Gregory Bateson & Jurgen Ruesch
Communication & Société
PRÉC. SOMM SUIV.

P A R T I E   V I – La communication et le système de contrôle et régulation
Jurgen Ruesch & Gregory Bateson


S O M M A I R E


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VI - La communication et le système de contrôle et régulation
– Approche anthropologique –
Jurgen Ruesch & Gregory Bateson

LA SCÈNE AMÉRICAINE

Des Européens qui observent les États-Unis par-dessus l'Atlantique sont souvent étonnés et déconcertés par les mécanismes de décision américains. Ils se demandent, par exemple, s'il existe véritablement une politique étrangère américaine et, si toutefois il y en a une, si la parole du secrétaire d'État exprime cette politique.

Ils s'interrogent sur la différence entre un parti politique et un autre et ils espèrent résoudre l'énigme en comparant les partis américains avec la droite et la gauche qui s'affrontent sur la scène politique européenne. Et, lorsque, pour un temps, ils s'estiment satisfaits de cette analogie, ils sont ensuite à nouveau plongés dans la confusion par le flou caractéristique des déclarations politiques américaines. De leur position d'observateurs, ils ont l'impression que les responsables américains manquent non seulement de clarté, mais aussi de détermination.

Pendant la guerre, les Européens espéraient ardemment - bien que ce fût irréaliste - entendre le président Roosevelt tenir le même langage que Churchill; mais eût-il parlé ainsi qu'ils auraient dû se demander si ses paroles n'allaient pas ensuite être remises en question par le Congrès, comme ce fut le cas dans le passé au temps de Woodrow Wilson.

Voilà ce qui se passe si l'on observe les choses à distance. Mais, lorsqu'un Européen se trouve lui-même aux États-Unis et participe vraiment activement à un organisme où se 174 prennent des décisions, disons en tant que membre d'un comité, il n'est pas moins perplexe. Il lui semble qu'aucun des membres de cette assemblée n'ose dire tout à fait sa pensée et que le comité, dans son ensemble, veille attentivement à éviter d'exposer ouvertement sa position et sa politique. Et cette mystérieuse prudence dans la salle de réunion devient encore plus mystérieuse si l'on pense à ceci: quand les Américains ne se trouvent pas dans le cadre d'une organisation, leurs propos sont étonnamment vifs et directs - au point même d'être souvent choquants. Des Américains d'un haut niveau d'éducation et de sensibilité, au cours de conversations privées, ignoreront purement et simplement des finesses de pensée auxquelles l'Européen attacherait de l'importance. Pourtant, les mêmes personnes savoureront les nuances les plus subtiles et les significations implicites dans un mémoire qui aura été délibérément rédigé par un organisme pour être aussi insipide que possible.

Afin de présenter les choses d'une façon vivante, ces paradoxes sont décrits ici tels qu'ils apparaissent à un étranger dont la culture est différente; mais pour les Américains, naturellement, ces phénomènes n'ont pas de mystère: ils sont ou bien imperceptibles ou bien «naturels». Quelquefois, un Américain peut regretter de devoir retenir son agressivité dans la vie politique; parfois, il peut s'enorgueillir de la franchise très directe de ses propos dans une réunion privée; dans l'ensemble, il est rarement conscient de cette opposition, et, quand il remarque la différence, il lui vient rarement à l'esprit que d'autres possibilités seraient concevables. Les plus intransigeantes déclarations d'un politicien européen lui paraîtront du fanatisme et, en tout cas, politiquement imprudentes; quant aux nuances et aux réactions de sensibilité des Européens dans leurs relations non officielles, elles lui apparaîtront comme des subtilités nullement enviables.

Nous posons une question: quelles sont les véritables relations formelles et informelles qui s'expriment et se perpétuent dans ces caractéristiques de la communication américaine ? En gros, il semble que la scène politique américaine diffère sur ce point de celle de l'Europe: les politiciens américains trouvent à l'intérieur de leur propre parti des limites qui les contrôlent: ce sont les idées divergentes d'autres membres. Tandis qu'un parti européen est contrôlé et limité à l'extérieur par l'existence de partis d'opposition qui défendent des idéologies contraires. Un leader européen 175 est relativement assuré de l'appui des hommes qui le suivent et à peu près certain que l'opinion sera homogène dans le groupe qu'il conduit. Dans la mesure où ses partisans sont d'accord, il peut faire preuve d'extrémisme dans la formulation des opinions qu'il partage avec eux, ou au cours d'actions découlant de ces opinions. Ceux qui ne sont pas d'accord avec lui ne seront pas membres de son parti, mais affiliés à celui de ses adversaires. C'est l'existence de partis d'opposition qui empêchera son propre parti d'aller trop rapidement dans les directions vers lesquelles son idéologie l'orienterait.

