Gregory Bateson & Jurgen Ruesch Communication & Société |
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P A R T I E V I I I – Communication et conventions Gregory Bateson | ![]() | ||
S O M M A I R EPréfaces
I – Valeurs, communication et culture II – Communication et relations humaines III – Communication et maladie mentale IV – La communication et les valeurs américaines V – Perspectives américaines VI – La communication et le système de contrôle et régulation VII – Information et codage VIII – Communication et conventions IX – La pensée psychiatrique X – La convergence de la science et de la psychiatrie XI – Individu, groupe et culture Références bibliographiques |
Au chapitre précédent, nous avons élaboré une théorie de la communication. Nous sommes partis de l'irritabilité et de l'action adaptative au niveau le plus simple, puis nous avons progressé à travers les phénomènes de codage jusqu'à ceux de perception mutuelle avec conscience réciproque de cette perception. Avec ce dernier élément, notre théorie est entrée dans le domaine des relations humaines.
Dans le présent chapitre, nous allons continuer à nous occuper de questions humaines. Au lieu de parler d'épinoches et d'entités abstraites, nous commençons à nous intéresser à des êtres qui, schématiquement au moins, ressemblent à des personnes. Ce pas vers l'humain que nous voulons faire dans ce chapitre consistera à examiner l'idée que l'homme vit en fonction de propositions dont la validité dépend de sa croyance en ces propositions.
Deux catégories de prémisses de ce genre ont été mentionnées au chapitre précédent. D'abord les propositions sur le codage. Un énoncé tel que «Le mot “chat” représente un certain petit mammifère» n'est ni vrai ni faux. Sa vérité dépend d'un accord entre les interlocuteurs pour qu'il soit vrai. C'est en raison d'un accord de ce genre qu'ils se comprennent, ou bien, s'ils ne se mettent pas d'accord, qu'un malentendu intervient. Et cet énoncé sur le mot «chat» n'est que l'un d'une vaste catégorie d'énoncés sur le codage. Cette catégorie s'étend à tout le domaine qui, à partir des conventions phonétiques locales, passe par celles du vocabulaire et va jusqu'aux conventions de la syntaxe. On y trouvera aussi les conventions de rythme, d'insistance, de tonalité de la voix, et de toutes autres modalités de la communication verbale et non verbale 242 parce que toute communication implique un codage et que les codes sont des conventions.
Le chapitre précédent contenait en outre des indications sur la métacommunication. C'est une catégorie plus grande au sein de laquelle les énoncés sur le codage forment une sous-catégorie. Quand A communique avec B, le simple acte de communiquer peut véhiculer l'énoncé implicite: «Nous sommes en train de communiquer». En fait, ceci est peut-être le message le plus important qui soit émis et reçu. Les rodomontades des adolescents américains ainsi que les propos plus tempérés mais non moins stéréotypés des adultes ne se soucient qu'occasionnellement de donner et de recevoir de l'information objective; les gens ne parlent en général, aux heures de loisir, que parce qu'ils ont besoin de savoir qu'ils sont en contact les uns avec les autres. Il se peut qu'ils posent des questions qui, à première vue, semblent porter sur des faits impersonnels: «Est-ce qu'il va pleuvoir ?» «Quelles sont les nouvelles de la guerre aujourd'hui ?» Mais ce qui intéresse celui qui parle, c'est essentiellement le fait de communiquer avec un autre être humain.
Avec des gens que nous connaissons peu, nous «tenons conversation» plutôt que d'accepter le message qui serait implicite dans le silence - le message: «Nous ne communiquons pas». II semble que ce message provoquerait de l'angoisse parce qu'il implique un rejet; peut-être aussi parce que ce message explose de lui-même en paradoxe: si deux personnes échangent un tel message, sont-elles en train de communiquer ?
Sous ce rapport, de nombreux jeux sont intéressants. Un message implicite échangé à une table de bridge ou sur un court de tennis, c'est l'affirmation d'un accord entre les joueurs quant aux règles et quant aux buts. En participant au jeu, ils affirment le fait de la communication et, par la compétition, ils affirment que des prémisses de valeurs sont partagées.
De même, toute formule de politesse, toute inflexion de la voix qui dénote du respect ou du mépris, de la condescendance ou de la dépendance, est un message sur la relation entre deux personnes. De tels messages sont portés par le courant de la communication verbale. Tous ces messages et leur codage sont déterminants quant aux rôles et aux statuts dont l'existence et la stabilité dépendent de l'accord explicite ou implicite entre les personnes. De plus, tous les indices qui définissent statut et rôle 243 sont métacommunicants, puisque tout récepteur est guidé dans son interprétation ou dans l'action qui s'ensuit par l'idée qu'il se fait des rôles et des statuts respectifs de lui-même et de celui qui parle.
