Gregory Bateson & Jurgen Ruesch
Communication & Société
PRÉC. SOMM SUIV.

P A R T I E   I X – La pensée psychiatrique
Gregory Bateson


S O M M A I R E


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IX - La pensée psychiatrique
– Approche épistémologique –
Gregory Bateson

Traditionnellement, «épistémologie» signifie théorie de la connaissance – étude de la nature du savoir – et la branche de la philosophie qui s'est développée autour de ce mot est imbriquée avec l'ontologie, étude de la nature de l'être. De fait, le fameux Cogito ergo sum («Je pense donc je suis»), de Descartes, définit un point de rencontre entre ces deux types d'investigation philosophique.

Au chapitre précédent, nous nous sommes efforcés d'exposer notre position épistémologique; et au cours de cet exposé le sens même du mot «épistémologie» a été déplacé de sa signification habituelle. Nous avons avancé que l'étude de la connaissance ou, comme nous l'appelons, l'étude de l'«information» est inséparable de l'étude de la communication, du codage, des buts et des valeurs. Nous avons ainsi modifié l'étude de l'épistémologie en y incluant un champ spécifique de phénomènes extérieurs; en même temps, nous avons déplacé le sujet en nous éloignant quelque peu des abstractions philosophiques et en introduisant des généralisations scientifiques.

Dans le cours du présent chapitre, nous utiliserons le mot «épistémologie» dans cette dernière perspective et nous tenterons de décrire l'épistémologie qui fonde la pensée et les propos des psychiatres contemporains américains.

Pourtant, un grand nombre de psychiatres ne donnent pas au mot «épistémologie» actuellement cette signification plus scientifique et moins philosophique. Lorsqu'ils utilisent le mot, ils le font dans le sens plus étroit et plus conventionnel de «théorie de la connaissance». Notre tâche sera donc de décrire aussi 260 précisément que possible les prémisses de la pensée et du discours des psychiatres et nous le ferons dans le cadre de nos propres prémisses épistémologiques.

Dans un passage précédent de ce livre, nous avons indiqué que c'est seulement lorsqu'il existe une différence entre deux personnes en contact qu'il est possible de parvenir à une nouvelle compréhension; elles peuvent prendre conscience des prémisses jusque-là inconscientes qui sous-tendaient leurs habitudes de communication. Selon nous, la même chose est vraie des épistémologies: c'est-à-dire que, si A désire étudier l'épistémologie de B, il ne peut le faire que si sa propre épistémologie diffère de celle de B, dans la mesure où il est guidé par une certaine conscience de ses propres prémisses et de celles de B. Et même en s'aidant de cette différence et de ce contraste la tâche sera encore difficile. Le présent chapitre ne pourra être qu'une tentative préliminaire et rudimentaire en vue d'une tâche qui n'est pas loin d'être impossible.

De plus, la matière que nous traitons est truffée de charges émotionnelles et d'implications controversées. Il nous faut les regarder en face si nous voulons que la communication passe. Une épistémologie, après tout, est comme une théorie scientifique ou une hypothèse. Comme toute autre théorie, elle peut être le foyer d'une controverse où le parti qui gagne pourrait bien s'arroger un certain sentiment de supériorité. Mais une épistémologie ressemble aussi à une théorie scientifique en ce sens qu'elle n'est jamais exacte. Au mieux, et même si elle fonctionne très bien, elle n'est qu'une hypothèse de travail, sujette à de futures corrections et de futures évolutions. Le chercheur peut faire de son mieux mais il ne pourra jamais (et c'est dans la nature même des choses) parvenir à une théorie qui ne soit pas sujette à réfutation. Ce sont toujours les faits qui n'avaient pas encore été découverts et .les changements de courants dans l'évolution de la pensée scientifique qui auront le dernier mot – jamais le savant lui-même.