Par contre, les partis américains ne se différencient pas en fonction de lignes idéologiques nettement contrastées. Ils peuvent - et c'est souvent le cas - tenter de se critiquer réciproquement en termes idéologiques; et sur certains points, à certains moments, le parti républicain et le parti démocrate peuvent être divisés au point que les problèmes idéologiques pourraient être définis en termes de «gauche» et de «droite». Mais toute simplification de ce genre déformerait la réalité. A l'intérieur de chaque parti, on peut observer des contradictions idéologiques au moins aussi importantes que celles qui existent entre ces mouvements. Le chef d'un parti aux États-Unis a du mal à maintenir l'intégration dans un groupe qui se caractérise par la diversité des opinions sur des problèmes au sujet desquels il lui faut prendre des décisions et émettre des avis. Chaque parole qu'il prononce constitue un ballon d'essai et il observe constamment son entourage pour savoir jusqu'où il peut aller. Dans le langage traditionnel de la psychiatrie, on dirait qu'il procède à un «test de réalité». Dans la perspective des théories proposées ici, il pose implicitement une question sur son propre discours, c'est-à-dire qu'il fait une communication sur la communication. Il demande: «Quel effet aura mon discours sur les relations entre mes partisans et moi-même ?» II fait aussi, ipso facto, de la métacommunication implicite au sujet de sa position personnelle et de ses propres informations: «II me manque certains renseignements sur ma relation avec mes partisans». «J'ai besoin d'avoir ces renseignements». «Je m'en remets à l'opinion (inconnue de moi) de mes supporters». Etc.

Nous venons de procéder à une description de phénomènes. Nous aurons maintenant pour tâche de reprendre ces observations de façon plus systématique. Ce faisant, nous 176 introduirons les concepts de systèmes internes de contrôle, régulation et équilibre, et de systèmes externes de contrôle et équilibre.

Le point de vue européen peut être représenté par un système externe de contrôle par oppositions. Tandis qu'un système interne de contrôle et régulation correspond mieux au modèle américain. Examinons maintenant la nature de ces concepts.

SYSTÈMES INTERNES DE CONTRÔLE ET RÉGULATION

Considérons un parti politique américain, ou la forme américaine de gouvernement qui comprend les branches législative, executive et judiciaire, ou un organisme de bienfaisance, ou encore une université américaine. Toutes ces organisations possèdent des traits communs que l'on peut conceptualiser dans une description qui ne concernera pas un cas particulier, mais visera seulement à illustrer des principes généraux.

I1 y a une équipe qui fait marcher l'organisation avec, à sa tête, un responsable que nous pouvons appeler le directeur. Ce dernier dispose en général d'un état-major d'assistants qui s'occupent de l'administration et qui seront en contact avec tous les autres membres et avec les services de l'organisation. Les activités du directeur sont contrôlées par d'autres membres de l'équipe parmi lesquels des membres du comité et des conseillers techniques. Le directeur, les membres du comité et les conseillers techniques se répartissent les tâches de la façon suivante: les conseillers techniques sont les mieux informés de la marche des affaires; ils ont la responsabilité de recueillir et d'interpréter les données utiles aux activités de l'organisation; ce sont des scientifiques, des techniciens, des chercheurs et des théoriciens de cette organisation. Les membres du comité, d'autre part, sont les représentants de groupes de pression en ce sens qu'ils sont des porte-parole des groupes constitutifs de l'organisation. De ce fait ils exercent contradictoirement une fonction de contrôle de tout le système: dans l'ensemble, ils manquent de connaissances techniques, mais ils possèdent le gros bon sens des politiciens.

Le directeur, lui, maintient l'équilibre entre les comités et représente 177 l'ensemble de l'organisation dans ses relations avec le monde extérieur. Il lui incombe de connaître les tensions internes de l'organisation et il lui faut essayer de prévenir les troubles qui pourraient nuire à la nécessaire solidarité. Dans la plupart des organisations américaines, à partir d'une certaine taille, il est courant que l'on dispose également, au sein de l'organisation, d'un échantillonnage représentatif de la population extérieure. Cette représentation se retrouve au sein du conseil de surveillance ou du conseil d'administration, qui représentent les citoyens ou les membres dans le sens le plus large. Ils exercent un contrôle sur les groupes de pression tels qu'ils sont représentés par les membres du comité et personnifiés par le directeur. Si tous les groupes interagissent d'une façon adéquate, le succès de l'organisation est assuré. Si l'interaction échoue, il faut qu'une nouvelle coalition soit formée jusqu'à ce que l'organisation retrouve un équilibre.

Le lecteur reconnaîtra que le fonctionnement du système interne de contrôle repose sur les relations que des unités plus petites entretiennent entre elles: elles constituent ainsi une unité plus grande. Chaque élément agit comme un organe d'accélération ou de freinage pour tout l'ensemble. C'est ainsi que se déterminent et se régulent la qualité, la nature et la quantité de changements du système en tant que totalité. Le système interne de contrôles est la base de l'autorégulation; il peut fonctionner dans une relative indépendance des autres systèmes en raison de ses caractéristiques de circularité. Le grand système, comme tel, n'est pas étroitement soudé et en fait il constitue une sorte de cadre[NT 1] pour les différents sous-systèmes.

Le leadership, dans une organisation de ce genre, n'est pas concentré dans les mains d'un seul homme qui posséderait un pouvoir exécutif absolu; il existe, en général, un groupe ou un comité composé d'un certain nombre d'égaux et qui, en tant qu'agrégat, a plus de pouvoir que la personne qui se trouve individuellement à la tête de l'organisation et personnifie le système. L'opinion publique lui attribue du pouvoir alors qu'en réalité un tel homme dépend du pouvoir qui lui est délégué par divers groupes. Les hommes qui ont 178 réellement du pouvoir, on peut les trouver parmi les membres des comités ou parmi les conseillers techniques; ou bien même ils peuvent ne pas être officiellement liés à l'organisation. Si, parmi ces gens, quelqu'un devient trop puissant, la sanction suprême pour s'être arrogé un trop grand pouvoir sera d'être expulsé de son groupe de pression et par conséquent exclu de tout avantage actuel ou à venir. Il faudra longtemps à l'individu expulsé pour reconstruire le pouvoir qu'il a perdu. On peut considérer le châtiment infligé comme la répression d'une défaillance à se conformer aux règles du jeu.