Il apparaît alors que, à l'intérieur de la classe plus grande des propositions métacommunicantes, il est possible de distinguer au moins deux sous-catégories: les propositions sur le codage et les propositions sur la relation interpersonnelle. Il est certain, toutefois, qu'un chevauchement se produit fréquemment entre ces deux sous-catégories, et il suffit de déplacer très peu l'accentuation ou l'interprétation pour qu'une proposition donnée paraisse passer d'une sous-catégorie à l'autre. La nature de ce déplacement résulte de deux faits:
Le but du présent chapitre est l'examen de toute cette question des propositions et des prémisses implicites qui sont vraies dans la mesure où on le croit.
D'abord, il est nécessaire d'examiner brièvement l'occurrence de modèles de ce genre dans la vie humaine. En gros, l'argument sera que des propositions ou des prémisses de ce type se retrouvent pendant toute la durée de la vie. Elles sont implicites dans les phénomènes d'apprentissage, elles se reproduisent dans les processus de formation du caractère et, finalement, elles déterminent les phénomènes des relations humaines et même la foi religieuse.
La meilleure façon d'aborder cette question est peut-être à partir des expériences sur l'apprentissage [74]. Même dans des 244 expériences très simples, telles que celles d'apprentissage par répétition, Hull [79] a démontré qu'il apparaît un phénomène d'un niveau de complexité plus élevé que celui traité ordinairement par les psychologues expérimentalistes. On découvre qu'un individu qui apprend par la répétition à réciter des suites de syllabes sans signification, non seulement apprend à répéter les syllabes dénuées de sens de la série donnée, mais devient également plus capable d'apprendre en général des suites de syllabes dénuées de sens. Si on lui présente une autre série de ces syllabes, il apprendra la deuxième série plus rapidement que la première. De même, il apprendra une troisième série plus rapidement qu'il a appris la deuxième, et ainsi de suite jusqu'à ce que l'aptitude à apprendre ces séquences de syllabes sans signification arrive à une limite asymptotique.
Le terme «apprentissage secondaire» (deutero-learning[NT 1]) [18] a été adopté pour décrire cet ordre supérieur d'apprentissage et ce mot peut être considéré comme synonyme d'«apprentissage de l'apprentissage» (learning to learn).
Si nous considérons maintenant les diverses sortes d'expériences d'apprentissage, nous trouvons qu'il est possible de classer les différentes catégories d'expériences selon un modèle formel [74]. Il y a les expériences de répétition, déjà mentionnées. Il y a les expériences pavloviennes où les actions du sujet de l'expérience n'ont pas d'influence sur l'apparition ni sur le moment de la récompense ou de la punition. Il y a les expériences de renforcement instrumental où le sujet, en accomplissant un certain acte, détermine le moment où la récompense sera donnée. Il y a les expériences d'évitement instrumental où le sujet, par 245 sa propre action, empêche un événement punitif de se produire. Il y a les expériences d'évasion, les expériences de labyrinthe, etc.
En bref, il y a une série de types de séquences de temps et une série de rôles différents qui peuvent être assignés au sujet de l'expérience, et les séquences temporelles ainsi que les rôles diffèrent d'un type d'expérience à l'autre.
Nous proposons maintenant l'hypothèse suivante pour laquelle on ne dispose pas encore de vérification expérimentale[1]: si le sujet humain témoigne d'une aptitude à «apprendre à apprendre» dans des expériences de répétition, il est donc probable que le phénomène de l'apprentissage de l'apprendre se produira d'une façon beaucoup plus générale, et, nous supposons, est présent dans tous les autres types d'expériences d'apprentissage. Par exemple, le sujet de l'expérience qui a vécu une série de contextes instrumentaux saura mieux s'y prendre dans d'autres contextes instrumentaux. En fait, il est probable qu'il y aura un phénomène d'apprentissage secondaire pour chaque type d'expérience d'apprentissage: le sujet apprendra à aborder le type particulier de contexte séquentiel dont il a eu une expérience répétée.
S'il en est ainsi, nous pouvons poursuivre en nous demandant: dans quelle sorte de monde vivra le sujet qui aura fait successivement l'expérience de différents contextes instrumentaux ? Comment percevra-t-il et interprétera-t-il le monde dans lequel il vit ? Il est clair que le sujet s'attendra à ce que le monde soit fait de contextes appropriés à des réponses instrumentales; le seuil de sa reconnaissance de tels contextes sera donc abaissé.