Notre étude est aussi confrontée à une autre difficulté: nousr mêmes sommes parvenus maintenant à une position épistémolo-gique particulière, mais à partir de cette position, que nous avons essayé de rendre cohérente, il nous faut passer en revue une grande variété de points de vue – mélange de cohérence et d'incohérence. Parmi les psychiatres contemporains, certains se 261 conforment aux conceptions aristotéliciennes, c'est-à-dire à une épistémologie datant de l'époque athénienne classique; d'autres s'efforcent de penser avec rigueur selon une épistémologie comparable à celle de Wiener ou de Korzybski; d'autres encore (et c'est la majorité) ne se soucient pas de questions épistémologiques et leurs propos mélangent, implicitement et de façon complexe, des prémisses épistémologiques provenant de tous les courants de la pensée occidentale des deux derniers millénaires.

Aucun d'entre nous ne parvient à la rigueur parfaite. Dans nos écrits, quelquefois, nous pouvons prendre le temps de contrôler le flou de la pensée, mais ce n'est guère le cas quand nous parlons. Il est extrêmement difficile dans la conversation d'exprimer ce que l'on veut dire, et il est rare que l'on parle d'une façon consistante en fonction d'une seule épistémologie. Nous mentionnons ce relâchement du discours verbal parce que les données utilisées dans cette enquête sont pour la plupart des propos tenus par des psychiatres au cours de conversations informelles. Ils n'ont souvent pas mûrement réfléchi à leurs déclarations; ils se sont exprimés comme ils ne le feraient pas s'ils devaient écrire dans un contexte plus formaliste. Je sais que moi-même, dans une conversation et même pendant une conférence, je m'écarte continuellement de l'épistémologie esquissée au chapitre précédent. Ce chapitre même a été en effet difficile à écrire sans que nous nous égarions continuellement dans d'autres directions de la pensée; il se peut même que ce chapitre contienne encore de telles défaillances. Je sais que je n'aimerais pas être tenu pour responsable, sur le plan scientifique, de beaucoup de phrases isolées que j'ai prononcées lors de conversations avec de savants collègues. Mais je sais aussi que, si quelqu'un d'autre avait pour tâche d'étudier mon mode de pensée, il ferait bien d'étudier les phrases que j'ai pu prononcer dans un cadre informel, plutôt que mes écrits.

C'est pourquoi nous demandons au lecteur de se rappeler que la plupart des propos de psychiatres cités dans ce chapitre ne sont pas des déclarations scientifiques mûrement pesées et réfléchies, mais plutôt des indications sur la façon de penser de leurs auteurs – qui souvent tâtonnent entre un discours scientifique et un autre. En outre, ces échantillons sont des spécimens de propos; et, quoique les formes, la syntaxe et les métaphores de la parole exercent indubitablement un effet contraignant sur les façons de 262 penser de celui qui parle [96; 184], il n'existe pas une relation univoque entre la pensée et la parole. Il arrive souvent, semble-t-il, qu'un locuteur souhaiterait pouvoir parler en respectant une épistémologie plus souple ou plus subtile, mais il se trouve limité par les formes du langage qui ont cours dans sa culture et à son époque. Au cours du présent chapitre, cependant, nous ignorerons la possibilité de cette divergence entre la pensée et le discours au risque d'être un peu injustes envers les orateurs. Notre but, après tout, est justement de décrire ces limitations mêmes de la pensée psychiatrique qui sont caractéristiques de la subculture des psychiatres de notre époque. Le chapitre suivant tentera d'analyser les diverses tendances de la pensée psychiatrique, et donc étudiera les différences entre les idées qui sont encore en germe et le langage d'aujourd'hui. Nous espérons que ceux qui ont parlé ne se sentiront pas offensés d'être cités en tant que simples êtres humains, témoins d'une époque et sujets à l'erreur, plutôt que comme les auteurs méticuleux de théories rigoureuses.

Le plan de notre description sera le suivant.

Nous étudierons d'abord, une par une, une série de notions qui reviennent couramment dans le discours des psychiatres: leurs hypothèses concernant la pathologie, la réalité, la substance, l'énergie, la quantification, et la nature réflexive de leur discipline.

Traiter séparément ces questions revêtira évidemment un côté fallacieux parce que l'épistémologie d'un homme n'est pas constituée d'éléments séparés: il s'agit d'un système unitaire et complexe qui sous-tend sa pensée et son discours. Mais la falsification qui consiste à traiter les éléments séparément est nécessaire pour ramener le sujet de notre discussion à des fragments maniables. En outre, comme (es éléments sont traités séparément, le lecteur aura plus de mal à apprécier le changement progressif et continuel de la pensée psychiatrique: la dimension temporelle sera absente. Pour rétablir cette dimension manquante, le chapitre suivant esquissera l'évolution actuelle des tendances dans l'épistémologie psychiatrique.