Des problèmes administratifs se posent continuellement. Ils se résolvent en fonction des efforts que font compétitivement divers groupes pour se développer et obtenir du pouvoir. Mais personne ne souscrira à un accord qui permettrait à n'importe quel groupe d'accéder au pouvoir sans limitation de durée, de droits et de privilèges.

Dans la lutte pour le pouvoir, des individus qui se fixent des objectifs collectifs ou personnels communs forment un groupe de pression; ils essaient d'obtenir du pouvoir non pas sur le plan idéologique mais sur le plan pratique. Pour accéder au pouvoir, n'importe quel groupe peut faire appel à l'aide d'autres groupes aux idéologies différentes. C'est une caractéristique des groupes de ce genre qu'à tous les niveaux, aussi bien celui des sous-groupes que celui des groupes, l'uniformité d'opinion leur fait défaut. Le plus souvent, chaque groupe représente un éventail d'opinions diverses; les facteurs d'intégration ne sont ni des positions idéologiques, ni même des questions de haute politique. Au lieu de cela, le groupe s'intègre à partir du chevauchement des objectifs.

Dans un système de ce genre, la structure d'un sous-système est une répétition de la structure du tout. La nation, les partis politiques et les groupes de pression à l'intérieur des partis ont en commun le fait que chacune de ces entités se caractérise par la diversité des opinions; et ce trait vaut pour la structure de la famille américaine et pour la personnalité de l'individu aux États-Unis.

En résumé, les caractéristiques d'un système interne de contrôle et d'équilibre peuvent s'énoncer comme suit:

  1. Il est composé d'éléments hétérogènes auxquels on permet de conserver leur hétérogénéité. 179
  2. Son fonctionnement revêt un caractère de circularité où sont impliqués le changement, la correction et l'autorégulation.
  3. Il essaie d'exister dans un isolement relatif des autres systèmes.
  4. L'intégration se fait à partir de buts communs plutôt qu'à partir d'opinions générales ou d'idéologies.

SYSTÈMES EXTERNES DE CONTRÔLE PAR OPPOSITION

Le système interne de contrôle apparaîtra plus clairement si on le compare aux systèmes externes de pouvoirs oppositionnels. Ces derniers sont plutôt caractéristiques des cultures européennes et peut-être de ces zones particulières de l'Amérique où ont perduré des modèles d'organisation anglais, français et espagnols. En fait, dans certains cas, on peut aussi s'attendre à ce que les deux types de systèmes coexistent.

Dans un système de contrôles oppositionnels, un certain nombre d'entités de force sensiblement égale restent séparées et se refrènent réciproquement. La régulation dynamique de tout le système ainsi que l'orientation, l'ampleur et la vitesse de ces changements sont déterminées par les entités qui s'opposent les unes aux autres. Dans de tels systèmes, la direction et l'administration sont traitées d'une façon tout à fait différente de la façon américaine. Le leader européen peut avoir confiance en l'homogénéité du groupe qu'il dirige: il peut être sûr que ceux qui sont en désaccord avec l'idéologie de son parti seront des membres de partis d'opposition et non pas des suiveurs réticents qu'il lui faudra tenir en respect à l'intérieur de sa propre organisation. De même, l'allégeance des membres reposera sur une base différente. Dans l'Angleterre du XIXe siècle, le Iolanthe de Gilbert et Sullivan a caricaturé cette situation:

Que chaque garçon et que chaque fille;
Qui est né au monde de la vie
Est ou bien un petit libéral
Ou autrement un petit conservateur.
180

Comme Gilbert l'avait bien vu, l'action politique était déterminée par l'allégeance et par le statut; et les différences politiques entre les individus étaient l'expression de tendances profondes de la personnalité. Il aurait difficilement pu se livrer à une telle remarque à propos des démocrates et des républicains aux États-Unis, où l'action politique est déterminée par la communauté des buts et l'opportunité plutôt que par l'idéologie et par la structure de la personnalité.

Dans le cas de systèmes de contrôles par opposition, l'homogénéité et l'allégeance conduiraient à une organisation à changements brusques, presque révolutionnaires, si elle n'était pas freinée par le contrôle d'autres organisations construites sur le même modèle, mais à partir d'idéologies qui diffèrent et qui s'opposent. En outre, il est beaucoup plus probable que le fait que le leader puisse compter sur l'homogénéité de la participation conduise à la formation d'une hiérarchie autoritaire et unique à l'intérieur du parti. Dans la mesure où les gens se sont engagés eux-mêmes à l'allégeance, ils cessent de fonctionner comme des forces correctrices. Le leader n'a pas besoin d'apaiser ses partisans, et par conséquent il est lui-même ex officio l'autorité. Louis XIV disait: «L'État, c'est moi»[NT 2]. Historiquement parlant, la Révolution française fut une rupture significative avec le système de contrôle oppositionnel et, en fait, la France, après beaucoup d'expériences, n'est jamais parvenue à une solution stable du problème de l'intégration des forces d'opposition.