De même, en ce qui concerne le sujet pavlovien, nous pouvons maintenant indiquer qu'il s'attendra à affronter un monde où il n'a aucun contrôle sur le bon et le mauvais qui peuvent l'assaillir. Il essaiera de savoir quand ils surviendront pour prendre des précautions physiologiques appropriées, préparant son corps à être nourri ou bien à souffrir. Il pourra chercher en quelque sorte des présages qui le préviendront du moment où le désastre arrivera, mais il ne lui viendra pas à l'esprit qu'il pourrait faire quoi que ce soit pour éviter ce désastre, excepté à l'intérieur de son corps. Pareillement, le sujet qui a une expérience répétée de l'évitement instrumental 246 aura envers le monde une attitude différente de celle du sujet qui aura fait des expériences répétées de la récompense instrumentale: le premier cherchera à éviter une punition; le second cherchera à obtenir un gain positif. Et ainsi de suite.
Ainsi, la discussion se déplace: le type de questions que posent les psychologues expérimentalistes («Dans quelles circonstances le sujet apprendra-t-il à faire ceci ou cela ?») fait place à une discussion de niveau plus élevé concernant les circonstances qui changeront la «structure de caractère» de l'animal. Le sujet de l'expérimentation pavlovienne devient, en l'occurrence, le prototype d'une certaine forme de fatalisme. Le sujet soumis à l'expérimentation instrumentale devient, en quelque sorte, le prototype de certains traits de la structure du caractère américain; et ainsi de suite.
Nous sommes, en fait, en train de poser les bases d'un ensemble de catégories formelles pour décrire la structure du caractère, et les descriptions sont tirées non pas de ce que le sujet a appris dans le vieux sens simple du mot «apprendre», mais du contexte dans lequel le simple fait d'apprendre est survenu.
C'est à ce niveau que les expérimentations sur l'apprentissage deviennent intéressantes pour la psychiatrie, et l'hypothèse de l'apprentissage secondaire jette un pont entre la simple psychologie et la théorie psychiatrique. Le psychiatre n'est pas concerné par la question de savoir si le patient sait écrire, taper à la machine, jouer du piano, marcher ou faire n'importe quoi d'autre; ce qui l'intéresse, c'est la description du contexte dans lequel le patient a appris, par exemple, à taper à la machine ou à contrôler ses sphincters. Si le patient a appris sa leçon dans un contexte de menaces de punition, ce fait peut nous éclairer sur la structure de son caractère beaucoup plus que le simple fait qu'il ait appris les gestes qu'il fallait.
Maintenant, demandons-nous de quelle nature est la prémisse consciente ou inconsciente qui guide le sujet des expériences instrumentales ? Une proposition que nous pouvons sommairement énoncer pour lui est: «Le monde est fait de contextes dans lesquels je peux agir instrumentalement». Si nous examinons cette phrase, il est immédiatement évident que le sujet instrumental connaîtra, dans certaines limites, un monde dans lequel ses prémisses seront apparemment vérifiées. Étant un organisme instrumental, 247 il abordera le monde expérimentalement. Il recherchera les contextes structurés d'une façon similaire et v répondra, ses réponses seront faites en conséquence. Ce faisant, il renforcera sa propre croyance selon laquelle le monde est un monde instrumental.
Parallèlement, un sujet fataliste, un pavlovien, qui croît qu il ne peut rien faire pour obtenir un avantage ou pour éviter la punition, agira dans le monde de telle façon que sa prémisse sur la nature du monde se trouvera «vérifiée». Ces propositions sur la nature du monde dans lequel nous vivons ne sont en fait ni vraies ni fausses dans un sens simple et objectif. Elles sont plus vraies si c'est en fonction de ces prémisses que nous croyons et agissons et plus fausses si nous ne le croyons pas. Leur validité est fonction de notre croyance.
Le psychiatre connaît bien les phénomènes de ce genre. Le paranoïaque, par son action, crée autour de lui les types de relations avec les êtres humains qui, effectivement, renforceront ses prémisses paranoïaques sur la nature humaine. S'il se méfie de chacun et agit en fonction de sa méfiance, il trouvera que les gens sont remarquablement indignes de confiance. Et les mêmes considérations s'appliquent à toute une foule de prémisses aberrantes.
Nous remarquons que les présuppositions qui président à la structuration du caractère sont en étroite relation avec les contextes dans lesquels l'apprentissage se produit[2] et, en outre, que ces prémisses de la structure du caractère font partie des propositions générales dont nous discutons dans ce chapitre - à savoir, celles dont la validité dépend de la croyance.
Nous sommes maintenant dans le domaine des relations humaines. Pour les aborder d'une façon formelle tout en restant dans la ligne de la psychologie, issue des expérimentations 248 sur l'apprentissage. Il convient alors de considérer que les expériences d'apprentissage ne consistent pas seulement à placer un sujet soumis à l'expérimentation dans un environnement inanimé, mais à envisager un système de deux personnes dans lequel le sujet est confronté à un autre organisme.