Nous allons maintenant procéder à l'examen de cinq concepts épistémologiques, l'un après l'autre, comme s'ils constituaient des notions indépendantes. 263

LA PATHOLOGIE

C'est en tant qu'étude de la maladie mentale que la psychiatrie s'est développée. Nous illustrerons la façon dont les psychiatres contemporains considèrent cette science de la pathologie en citant l'un d'entre eux qui divise l'histoire de la psychiatrie en trois époques (période descriptive, période épithétique et période thématique) et qui décrit ces périodes en ces termes:

Dans la période de la psychiatrie descriptive, il était courant de parler du psychiatre comme d'un «aliéniste», c'est-à-dire une personne s'occupant de comportements étranges (…).

Le stade épithétique de la psychiatrie (…) quand le psychiatre s'intéressait aux types «introverti», «renfermé», «schizoïde», etc. Ce sont des catégories qualificatives et l'attitude émotionnelle [du psychiatre] a fait de ces adjectifs des épithètes.

La psychiatrie thématique est un stade ultérieur. Il s'agit de l'étude des thèmes ou des problèmes qui sont importants pour le patient, aussi bien pendant la période de morbidité que pendant la période qui a précédé. Ces trois niveaux (descriptif, épithétique et thématique) sont tous pertinents et nécessaires aujourd'hui. Il arrive qu'on dédaigne les aspects descriptifs et épithétiques, mais chacun de ces trois niveaux est encore nécessaire.

Peut-être s'agit-il d'un vestige des périodes descriptive et épithétique, mais, dans l'ensemble, la terminologie de la psychiatrie est riche en mots qui décrivent l'indésirable et l'anormal et elle reste pauvre en termes pour décrire les états souhaitables et la santé. La tendance à la spécialisation dans l'anormal est en train de se modifier dans différents pays de diverses façons; mais, pour le moment, nous parlons seulement de l'importance prise par l'anormalité et nous remarquons que, même au sein du milieu psychiatrique, les praticiens et les thérapeutes regrettent souvent 264 que leur spécialité soit une science de l'anormal. Ils préconisent vivement les uns et les autres la nécessité de l'étude du normal.

L'importance que la psychiatrie accorde à l'anormalité est dramatiquement ressentie par quiconque travaille dans des sciences voisines telles que la psychologie ou l'anthropologie. Nous qui travaillons dans les disciplines voisines, nous attendons des psychiatres une terminologie et des idées qui soient applicables dans nos domaines. En anthropologie, par exemple, on a tendance à emprunter le vocabulaire des diagnostics psychiatriques pour décrire les êtres humains des autres cultures. On décrit les Allemands comme «paranoïaques»; on diagnostique au sujet de la culture japonaise une insistance sur l'analité; la culture balinaise est d'une certaine façon reliée à la «schizophrénie»; et ainsi de suite.

Quoi qu'il en soit, pour le moment nous négligerons les impacts sur les autres sciences et nous nous intéresserons aux raisons pour lesquelles le langage de la psychiatrie insiste sur l'anormal et nous réfléchirons à ce que cela implique. D'abord, il y a la thérapie elle-même: le patient est différent – ou il se sent lui-même différent – du reste de la population; c'est pour remédier à cette différence qu'il consulte, ou bien pour devenir capable de la supporter. Mais ce seul fait ne serait pas suffisant pour déterminer la caractéristique dont nous parlons. Si, par exemple, il était efficace de parler de normalité au malade, le langage de la psychiatrie aurait certainement développé une terminologie riche pour ce type de thérapie éducationnelle. Qu'il n'en ait pas été ainsi résulte de diverses circonstances: non seulement il est impossible de «dire [la vérité] au malade», mais également les psychiatres croient que' l'état de santé vers lequel pourrait progresser un patient A aurait un caractère d'unicité qui ne concernerait que lui-même; et les états des patients B, C et D auraient chacun des possibilités spécifiques de progression et de développement. Le langage peut seulement traiter de phénomènes fréquents; jamais il ne peut nommer ce qui est unique et encore moins des développements individuels qui ont ce caractère d'unicité et des évolutions complexes qui font encore partie du futur. Il apparaîtrait que les phénomènes de la pathologie sont en réalité plus simples, plus généraux et plus répétitifs que ceux de la normalité et de la santé.