Il est possible que ce problème ne puisse être résolu que si deux conditions apparemment conflictuelles sont à la fois réunies et confrontées:

  1. il faut qu'il y ait dans la population un équilibre du pouvoir;
  2. et il faut qu'une majorité suffisante soit maintenue en place au gouvernement afin que les décisions ne soient pas entravées par la discorde.

Mais ces conditions sont - particulièrement de nos jours - difficiles à réunir, et plane toujours le danger que l'action soit paralysée par des ruptures d'équilibre au sein du gouvernement.

Cette paralysie se rencontre de temps en temps dans les parlements en Europe occidentale (République de Weimar, Angleterre, France) et peut conduire au mécontentement 181 et à la frustration de la population. Dans le cas extrême, une explosion d'émotion populaire peut aboutir à un changement irréversible et conférer à un individu ou à un parti unique un pouvoir absolu. Dans certains pays européens, c'est un arbitre non partisan (comme le roi d'Angleterre ou le président de la République en France) qui a pour fonction de valider le pouvoir du parti qui a momentanément la majorité au Parlement.

Il existe en fait trois types de leaders dans un système de contrôles par opposition:

  1. l'autorité non partisane, le roi ou le monarque; cette autorité est décrite ci-dessus;
  2. le chef d'un groupe ou d'un parti homogène dont l'autorité à l'intérieur de ce parti est rarement contestée;
  3. et le dictateur qui peut surgir dans un tel système en menant un parti unique au pouvoir absolu.

Dans ce cas, celui qui était d'abord le chef d'un sous-groupe arrive à occuper la position de monarque sans abandonner son allégeance partisane. Les sanctions envers ceux qui ne se conforment pas à ce système sont assez sévères et sont explicites. Celui qui s'est rendu coupable de déviation perd son statut d'appartenance au groupe, est chassé de sa fonction et se trouve habituellement rejeté dans l'isolement.

Ces groupes homogènes, étroitement soudés et autoritaires, sont en compétition les uns avec les autres, que ce soit dans le domaine des affaires, de la politique ou du sport. Chaque fois qu'un système de ce genre est supprimé, l'équilibre du pouvoir est troublé. On trouve un exemple de ce fait dans le rôle de l'Allemagne en Europe centrale et occidentale. Toutes les nations ont craint et combattu l'Allemagne, mais apparemment l'Europe ne peut fonctionner convenablement sans elle et maintenant, comme en 1918, ses anciens ennemis plaident pour un renforcement de la République fédérale. Si, à présent, nous résumons les caractéristiques des systèmes externes de contrôle et d'oppositions, nous arrivons aux conclusions suivantes:

  1. Le système est composé d'éléments homogènes. Tous les éléments déviants sont éliminés et il leur faut former de nouveaux groupes.
  2. Le système a une structure hiérarchique; le changement et la correction se produisent uniquement sous la pression externe ou par désintégration interne. 182
  3. Le système ne peut exister isolément; au contraire, pour le contrôle de son homogénéité, il lui faut dépendre de l'existence d'autres systèmes qui soient différents de lui mais qui soient eux-mêmes homogènes. Cette pression de l'extérieur suscite la motivation nécessaire à l'autocontrôle: elle produit de la différenciation dans des limites assignées et elle justifie que le pouvoir soit concentré à la tête de cette unité.

COMMUNICATION ET CONTRÔLE SYSTÉMIQUE

Les informations concernant les humains seront mieux classées et mieux comprises si l'on a recours aux notions de systèmes internes de régulation et de systèmes externes d'oppositions. Ce sera une contribution à la connaissance de la culture. Et l'interprétation scientifique du mot «système» qui porte sur ce qui est interne à l'observateur devra être complétée par ce qui relève d'une autre signification du même mot, celle concernant le champ externe d'observation, c'est-à-dire la population étudiée.

Tel qu'il est utilisé dans ce dernier cas, le mot «système» porte sur les modes d'adaptation et de communication des gens. Il constitue, pour ainsi dire, un code grâce auquel un participant peut communiquer. Ce genre de code ne comporte pas seulement les systèmes de symboles d'une culture donnée; il contient aussi des communications sur la communication.

Dans toute culture, ce n'est pas seulement un contenu que les participants communiquent, ce sont aussi des instructions sur la façon d'interpréter les messages. Et, ces communications sur la communication, un observateur neutre peut aussi en faire une description scientifique en termes systémiques; cependant, les citoyens des communautés dont il s'agit font usage quotidiennement de cette connaissance dans leur communication sans avoir conscience de son existence. On peut présenter le thème de l'autorité en exemple de cette double signification du concept de «système»; d'abord comme savoir explicite de l'observateur, ensuite comme indication implicite pour le participant. 183

L'AUTORITÉ GOUVERNEMENTALE DANS LA PERSPECTIVE DE CONTRÔLE ET DE RÉGULATION SYSTÉMIQUES

Examinons un instant les conditions que l'on rencontrait en Amérique il y a un ou deux siècles. Un continent largement ouvert, des ressources illimitées en terres et en matières premières, d'une part, et une nature indomptée avec des Indiens hostiles d'autre part: une coopération étroite se révélait indispensable entre les colons qui, dans les zones frontalières, ne pouvaient se connaître que depuis peu. Obtenir le maximum d'un groupe de gens qui ont besoin les uns des autres et qui veulent coopérer mais ne se fient pas les uns aux autres, on peut penser que tel était le besoin fondamental sous-tendant le système à réguler; cette idée est implicitement partagée par tous les Américains.