Par conséquent, après avoir parlé du sujet dans les paragraphes qui précèdent, nous allons maintenant étudier la personne de l'expérimentateur. Quand on affirme tout de go que l'expérimentateur est également un organisme, nous nous apercevons que lui aussi s'est placé dans un contexte d'apprentissage, plus complexe que celui auquel est soumis l'animal.
Dans le contexte du sujet pavlovien, ce sujet perçoit d'abord le stimulus conditionnel (par exemple une sonnerie), puis il attend un certain laps de temps, peut-être en salivant, puis il passe finalement par le moment du renforcement (par exemple de la poudre de viande). Si, maintenant, nous détaillons toute cette série d'événements dans la perspective de l'expérimentateur, nous définissons par là même un modèle complémentaire: l'expérimentateur agit d'abord pour donner un signal (la sonnerie); puis il reste inactif durant un certain temps, en observant la réaction de l'animal, et, finalement, il administre le renforcement, quelles que soient les réactions.
Si l'on considère en même temps, d'un seul regard, ces deux côtés de l'interaction, on obtient des paradigmes pour des phénomènes tels que la dominance et la soumission, la dépendance et l'assistance, et d'autres du même genre. Chacun de ces termes, qui auparavant étaient séparés, peut maintenant être défini d'une façon précise en fonction d'une certaine prémisse apprise secondairement et acquise dans les contextes d'apprentissage de l'interaction humaine. Et ces définitions plus précises permettront de distinguer un certain nombre de catégories d'interactions qui jusque-là étaient confondues: par exemple, la «dominance» de l'expérimentateur pavlovien est nettement différente de la «dominance» de l'expérimentateur dans le cas de la récompense instrumentale.
Pour illustrer cela, considérons l'interaction entre deux personnes, A et B, et représentons les actions de ces personnes par a et b respectivement. Grâce à ce symbolisme, il est possible de substituer à l'énoncé vague «A est dépendant de B» une formulation plus précise comme: «Par son expérience d'interaction passée 249 A est porteur d'une prémisse apprise secondairement (a deutero-learned premise); du fait de cette prémisse, il s'attend ce que, en interaction avec B, se produisent fréquemment des séquences du type suivant:
a' b a''
Le lecteur peut penser que nous nous efforçons de décrire d'une façon rigoureuse ce qui n'est qu'une simple évidence. Mais de l'étude de paradigmes tels que dépendance-assistance, dominance-soumission et d'autres du même genre émerge un curieux ensemble de paradoxes: plus on définit d'une façon précise les paradigmes, plus il devient évident que les personnes impliquées dans l'interaction se sentent étrangement libres d'imposer à ces séquences les interprétations qui leur sont propres.
Cette liberté est limitée par d'anciennes prémisses apprises secondairement, ce qui permet à l'individu de percevoir les séquences d'interaction de sa propre manière, idiosyncrasique. C'est ainsi qu'il trouve un renforcement pour ses propres prémisses apprises secondairement.
Un exemple est nécessaire. Le paradigme de l'énoncé: «A domine instrumentalement B» sera:
a' b a''
Le paradigme de la dominance de A ressemble à l'évidence au paradigme de la dépendance du même A indiqué plus haut: tous deux ont la forme a' b a''.
Il faut donc se demander si la «dominance instrumentale» est réellement différente de la «dépendance» ou bien si les participants dans une situation donnée ont une liberté d'interprétation telle que a' b a'' puisse apparaître à certains individus comme de la dominance alors qu'à d'autres la même formule apparaîtrait 250 comme de la dépendance. La réponse est qu'il existe certainement de nombreux cas où on peut considérer a' soit comme un appel à l'aide, soit comme un ordre; de même, on peut souvent considérer b ou bien comme un acte d'assistance ou bien comme un acte d'obéissance; et a'', si c'est un énoncé d'acceptation, un «merci», peut être considéré soit comme une réponse condescendante, soit comme une réponse appropriée pour celui qui est en position de dépendance. C'est à A et à B, chacun, qu'il appartient de poser sa propre interprétation des événements, de déterminer si A a été dominant ou dépendant. Finalement, il est important de remarquer qu'il n'est pas forcé que A et B soient obligatoirement d'accord dans leurs perceptions à ce niveau.
Le cas de Jeeves, dans les histoires de Wodehouse, fournira un exemple plus concret. Jeeves est un majordome d'un certain âge et Bertie Wooster est son chenapan de jeune maître. La question qui nous intéresse ici est de savoir si Bertie est dépendant de Jeeves (en tant qu'enfant par rapport à un adulte) ou bien s'il est en position dominante par rapport à Jeeves (comme un maître face à un serviteur). Les ordres que Bertie adresse au majordome sont-ils des indications de faiblesse ou des commandements ? Bertie, pour sa part, est libre de croire que c'est lui le maître; mais Jeeves a la liberté, de son côté, de dignifier sa propre position en considérant que c'est lui qui apporte assistance à Bertie.