En outre, selon la théorie générale esquissée au précédent 265 chapitre, on doit considérer les organismes comme des entités autocorrectrices. Si cette hypothèse est correcte, alors un organisme a principalement besoin d'un type d'information: les données sur ses erreurs et sur les conditions qui, dans le monde extérieur, menacent sa survie ou provoquent son malaise. Quel que soit le domaine de la vie humaine pris en considération, il existe un riche vocabulaire pour décrire les appétits, les insatisfactions, les malaises, et ainsi de suite; il décrit aussi abondamment les moyens de corriger ces éléments. Mais, dans tous les secteurs de la vie, le vocabulaire manque, dans l'ensemble, de mots qui expriment les états de calme, de satisfaction et de détente; il manque de mots pour décrire des conditions satisfaisantes dans le monde extérieur. Une quantité de tournures et de métaphores servent à dire que l'on a chaud ou que l'on a froid, mais pour exprimer que la température du corps est juste ce qu'il faut, nous n'avons que peu de mots. Je me rappelle de façon frappante le plaisant choc culturel qu'occasionna ma découverte du mot balinais tis, qui désigne cet état de la température du corps qui est juste ce qu'il faut, une sensation ni de chaud ni de froid, la sensation de douce détente qui fait suite à l'activité sexuelle [22].

Une particularité similaire dans l'analyse de l'indésirable, de la médiocrité, se manifeste aussi dans le domaine de l'esthétique. Il est beaucoup plus facile pour un critique d'art de dire ce qui est mauvais dans un tableau ou dans une composition musicale que d'exprimer ce qu'il apprécie ou qu'il admire. En effet, il se met souvent à bafouiller et à être incohérent quand il essaie de dire ce qu'il admire ou ce qui le réjouit.

Il est vrai que les êtres humains, outre qu'ils sont autocorrecteurs et qu'ils évitent les situations déplaisantes et pénibles, sont aussi à la recherche du plaisir – et nous parlerons ultérieurement de la place du plaisir dans la pensée psychiatrique. Pour le moment, observons que la psychiatrie cherche surtout à percevoir et décrire l'anormal et le non-souhaitable et que le vocabulaire technique est presque entièrement centré sur les aspects pathologiques. De nombreux psychiatres achèvent en fait leur formation sans être familiarisés avec certaines des notions fondamentales de la science apparentée mais non normative qu'est la psychologie.

En outre, deux tendances rendent la réflexion du psychiatre 266 sur le thème de la pathologie encore plus complexe, et même paradoxale:

  1. la tendance à douter de la réalité des «entités cliniques»;
  2. et la conviction que les symptômes du patient sont des indices de vitalité et de santé parce qu'ils représentent les efforts qu'il fait spontanément pour se guérir. Ce sont des tentatives de changement autocorrectif – aussi inepte que puisse paraître une telle autocorrection.

Nous citerons trois psychiatres pour montrer que l'intérêt majeur porté à l'entité clinique tend à se reporter sur les mécanismes de «défense».

Un analyste freudien déclare:

La nosologie de Freud est pauvre et [par exemple] l'hystérie n'apparaît pas comme une entité. Freud cherche plutôt à détecter une étiologie. Les symptômes (manifestes) que vous pouvez noter ne sont pas les critères, mais c'est de l'«hystérie» si ces symptômes trouvent leur origine dans une pulsion sexuelle de la petite enfance qui a été réprimée et si les défenses entraînent une fonction somatique sous une forme symbolique.

Et, en une autre occasion, le même analyste affirme:

Il n'existe pas quelque chose qui serait une maladie mentale. Il n'y a que des mécanismes de nature névrotique ou psychotique. La normalité englobe tous les mécanismes névrotiques et psychotiques. Si aucun d'entre eux n'est prédominant et s'ils sont tous sous le contrôle de l'individu, alors celui-ci est normal.