C'est pourquoi, dans les conditions qui prévalaient il y a une centaine d'années, les conceptions traditionnelles de l'autorité étaient inadéquates; tandis que, en même temps, la concentration du pouvoir entre les mains d'une seule personne était devenue une absolue nécessité. Mais il ne fallait jamais oublier qu'à tout moment ce pouvoir exécutif, une fois délégué, pouvait aussi être retiré et confié à quelqu'un d'autre. Il fallait de la souplesse pour faire face à des nécessités imprévues et au rythme relativement rapide des événements qui, pour un observateur naïf, aurait pu ressembler à de l'instabilité. Tout cela allait dans le sens d'un besoin d'égalité sociale et incitait au maintien de la diversité dans les façons d'acquérir le pouvoir.

La souplesse et le changement vont tout autant de pair avec la vie dans les métropoles industrielles qu'avec la vie nomade. Il en découle une autorité fonctionnelle par délégation.

A l'opposé, l'autorité en tant que trait de la personnalité se développe là où l'agriculture est prépondérante et où la population s'est fixée dans de petits villages. Nous trouvons ici la structure hiérarchique et patriarcale typique dans laquelle la division du travail, la distribution du pouvoir et l'attribution de l'autorité 184 peuvent rester inchangées pendant toute une vie. Bien qu'il y ait superficiellement une certaine analogie, l'homme qui est à la tête d'une organisation américaine ne doit pas être confondu avec un patriarche européen. Le responsable américain personnifie une organisation avec ses multiples intérêts conflictuels, mais il n'a pas réellement un rôle de commandement. La position d'un président, aux États-Unis, est assez typique. Alors que, d'une part, il possède plus de pouvoir que n'importe quel genre de dictateur, il est, d'autre part, constamment contrôlé par les membres du cabinet, le Congrès, les juridictions et par l'opinion publique, et son mandat est limité dans le temps. Aux Etats-Unis, le président exprime d'une certaine façon l'opinion du cabinet et des autres conseillers qui représentent les différentes tendances du parti au pouvoir. Il est bon de rappeler que chacun des deux principaux partis politiques américains est constitué de personnes allant du plus extrême conservatisme au plus complet libéralisme. Ces éléments hétérogènes font office de freins et d'accélérateurs à l'intérieur de chacun des deux partis. Un étranger se méprend fréquemment quant au fait que le parti démocrate et le parti républicain sont essentiellement en compétition non idéologique pour le pouvoir. Les plates-formes idéologiques sont choisies avant la période électorale et ont un caractère purement opérationnel. Au contraire, dans un système à contrôles extérieurs, les conservateurs se trouveraient dans l'un des partis et les libéraux dans un autre. Le cabinet exprimerait l'opinion du Premier ministre, et l'idéologie au gouvernement refléterait l'opinion homogène et inflexible de ses leaders.

LE FAÇONNEMENT DES PERSONNALITÉS DANS UN SYSTÈME DE RÉGULATION

Chaque Américain est porteur de prémisses dont l'origine se situe dans la régulation interne d'un système supra-individuel; ces prémisses sont donc devenues des parties intégrantes de sa personnalité. La familiarité de chacun avec le «mode de vie américain» (american way of life) comporte des indications sur la façon dont les messages doivent être interprétés. Par exemple, 185 la personnalité de l'individu américain aura tendance à tolérer des éléments hétérogènes dans son propre comportement; cela lui permet de changer d'opinion, de travail, de mari ou d'épouse, de lieu de résidence, etc. Il est conscient que tout cela est permis pour autant que cela reste dans des mesures socialement approuvées et contribue à améliorer le bien-être. Des mots comme indépendance, autonomie, modération, solidarité, disponibilité au changement peuvent exprimer ce genre d'actions adaptatives. Un individu qui agit en accord avec le système prévalant interprétera les messages reçus et émis en ayant inconsciemment en tête ces orientations directives. Il sera alors «bien ajusté».

Un conflit, qu'il soit intrapersonnel, interpersonnel ou avec l'environnement, doit être traité. L'Américain croit aux solutions alternatives, aux compromis, au changement. L'action et la préparation de cette action sont hautement valorisées et la partie de la personnalité que Freud a appelée «Ego» devient le centre de la psychologie.

A l'opposé, le regard de l'Européen est plus fataliste; sa foi en l'action est beaucoup moindre; il préfère accepter l'inévitable et, par conséquent, il est plus concerné par des aspects de la personnalité tels que le «Ça» et le «Surmoi». L'Européen tente d'intégrer et de synthétiser des éléments hétérogènes dans la structure de sa personnalité; il admet que des différences existent entre les individus, mais pas à l'intérieur d'une même personne. La différenciation et la complexité qui se sont développées dans un secteur de la personnalité sont transmises à d'autres secteurs, au grand dam de la disponibilité au changement. L'idéal de l'éducation humaniste illustre ce désir de globalité et d'universalisme. L'unification toutefois ne semble pas possible sans une certaine contrainte. Il faut qu'un contrôle s'exerce sous la forme de mécanismes variés qui tendent à assurer la modération des pulsions inhibées. De l'autre côté, il n'est pas permis à l'Européen de changer d'opinion, de profession ou de lieu de résidence. Au lieu de cela, l'individu doit évoluer le long de certains sillons creusés par les classes, les castes et les professions - et auxquels il ne peut pas échapper. Le franchissement de chacune de ces frontières l'oblige à lutter contre tous ceux dont le territoire s'est trouvé transgressé et, en l'absence de toute disposition au compromis, le conflit, interpersonnel aussi bien qu'intrapersonnel, devient habituellement assez sévère. 186