Ainsi, la définition d'une relation ne dépend pas seulement de la chaîne des événements qui constituent l'interaction, mais aussi de la façon dont les individus concernés voient et interprètent ces événements. Cette façon de voir, ou cette interprétation, peut être considérée comme l'application d'un ensemble de propositions sur le monde ou sur soi-même dont la validité dépend de la croyance en elles du sujet. Les individus ont en partie la liberté de faire de leur monde une interprétation en fonction des prémisses qui correspondent à la structure de caractère qui est la leur, et cette latitude est encore accrue par les phénomènes de sélectivité de la conscience et du fait que l'individu qui perçoit contribue par ses propres actions à jouer un rôle.
À la même catégorie que les définitions secondaires (deutero-définitions) des relations et que les prémisses de la formation du caractère appartiennent nombre de prémisses de toute culture donnée. Lorsque nous avons évoqué certaines différences entre 251 l'Angleterre et les États-Unis (chapitre VI), nous avons suggéré qu'une différence fondamentale peut être dégagée du fait que l'enfant aux Etats-Unis accomplit des comportements exhibitionnistes et autosuffisants vis-à-vis de ses parents qui prennent le rôle de spectateurs; tandis qu'en Angleterre l'enfant de préférence joue un rôle de spectateur vis-à-vis de ses parents: ceux-ci sont des modèles qui lui montrent comment il faut agir. Ce trait américain qui fait que la position spectatrice accompagne d'autres caractéristiques parentales telles que l'assistance et la dominance n'est ni vrai ni faux; c'est une convention de relation qui façonne la structure du caractère et qui ne doit sa validité qu'à l'acquiescement inconscient ou habituel de ceux qui participent à la relation.
De même, les valeurs de la culture américaine dont il a été longuement question (chapitre IV) - moralité puritaine, réussite, changement, égalité et sociabilité - sont le reflet de principes qui ont cet ordre de généralité. Cet ensemble des valeurs de moralité, de réussite, etc., est continuellement renforcé par l'occurrence d'actions et de communications dans lesquelles sont implicites des propositions plus abstraites sur ces valeurs. Ces propositions sont ainsi métacommunicantes, et leur validité dépend de l'apparition des actions et paroles plus concrètes qui résultent de l'acceptation de ces valeurs par les Américains. Les mécanismes par lesquels ces sortes de propositions de valeurs se propagent dans une culture sont des processus circulaires [14; 19].
Parmi les prémisses de relations humaines qui sont définies culturellement, nous incluons les prémisses de structuration familiale et toutes les prémisses de rôle, de statut, de classe et de caste qui définissent également les processus de l'interaction. Et il nous faut ajouter à tout cela les conventions des comportements internationaux et interculturels [13] - y compris les pénibles et odieuses conventions qui conduisent à une guerre internationale et y aboutissent. Ce ne sont pas seulement les prémisses de relations interpersonnelles harmonieuses mais également des prémisses d'hostilité qui sont véhiculées par le courant d'une communication et d'une action plus objectives; et ce qui est vrai des personnes s'applique aux relations internationales quand l'effondrement progressif d'un modus vivendi fait apparaître progressivement un niveau de métacommunication. 252
Cet effondrement finit par conduire à l'amère convention de recourir à la force.
Mais cet accord, cependant, possède encore le même degré d'irréalité ou de réalité - le même degré d'abstraction - que toutes les vérités dont la validité réside dans la conviction des hommes. Si, entre deux nations, chacune arrive à croire à l'hostilité de l'autre, cette hostilité est réelle dans cette mesure et dans la mesure seulement où chacune agit en fonction de cette croyance; mais elle est irréelle et il y a donc toujours quelque espoir, dans les affaires internationales, en ce que l'on peut concevoir que les croyances soient réversibles. «Blanc bonnet et bonnet blanc» sont d'accord pour se battre.
Cet examen de propositions dont la validité dépend de la croyance nous permet maintenant d'inclure dans le groupe général des énoncés métacommunicants les types suivants:
Nous allons poursuivre naturellement cette étude en examinant des prémisses de la vaste activité symbolique des hommes dans les domaines du jeu, de l'art et de la religion. 11 convient cependant de nous arrêter ici pour réfléchir à l'impact de la pensée philosophique actuelle sur ce qui a été dit jusqu'à maintenant.
