève» [3].

Il est évident que les personnalités américaines s'intègrent selon une dimension temporelle. On accepte généralement que les émotions aient un caractère éphémère, que les facteurs de la personnalité soient sujets à changement: on ne s'attend pas à ce que le caractère soit stable et l'on évite de montrer des émotions intenses et persistantes. Si cela doit arriver, cette démonstration 172 s'accompagnera d'un sentiment de culpabilité. D'abord et avant tout, l'Américain tient à ce que sa personnalité puisse s adapter aux conditions changeantes de la vie - et des émotions persistantes et intenses iraient à rencontre de ce but. La thérapie, a son tour, doit être au service de cet objectif. Elle est devenue un moyen d'assurer l'intégration du patient dans la civilisation américaine. Mais, étant donné le rythme de vie, 1'essentiel des procédures thérapeutiques aux Etats-Unis consiste a fournir aux patients suffisamment de temps pour intégrer leurs expériences. Et, parce que l'accent est mis sur les apparences et les «emballages» plutôt que sur le cœur des choses, le patient a besoin de thérapeutes qui insisteront sur le cœur des choses. En résumé, le thérapeute doit fournir ce que la culture n'apporte pas. Et, aux États-Unis, où l'on insiste tant sur l'ajustement, le patient a besoin de l'expérience vécue.




[NT 1] Le pluriel du mot allemand Gestaltest Gestalten. Il se traduit généralement par «forme» ou par «structure», «configuration», «aspect». Ce nom a été adopté par l'école de psychologie dite «psychologie de la forme» [NdT].