Comparons maintenant ces événements à grande échelle avec ce qui se passe à un niveau individuel. Quand nous étudions des événements qui se produisent, aux États-Unis, au niveau d'un groupe ou au niveau culturel, nous évoquons un système politique contrôlé et régulé de l'intérieur; quand nous examinons des événements à un niveau individuel, nous parlons d'actions et de psychologies personnelles. Le «Surmoi» et le «Ça» sont traités dans le système individuel comme s'ils étaient des groupes de pression qui doivent être apaisés par le responsable, le «Moi». Ce dernier est perçu comme étant véritablement «Soi».

A l'inverse, le système externe de contrôle oppositionnel se révèle, à un niveau intrapersonnel, dans la psychologie du «Ça» et du «Surmoi». Dans un système de ce genre, l'individu ressent le «Surmoi» comme un élément qui contrôle le «Ça» et, dans une moindre mesure, le «Surmoi». Des heurts entre le «Surmoi» et le «Ça» sont admis et même valorisés comme essentiels. Et, alors qu'il est caractéristique chez l'Européen qu'il se réjouisse quand il a conscience de ce conflit, ce sont les compromis et la modération qui sont valorisés dans la personnalité américaine.

LA STRUCTURE FAMILIALE ET SA RÉGULATION

Le système des contrôles et des équilibres qui semble caractéristique des organisations politiques américaines se retrouve dans le style des relations interpersonnelles du cercle familial. La famille américaine est une unité dont le leadership est imparfaitement défini et au sein de laquelle les opinions sont diverses. Aucun des parents ne se voit reconnaître une position d'autorité absolue. Il arrive quelquefois que l'un d'eux soit plus diligent que l'autre comme lien entre la famille et la communauté ou bien pour prendre telle ou telle décision. Mais un parent qui remplit des fonctions particulières de ce genre n'est quand même pas une autorité suprême ni le champion de l'unité familiale. Il (ou elle) n'est pas en état de prendre des décisions en étant certain (ou certaine) que les autres accepteront ou apprécieront 187 celles-ci. Plutôt, le parent qui se distingue doit manifestement agir comme s'il (ou elle) était en train d'harmoniser une diversité d'opinions et il (ou elle) doit s'acquitter de ce rôle non pas avec une simple baguette silencieuse, mais en jouant effectivement dans l'orchestre, en exerçant une influence intégrative seulement par sa contribution à la totalité de la séquence sonore. Il s'ensuit que l'apport de celui qui aspire à diriger, pour être efficace, doit avoir beaucoup d'éléments en commun avec les tonalités et les thèmes joués par les autres musiciens.

Lorsque l'un des parents se comporte en leader, il (ou elle) parviendra à influencer les autres seulement si ceux-ci peuvent reconnaître un écho de leurs propres sentiments exprimés, dans la voix de ce leader. Réciproquement, les sentiments et les idées de ceux qui le suivent sont en quelque sorte sa caisse de résonance, déterminant la direction qu'il peut prendre et délimitant jusqu'où il peut aller.

Les Américains acceptent avec beaucoup de tolérance le «baratin» de leurs dirigeants. C'est comme si l'évitement de la confrontation conduisait à une nouvelle forme de sagacité et à une nouvelle forme de sincérité. Pour des oreilles européennes, le baratineur n'est qu'un simple charlatan que l'on peut mépriser comme tel. Aux yeux des Américains, son improbité est tolérée du fait que chacun sait que, dans ses discours, le dirigeant porte-parole doit introduire ce qu'il veut dire, mais le diluer au milieu des nombreuses choses qu'il estime que les gens veulent entendre. 11 lui faut donner à ses auditeurs ce qu'ils désirent. Personne ne croit réellement plus que la moitié de ce qu'il dit et il peut donc continuer à être une personnalité appréciée dont la supercherie est ressentie comme vaguement bienfaisante - et même thérapeutique.

Le statut psychologique de ce genre de personnages est illustré d'une manière vivante par les très populaires histoires pour enfants du Magicien d'Oz. Ce célèbre bonimenteur, même après que ses tromperies ont été dévoilées, donne un cœur à Tin Woodsman (le rétameur), un cerveau à Scarecrow (l'épouvantail) et du courage à Cowardly Lion (le lion poltron). A l'héroïne Dorothée, il donne la foi qui lui permettra de retourner au Kansas.

Au cours de ce processus continu où tous contribuent à l'intégration du groupe, il est dangereux d'exprimer directement 188 un désaccord; mais les Américains peuvent très bien «se mettre d'accord pour n'être pas d'accord». Cette phrase a en général plus de signification qu'il n'y paraît. Normalement, cela impliquerait que chacune des deux parties soit d'accord sur le fait que l'autre défend une opinion différente de celle qu'elle a elle-même. Mais, quand deux individus sont d'accord pour n'être pas d'accord, ils reconnaissent qu'en dépit des différences d'opinion ils ont également un but commun. Au minimum, ils ont le désir commun d'éviter les discussions continuelles et les querelles; mais généralement ils pensent aussi à d'autres objectifs encore plus positifs. Et c'est l'appel implicite ou explicite à poursuivre ensemble ces objectifs qui est le ciment grâce auquel des opinions diverses continuent à rester réunies en un système contrôlé et régulé.