Au chapitre précédent, sous le titre des contradictions du codage, nous avons indiqué qu'il y a toujours un danger: les lignes de pensée d'un individu peuvent s'enchevêtrer et produire des paradoxes du type général implicite dans l'énoncé «Je mens» ou dans le problème plus formel de Russel, «la classe des classes qui ne sont pas membres d'elles-mêmes». Nous sommes maintenant en présence d'une difficulté particulière: à savoir qu'il est certain que l'étude de la métacommunication nous conduira à des paradoxes de ce même type. Ils apparaissent lorsqu'un énoncé donné est simultanément un énoncé sur lui-même. Si nous prenons, par exemple, le paradoxe présenté par l'homme qui dit: «Je mens», nous sommes pris dans le paradoxe parce qu'il élabore un énoncé et qu'il fait un énoncé sur cet énoncé, le second étant d'un ordre d'abstraction différent du premier. Le paradoxe provient du jeu entre ces deux niveaux d'abstraction. 253
En traitant des propositions métacommunicantes, nous nous retrouvons nous-mêmes immédiatement dans cette position parce que les énoncés de métacommunication sont d'un niveau d'abstraction différent des simples énoncés objectifs sur le courant desquels ils sont véhiculés.
Au cours des deux dernières décennies, une quantité considérable de recherches ont été consacrées à essayer de démêler ces difficultés qui ont été mises en évidence au cours des années vingt. On a alors espéré [176] que les mathématiques et la logique pourraient former un tout unifié sans recourir à des propositions «auto-évidentes»; et Russell et Whitehead ont cherché, dans les Principia Mathematica [177], à établir une sorte d'unité entre les mathématiques et la logique. On a découvert, toutefois, que toute tentative de ce genre impliquait la question: «Qu'entend-on exactement par ces axiomes “autoévidents” sur lesquels repose tout système mathématique ?» On a découvert également que les énoncés qui définiraient les axiomes, et qui leur donneraient un fondement logique, devraient toujours être des énoncés d'un ordre d'abstraction différent de celui des axiomes à partir desquels on construit les théorèmes. Les énoncés qui expliquent les axiomes eux-mêmes sont en fait métacommunicants par rapport aux axiomes, et ces derniers sont de la métacommunication si on les compare aux théorèmes. Le statut des axiomes devient par conséquent ambigu puisqu'ils sont utilisés à deux niveaux d'abstraction, l'un relativement métacommunicant, l'autre relativement «objectif»; et tout le système des énoncés devient ainsi comparable à la sonnerie électrique (p. 222) qui doit osciller entre la position «Oui» et la position «Non».
Depuis l'époque des Principia Mathematica, la question est devenue encore plus brûlante et plus directement en rapport avec ce que nous traitons ici. Gödel [63] a maintenant prouvé solidement qu'aucun système d'énoncés ne peut être autonome au sens où il expliquerait ses propres axiomes sans être contradictoire; et toujours - en raison de la nature même de la communication et de la métacommunication - des contradictions du type russellien s'insinuent obligatoirement. Cette indication de Gödel - et il n'y a aucune raison à présent de douter de sa démonstration [176] - signifie en fait que la psychologie et l'étude de la communication humaine ne peuvent jamais 254 prétendre édifier un système autonome et cohérent qui ne soit autocontradictoire.
En bref, nous devons affronter le fait que, si nous traitons à la fois la communication objective et la métacommunication, des contradictions surviendront dans le champ même de notre propre investigation.
En pratique, cela veut dire qu'il faut nous attendre à trouver dans les grands domaines créatifs de la communication humaine - le jeu, l'art, la religion, l'épistémologie et la théorie psychiatrique - des paradoxes généraux comme celui contenu dans l'énoncé «Je mens», et il nous faut les accepter. Après cette mise en garde nous sommes maintenant prêts à examiner la nature du jeu, de l'art et de la religion.
Dans le jeu, l'élément «Je mens» est clairement reconnaissable. Les participants à un jeu établissent, en tant que fictions, les règles de ce jeu: ils érigent comme une fiction (fluctuante de surcroît) la convention que les joueurs sont opposés les uns aux autres ou doivent concourir les uns avec les autres; ils fixent des dispositions fictives de codage pour déterminer comment le gain et la perte seront symbolisés. Comme on dit: «Ce n'est qu'un jeu».
En art, la question est plus obscure, mais elle s'éclaircit si l'on considère la différence entre l'art et la propagande [41]. Le propagandiste s'occupe de persuader son public que ce qu'il dit a une vérité plus grande que celle de conventions élaborées par les hommes. Il veut convaincre le public que le message de propagande est un énoncé objectif plutôt qu'un message métacommunicationnel. Il est vrai, naturellement, que beaucoup de formes de propagande, films, pièces de théâtre et autres, ont une apparence extérieure d'honnête fiction, mais toujours dans le schéma de la propagande, on insiste sur l'idée que cette fiction est, dans un certain sens, vérité objective. L'histoire est présentée comme «typique», et par conséquent les spectateurs sont incités à agir comme si c'était un énoncé de la vérité.