Selon un autre freudien:

La névrose exprime une tendance à répéter l'expérience et à maîtriser le stimulus par la répétition.

Et:

Si l'enfant est capable de faire face aux conditions et de maîtriser les événements traumatisants par la répétition, alors il est normal.

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De même, un jungien minimise l'accent qui était mis sur l'entité clinique; mais, alors que les freudiens soulignent l'étiologie, il insiste, lui, sur le pronostic. Pour décrire l'entretien initial, il explique:

J'examine les aspects psychiatriques du cas (non pas les aspects typologiques), mais je ne les observe pas pour un diagnostic – plutôt pour un pronostic. Ce n'est pas une anamnèse mais une conversation et, en fonction des demandes du patient, je vois si je pense que je peux l'aider.

La question devient même encore plus complexe si l'on ajoute une dimension sociologique ou culturelle aux notions de pathologie. Par exemple, dans une discussion sur le problème de la délinquance, un analyste freudien affirme:

Je ne commencerais pas par la personne qui est «en faute», mais par les personnes qui définissent ce qu'est une faute. Nous devrions demander: «Pourquoi qui appelle cela un crime ?»

Cette interprétation de la psychiatrie comme science de la pathologie met en évidence le résultat de l'essai de comparaison entre l'épistémologie des psychiatres et celle des auteurs de ce livre. Ce que nous avons dit plus haut se ramène à ceci: l'une des caractéristiques de la psychiatrie, que les psychiatres reconnaissent et quelquefois déplorent, semble bien être une caractéristique prévisible lorsqu'on se place dans la perspective de notre épistémologie. En effet, si le processus de communication est, par essence, surtout un processus d'autocorrection; si, en raison de sa nature même, seuls des phénomènes répétitifs peuvent être traités, et si les phénomènes d'anormalité sont plus simples et plus répétitifs que les phénomènes singuliers, complexes et diversifiés de la santé – alors la position adoptée en psychiatrie est celle à laquelle on doit s'attendre.

Le seul élément inattendu est l'absence relative de terminologie et d'énoncés précis pour traiter des moyens instrumentaux de la thérapie. Les psychiatres sont à court de mots pour décrire la façon d'exécuter leur tâche. Très peu a été fait pour spécifier les astuces et les recettes de la thérapie. Effectivement, les jeunes internes en psychiatrie, 268 tout comme d'autres personnes qui se familiarisent avec la profession, se plaignent fréquemment que leurs enseignants ne peuvent pas leur dire ce qu'il faut faire.

En somme, c'est une science assez peu structurée en ce qui concerne ses façons d'opérer, une science dont l'axe théorique est le diagnostic d'anormalité, et qui analyse la dynamique normale dans des circonstances anormales. La dynamique des circonstances normales et des méthodes d'application des processus thérapeutiques a été relativement peu étudiée. Les exceptions à cet énoncé général doivent cependant être mentionnées.

En ce qui concerne la spécification des méthodes thérapeutiques, il faut noter que les principaux essais dans cette direction se rencontrent dans les écoles et les branches de la psychothérapie où le processus thérapeutique est envisagé comme proche d'un processus technologique. Comme nous l'avons indiqué plus haut, la pauvreté générale de la terminologie et des prescriptions pour définir des façons d'agir en psychothérapie provient probablement en partie du manque de spécificité des objectifs que se fixe la thérapie. Mais l'idée que l'on ne peut pas décrire les buts de la vie, pas plus que la santé, est en soi une prémisse épistémologique. C'est une notion qui est certainement liée historiquement à l'origine européenne des principales écoles de la pensée psychiatrique. Les États-Unis sont notoirement le pays du «savoir-faire». La culture américaine souligne – presque comme si c'était un article de foi religieuse – l'idée que l'on peut définir des buts et que les moyens de les atteindre peuvent alors être clairement planifiés. En général, les Européens ont du mal à le croire; leurs objectifs se définissent par rapport à la normalité courante plutôt que par rapport à un résultat spécifique.

Les contacts culturels entre les États-Unis et l'Europe mènent à d'étranges mélanges et oppositions. Un psychiatre né en Europe raconte:

Il y a une sorte d'opportunisme de la santé. Après une thérapie réussie, le patient continue à utiliser cet opportunisme comme un test au sujet de ce qu'il veut faire, comme un test de valeurs.