Les Américains évitent de s'affronter, de proclamer leurs prises de position et de souligner les différences, toutes choses qui se produiraient dans beaucoup de cultures européennes. L'évitement des confrontations est associé à la finalisation et au fait que le regard est résolument tourné vers l'avenir. Cependant, les compromis et la capacité de se rassembler en vue d'objectifs communs empêchent toute possibilité de blocage et jettent un pont entre les différences d'opinion.

Chaque membre d'un groupe familial exerce un contrôle sur les autres membres. Les rôles sont constamment en train de changer et c'est pour cela que l'enfant américain doit affronter de nombreuses difficultés pour délimiter son identité. Par exemple, dans le discours du père, on peut reconnaître des nuances des sentiments de la mère; et la voix de la mère, quand elle s'adresse à l'enfant, exprime une certaine complicité avec celui-ci. Et pourtant, en termes de réalité humaine, si l'on transcende toutes les particularités culturelles, l'enfant constitue une entité séparée qui vit dans son propre monde, avec son système personnel de buts et d'aspirations. S'il vit dans une famille américaine, chaque fois que ses parents parlent, il entend ses propres aspirations imbriquées dans un système qui n'est pas le sien. Les occasions qui lui permettraient de découvrir ce qu'est réellement l'individualité humaine sont ainsi brouillées chaque fois que la voix de l'un de ses parents exprime des sentiments de l'autre. L'auto-identification se développe à partir de l'observation de nos différences avec les autres, ainsi qu'à partir des différences que les 189 autres présentent entre eux. Mais l'enfant américain doit parcourir un cheminement plus compliqué. D'un côté, il lui faut découvrir qu'il est lui-même différent et, d'un autre côté, il lui faut apprendre un genre de vie dans lequel il doit faire abstraction de sa propre personnalité. S'il n'apprend pas cela, il sera constamment frustré au sein d'un monde dont le fonctionnement repose sur une prémisse qui suppose la ressemblance.

Par son vécu familial, l'enfant américain est préparé de façon adéquate, voire même excessive, à devenir membre d'un groupe. Il a assimilé le principe d'un exercice de censure morale par le groupe. La transition allant de l'autorité parentale personnalisée à la soumission à l'autorité du groupe survient longtemps avant la séparation matérielle d'avec les parents. Assumer l'autocensure, dans la personnalité américaine (ou bien, pour employer un terme freudien, le développement du «Surmoi») résulte donc de l'intégration de l'expérience en groupe, plutôt qu'elle n'est fondée sur une identification directe au père, par exemple. Quant à l'enfant anglais, il est plus préparé à accepter que le leader d'un groupe devienne un substitut parental; et, s'il se trouve lui-même en position de leader avec un rôle qui focalise l'attention sur lui, il adoptera une attitude parentale envers le groupe.

Dans une grande majorité de cas, aux États-Unis, l'enfant passe par une phase d'adhésion à une bande, période pendant laquelle il devient membre participant d'un groupe de camarades de son âge, à l'extérieur de chez lui. Les parents américains sont souvent extrêmement conscients que ce groupe exerce sur la formation du caractère une influence à l'écart de leur propre génération et souvent étrangère à leur propre environnement culturel. Ils se trompent probablement dans leur appréciation. Ce qui se passe réellement, c'est que l'enfant apporte à l'adhésion à son groupe précisément cette déférence envers l'idée de groupe qui a été implantée en lui par la constellation familiale.

La régulation de l'équilibre exhibitionnisme-voyeurisme se place ici. Le parent américain a tendance à employer son voyeurisme; il encourage l'enfant à être réalisateur et autonome; le parent anglais, lui, utilise l'exhibitionnisme (en agissant comme modèle et en incitant l'enfant à regarder) de sorte que cet enfant puisse apprendre comment agir. Et c'est ainsi qu'aux États-Unis l'exhibitionnisme est assimilé à une problématique de dépendance et de soumission de l'enfant, alors qu'au contraire, en Angleterre, 190 l'exhibitionnisme se rattache à une problématique parentale de domination et de protection. Nous avons, indiqué précédemment que celui qui veut devenir leader aux États-Unis doit montrer d'une façon manifeste qu'il exerce cette fonction par sa contribution comme participant, de sorte que le groupe puisse exercer une certaine dose de contrôle. Ce faisant, le leader est nécessairement dans une certaine mesure exhibitionniste et, en un sens, cela montre qu'il est dépendant de l'approbation du groupe et soumis aux restrictions de ce contrôle.