L'artiste, en revanche, à l'opposé du propagandiste, peut affirmer honnêtement: «Ceci est ma création», ou: «Ceci est la façon dont je réagis à une certaine partie de mon univers»; et les paradoxes qui surviennent dans l'énoncé «Je mens» se trouvent en puissance dans cet énoncé. Les vérités que l'artiste exprime contiennent franchement et honnêtement la combinaison de la 255 métacommunication et de l'objectif. C'est là peut-être la plus grande distinction formelle que l'on puisse faire entre l'art et la propagande.
De même, le grotesque «vrai» et «faux» de Ruskin illustre le même point. Dans le cas du «vrai» grotesque, l'artiste présente honnêtement une certaine création de l'imagination humaine, une certaine image, soit traditionnelle, soit créée dans sa propre vie mentale, ni vraie ni fausse, mais humaine. Dans le «faux» grotesque, l'artiste essaie de persuader son audience, au moins pour un temps, que sa création est une réalité, est vraie en un sens objectif, et la fausseté du «faux grotesque» réside précisément en ceci qu'aucune création de l'imagination humaine n'a cet ordre de vérité. Sa seule vérité est d'être une création véritable - la création d'un esprit honnête.
Dans le domaine de la religion, le problème du tri des éléments objectifs, des éléments de propagande et des éléments artistiques est extrêmement complexe, ainsi que celui de leur liaison avec la catégorie générale des propositions dont la validité est fonction de notre conviction.
En effet, les conflits d'opinion sur le degré de vérité objective ou seulement symbolique du discours religieux ont été des sources de dissensions à travers les siècles. Les chrétiens ont eu notoirement tendance à défendre avec insistance le point de vue que leurs mythes et même leurs paraboles devaient être considérés comme des vérités objectives; tandis que les antireligieux ont adopté une position extrême, opposée et tout aussi stupide, en déniant toute vérité, même métacommunicative ou relative, à tout document religieux sur l'authenticité duquel ils pouvaient jeter un doute.
Chaque religion possède ses assises mythiques fondamentales. Dans le christianisme, par exemple, nous trouvons des énoncés qui définissent la toute-puissance de Dieu et la relation de Père à Fils avec l'humanité. Nous n'évaluerons pas ici ces énoncés d'un point de vue objectif et historique. Mais nous devons admettre que, quel que soit leur degré de vérité objective, ils véhiculent implicitement dans leur poésie un grand nombre d'assertions semblables à celles dont nous parlons ici. Nous ne nous demandons pass'il y a un Père au Ciel; nous disons seulement que les mots «Notre Père qui êtes aux cieux», mis à part leur vérité ou leur fausseté objective, véhiculent des propositions 256 implicites sur la fraternité humaine. Et nous faisons ressortir que ces propositions implicites appartiennent à la catégorie qui nous intéresse ici: dans la mesure où les hommes peuvent croire et agir en fonction de leur supposée fraternité, cette prémisse déterminera leur relation mutuelle; et, dans la mesure où ils n'y croient pas et agissent en fonction de leur non-croyance, la proposition implicite contraire devient vraie.
Les paragraphes qui précèdent soulèvent des questions auxquelles on ne peut pas encore répondre - spécialement la question des limites de la vérité secondaire (deutero-truth). Nous affirmons que la validité d'une proposition secondaire est en fonction de la croyance, et il est assez clair que, dans beaucoup de cas, il y a pour les variables «réalité» et «croyance» une gamme de valeurs pour lesquelles un renforcement de la croyance entraînera un accroissement de validité. Mais cela ne signifie pas pour autant que la relation entre ces variables est linéaire ou qu'une croyance totale s'accompagnera d'une validité complète. En effet, il est probable qu'une validité totale ne peut être atteinte que dans des cas spéciaux - si jamais elle peut l'être. Plus usuellement (par exemple dans le cas de la fraternité humaine), on peut s'attendre à ce que la validité de la proposition atteigne un maximum au-delà duquel des augmentations ultérieures de la croyance auront pour résultat des phénomènes de frustration pour ceux qui croient: certains d'entre eux se mettront alors à douter de la validité de la proposition. D'autres complications surviennent s'il y a une division de l'opinion dans une population, et il est probable que surgira cette variété particulière de conflit que Collingwood a décrit comme «éristique» - c'est-à-dire un conflit sur une certaine variable qui, si on ne s'en mêlait pas, se situerait à une valeur intermédiaire entre les valeurs pour lesquelles les deux parties sont en lutte.