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Mais quand il entend l'expression l'«opportunisme de la santé», un freudien né aux États-Unis fait la grimace et explique qu'elle lui rappelle le titre d'un livre sur William Blake paru récemment, The Politics of Vision.

Nous éclaircirons peut-être ce problème de contact culturel en mentionnant, à l'intention des lecteurs américains, la remarque d'un Anglais sur la différence entre les mots «britannique» et «anglais». Au Royaume-Uni, il y a beaucoup de systèmes culturels: anglais, irlandais, écossais, gallois et de nombreux systèmes locaux moins importants. Ils sont politiquement tous mis dans le même sac sous le terme générique «britannique». Du fait de cet aspect politique, et parce que les complications locales des modèles s'estompent lorsqu'ils sont tous classés ensemble, le mot «britannique» en est arrivé à désigner une tournure d'esprit orientée vers des buts assez spécifiques, tandis que les termes régionaux renvoient à des visions du monde qui n'ont pas la même tonalité chauvine et expansionniste. II semblerait que les contacts culturels – que ce soit en Grande-Bretagne ou bien dans le melting pot américain – poussent les êtres humains à s'orienter de plus en plus vers des objectifs limités et à ne plus chercher à perpétuer des modèles de comportement sophistiqués, recherche qui constituait auparavant une habitude plus enrichissante. Ainsi, le terme «britannique» désigne ce masque du sujet britannique tourné vers l'extérieur et sous lequel il paraît être un produit des contacts culturels; mais, derrière le masque de chaque «Britannique» – même le plus virulent –, il y a un Anglais ou un Irlandais ou un Écossais ou bien un habitant du Yorkshire dont les valeurs plus intimes s'enracinent dans les complexités de sa culture régionale particulière. En ce sens, tout le problème de l'orientation des objectifs dans la psychiatrie américaine est lié au conflit entre, d'une part, l'homme qui pratique des contacts culturels et se fixe des objectifs limités et, d'autre part, l'homme intact culturellement qui s'attache à des modèles sophistiqués de comportement.

Pour en revenir à l'univers psychiatrique, remarquons que les plus grands efforts effectués pour préciser les méthodes opératoires, au sein des variantes de la pratique psychiatrique, se sont développés aux États-Unis. Exemples: la thérapie «non directive» de Rogers, la narco-analyse, les techniques de l'hypnose de Milton Erickson, Brenman et Gill, etc. Et peut-être faudrait-il 270 mentionner l'apparition récente de la dianétique [78], thérapie imaginée par un ingénieur en électronique qui tente de mettre le savoir-faire des ingénieurs à la disposition de la psychiatrie.

Dans tous ces développements, nous observons que les modèles de la culture américaine ont un impact sur des systèmes dont l'origine européenne est prépondérante. En fait, nous découvrons ici un profond conflit de valeurs et un conflit épistémologique – un conflit entre une vision du monde dans laquelle les valeurs suprêmes sont censées être complexes et ne peuvent être spécifiées, et une vision du monde selon laquelle, à n'importe quel moment, les valeurs humaines ultimes peuvent se préciser en fonction d'objectifs précis. Demain ce conflit devra se résoudre sans doute, mais on peut le rattacher à des tendances actuelles dans l'épistémologie de la psychiatrie.

LA RÉALITÉ

Nous pouvons ouvrir la discussion sur la réalité en citant la réponse d'un conférencier d'obédience freudienne à une question dans l'auditoire: «Oui, effectivement, je voulais y venir (…). En fait, je dois reprendre tout ce que j'ai dit». La notion de réalité est insaisissable parce que la vérité est toujours relative au contexte et le contexte est déterminé par les questions que nous nous posons au sujet des événements.