LA PSYCHIATRIE DANS UN UNIVERS D'ÉQUILIBRES ET DE RÉGULATIONS

L'organisation de la psychiatrie s'est faite sur le modèle d'équilibres et de régulations prévalant aux États-Unis. Des organisations professionnelles de psychiatres, telles que l'American Psychiatrie Association, l'American Psychosomatic Society et l'American Orthopsychiatric Association, sont organisées selon un système de contrôles dans lequel l'hétérogénéité interne suscite les régulations et les mécanismes correctifs nécessaires au fonctionnement[NT 3]. La présidence et les membres du comité qui élaborent les projets et les directives représentent les divers groupes de pression. En dépit des différences dans les diverses organisations quant à leurs intérêts professionnels, il y a une grande proportion de chevauchements dans les motifs d'adhésion; et ces associations n'entrent pas en concurrence les unes avec les autres comme ce serait le cas pour un système de contrôles oppositionnels. Lorsque les écoles ou les doctrines psychiatriques sont en conflit, comme par exemple dam le cas de l'école freudienne et de l'école néofreudienne, il s'agit là de dissensions habituellement importées d'Europe par des Européens, où les systèmes de contrôles par opposition sont habituels. On peut déjà remarquer aujourd'hui l'influence graduelle des États-Unis: les diverses écoles sont en train de perdre de leur 191 spécificité et d'élargir leurs fondements au cours des années. En d'autres termes, même les diverses écoles psychiatriques s'ajustent au système de régulation qui prévaut.

On peut trouver également le système interne des équilibres et des régulations en fonctionnement dans des unités psychiatriques considérées isolément. Dans des centres d'enseignement universitaires, par exemple, on rencontrera des représentants de diverses écoles de thérapie: il y a les organicistes, les mentalistes, les travailleurs sociaux, les psychologues et les tenants de la thérapie occupationnelle. Ils travaillent ensemble en équipes. Ces équipes, ainsi que les idées de leurs membres, sont certainement hétérogènes, et il incombe au chef du service de maintenir l'hétérogénéité aussi bien que d'assurer le bon fonctionnement de l'unité.

La façon dont on traite le problème de l'autorité dans ces équipes de formation est remarquable. Il n'y a aucune autorité personnelle, seulement une autorité fonctionnelle. Selon le cas, le formateur peut posséder une autorité reposant sur ses connaissances ou ses capacités supérieures, mais cela, à son tour, peut être mis en question par ses élèves, qui peuvent exiger des preuves objectives. Au contraire, l'enseignant européen est généralement un exhibitionniste, comme tous les leaders de son continent. Il reste en deçà et en dehors de toute mise en question. Le formateur, aux États-Unis, s'ajuste au rôle du parent lorsqu'il est contrôlé par l'élève et il observe les premiers pas de celui-ci. Il est remarquable de voir avec quelle assurance et quel exhibitionnisme l'élève américain entreprend ses premiers pas pour mettre en pratique une capacité nouvellement acquise. L'hésitation dont feraient preuve professeurs et élèves européens dans une situation identique est à l'évidence en rapport avec le fait que l'exhibitionnisme est uniquement réservé aux leaders.

Le grand idéal américain du travail en équipe domine la vie académique et les pratiques hospitalières. Personne n'est à l'abri de la contestation, chacun peut faire l'objet de remarques et de critiques de la part de collègues, de supérieurs et de subordonnés et l'on n'éprouve guère de ressentiment. La dynamique de l'unité familiale comporte des alternances de rôles et des tâches particulières qui varient avec les circonstances. Toutes auront un objectif commun, celui de préparer les individus à leur carrière professionnelle. Les systèmes de régulation pénètrent aussi les équipes thérapeutiques. 192 Le thérapeute est en définitive une autorité typiquement américaine: fonctionnel et interchangeable. Il apprend autant de ses patients que ses patients apprennent de lui. Ce processus de correction mutuelle est probablement l'agent thérapeutique le plus efficace. Le docteur n'est pas seulement un parent compréhensif qui observe l'évolution de son enfant, mais il rappelle aussi au malade les exigences de la société.

En ce sens, le thérapeute américain aide le patient à s'intégrer sur la scène américaine; son action ressemble beaucoup à celle du conseil de surveillance dans une grande organisation. Alors que l'objectif du thérapeute européen est d'accroître les satisfactions du patient et d'encourager ses tendances narcissiques, le thérapeute américain vise à le socialiser. Ceci s'obtient en lui faisant accepter le fait que le groupe agit comme un censeur de ses actions. Socialisation et «ajustement» sont les mots clés de la thérapie américaine; elle s'efforce de réduire les différences entre le patient et ses congénères. Paradoxalement, elle y parvient en lui faisant accepter le fait qu'il est différent des autres. Une fois qu'il a admis cette différence, il ne se sent plus menacé et il apprend graduellement à accepter d'être comme les autres.

En Europe, c'est l'inverse qui est vrai: là-bas, le patient a peur de ne pas être unique, de ne pas être créatif, et il craint d'être trop comme les autres. En thérapie, ce sont ses similitudes avec les autres qu'il apprend à accepter et c'est cette acceptation qui lui procure alors la motivation pour construire les aspects de sa propre originalité.

Il semble qu'il convienne de dire que le système des contrôles internes domine la vie américaine aux niveaux politique, groupal et individuel. Connaître le système de contrôles fournit à l'individu les indices nécessaires pour lui permettre d'entreprendre l'action d'une façon appropriée et pour comprendre les actions des autres. En ce sens, être conscient de ce système de contrôles constitue de l'information sur la communication - et c'est un domaine de toute première importance pour le psychiatre.




[NT 1] «Cadre» a l'avantage de pouvoir être rapproché de «cadrage» et de «recadrage», termes souvent employés par les thérapeutes praticiens se réclamant de Bateson et de Palo Alto [NdT].
[NT 2] En français dans le texte [NdT].
[NT 3] Cf. la Nature et la Pensée, Paris, Éd. du Seuil, 1984, chap. IV, «Critères de processus mental», p. 101 sq. [NdT].