Nous ne pouvons que mentionner l'apparition de ce genre de propositions secondaires dans la structure de chaque système religieux. Mais il faut dire que des vérités de la catégorie dont nous parlons sont implicites dans toute communication religieuse, que ce soit dans la mythologie ou dans le rituel; et ces propositions ne comprennent pas seulement les implications éthiques de la religion pour l'action humaine: elles comprennent aussi les théories que chaque religion particulière utilise pour définir la relation entre l'homme et l'univers: La religion [25] est une mine de propositions apprises secondairement 257 que l'on résume par des mots tels que «fatalisme», «instrumentalisme», «passivité», «consentement», «libre arbitre», «déterminisme», «responsabilité», «culpabilité», «acceptation de l'univers» ou révolte contre lui, et ainsi de suite.
En fait, la religion, comme la science, la philosophie et l'art, représente l'un des facteurs fondamentaux qui déterminent notre épistéinologie - nos théories sur la nature de la réalité dans laquelle nous vivons, et nos théories sur la nature de notre connaissance de cette réalité.
Cela nous amène à la conclusion de ce chapitre. Alors qu'à la fois le chapitre précédent et la présente étude sur la forme des propositions secondaires ont exposé l'épistémologie des auteurs de ce livre, dans le prochain chapitre nous examinerons l'épistémologie implicite qui se révèle dans une série de propos de psychiatres. Nous avons défini le point de vue à partir duquel nous étudierons ce que disent les psychiatres. Et nous pouvons conclure cet exposé de notre position par une remarque qui peut paraître étrangement négative.
Comme nous l'avons dit plus haut, il semble que toutes les tentatives pour élaborer un corpus d'énoncés cohérent à plusieurs niveaux d'abstraction doivent toujours aboutir au paradoxe et à la contradiction. Il est évident que des énoncés sur la théorie de la connaissance sont extrêmement abstraits et appartiennent à la classe des propositions dont la validité dépend en partie de la croyance. Cela indiquerait que les processus réels de la connaissance (comme les processus de l'apprentissage dont il a été question plus haut) sont sûrement modifiés par la théorie de chaque sujet sur la nature de la connaissance. S'il en est ainsi, alors il doit y avoir une limite au-delà de laquelle l'épistémologie ne peut pas aller - une limite sur laquelle se brisera notre tentative de résoudre les contradictions de l'expérience et de la communication.
Au moment où nous écrivons, il nous faut ajouter un dernier mot à la description de notre position épistémologique: nous nous attendons, nous l'avouons, à ce que notre propre point de vue, comme tous les autres, soit en fin de compte ou incomplet ou en contradiction avec lui-même.
[1] Les expressions utilisées par Bateson
en anglais dans ce texte sont deutero-learning et learning to learn.
D'autres textes de Bateson sur le même sujet ont été traduits antérieurement et nous
avons trouvé ces expressions rendues de diverses façons en français:
«deutéro-apprentissage», «apprentissage secondaire», «apprentissage de l'apprentissage»,
«apprendre à apprendre», «apprentissage de l'apprendre».
Nous utiliserons occasionnellement telle ou telle de ces formules en raison
d'opportunités de contexte. En général, la formule «apprentissage secondaire» nous
paraîtra préférable parce que susceptible de s'articuler avec des familles d'expressions
soit sur l'apprentissage, soit sur la hiérarchie de primarité, secondante, tertialité
éventuelle, etc.
Et de telles articulations nous paraissent susceptibles d'aider à mieux comprendre d'une
part la pensée de Bateson et ses nuances, d'autre part la réalité à laquelle cette pensée
s'applique [NdT].
[1] Depuis que ce texte a été écrit,
l'attention de l'auteur a été attirée par les expériences de Harlow sur les
apprentissages sériels (learning sets) [72]. Les courbes d'apprentissage d'ensembles de Harlow
(learning set curves) sont précisément des deutero-learning curves.
[2] La relation précise entre apprendre à accomplir
une action donnée dans un certain contexte, ce que nous pouvons appeler
«proto-apprentissage», et l'apprentissage plus élaboré que nous appelons ici
«deutéro-apprentissage» est encore obscure. Il est probable que tout apprentissage
primaire s'accompagne au moins dans une certaine mesure d'appentissage secondaire, mais
l'inverse n'est pas nécessairement vrai. Il est pour le moins concevable que
l'apprentissage secondaire puisse survenir chez des entités qui sont incapables de
proto-apprentissage (proto-learning). En particulier, von Neumann [168] a démontré que certaines règles et
certaines conventions de comportement doivent en toute logique obligatoirement exister
chez d'hypothétiques robots en compétition, dont la rationalité totale, par hypothèse,
rend impossible tout apprentissage primaire à partir de l'expérience.