Inévitablement, le concept de réalité a une double face, ce qui fait que toute référence à la «réalité» est ambiguë. On ne peut jamais être tout à fait sûr que l'on se réfère au monde tel qu'il est ou bien au monde tel que nous le voyons. Cette ambiguïté affecte la pensée théorique en psychologie et en psychiatrie et affecte également les préceptes éthiques et moraux implicites ou explicites en thérapie. En fait, la seule façon de préserver quelque clarté dans le langage philosophique ou psychologique, c'est d'avoir conscience de cette inévitable ambiguïté. Et pourtant, il est difficile, voire impossible, d'imaginer une psychiatrie scientifique qui ne recourrait pas finalement à une certaine notion de la réalité. 271

Dans les grandes lignes, il y a cinq acceptions communes du terme «réalité» dans le langage psychiatrique.

  1. Le mot «réalité» est utilisé pour désigner le monde extérieur tel que nous le percevons par nos sens. Lorsqu'il utilise le mot dans ce sens, celui qui parle suppose que les données sensorielles sont simples et crédibles; il occulte le fait que ces données doivent être interprétées selon des méthodes qui soient conformes à ses propres interprétations et à celles des autres.
    Dans ce sens, le terme «réalité» s'oppose à des mots tels que «imaginaire», d'une part, et «projection», d'autre part – ici, «imaginaire» renvoie à des productions du courant intérieur de la vie psychique et «projection» se réfère au résultat de la perception idiosyncrasique, particulièrement quand l'idiosyncra-sie n'est pas reconnue.
    Les phrases qui suivent, et qui ont été prononcées par des psychiatres, illustrent cette utilisation du concept.
    Un jungien: La réalité implique une projection minimale. Un freudien: Le seul but de l'analyse est de clarifier ce que le patient perçoit – d'obtenir un changement dans sa perception. Un autre psychiatre: La perception des choses de l'extérieur peut être fausse. Ou on peut agir de travers. Ou bien le ressenti peut être mal perçu.
  2. Le mot «réalité» est utilisé par certains psychiatres d'une manière qui semble, superficiellement, diamétralement opposée à celle décrite ci-dessus. Cela provient peut-être de la diffusion des habitudes de pensée relativistes (des théories comme, par exemple, celle de la «relativité culturelle» selon laquelle l'interprétation des mêmes événements sera probablement différente d'une culture à l'autre): des psychiatres 272 commencent à défendre l'idée que chaque individu a sa propre «réalité» qui est unique, son «univers privé».
    Un jungien: Quand je regarde une lumière, je suppose que la «clarté» est au-dedans de moi – que je la projette sur la lampe. Un autre jungien (parlant d'une patiente qui avait un grand talent créateur et à qui on avait proposé un important engagement artistique): Elle a dit: «Mais cela ne me concerne pas. Je ne sais pas pourquoi ces choses m'arrivent à moi.» C'est exactement comme si elle n'avait rien à voir avec tout cela. Alors, bien sûr, elle ne trouve pas sa place. Elle fait beaucoup de choses, mais rien n'est réel nulle part. De sorte que son problème, d'un bout à l'autre, est de devenir adaptée – de découvrir ce qui arrive dans les relations humaines. Elle habite un univers mythologique où tous les événements sont des images platoniciennes de ce que, par exemple, pourraient être l'amitié ou l'amour.
  3. Le mot «réalité» est utilisé d'une troisième façon qui, dans une certaine mesure, résout la contradiction entre la première et la seconde. Si un homme a une vision personnelle, idiosyncrasique, de lui-même et du monde dans lequel il vit, ce fait peut être considéré comme une partie de la «réalité». Il peut prendre conscience qu'il a cette perspective idiosyncrasique. Et, s'il en est conscient, il possède, ipso facto, plus d'information et se trouve donc dans une position plus favorable pour agir d'une façon mieux adaptée au monde dans lequel il vit, plus finalisée. Il peut, dans un certain sens, transcender la réalité unique qui est la sienne, puis agir en fonction d'une réalité plus abstraite d'un degré. Il peut corriger ses vues personnelles ou bien il peut «prendre en compte» que les autres ne voient pas le monde comme lui le voit.
    S'il admet les particularités de ses propres processus mentaux, un homme a plus de liberté pour corriger ces particularités. Nous pouvons voir là une théorie de la thérapie de l'ajustement – selon cette théorie, si un patient possède un mode d'interprétation 273 très spécial de la réalité, il ne changera jamais ses habitudes ou en tout cas ne le fera jamais immédiatement au cours du processus thérapeutique: au contraire, ses habitudes persisteront pendant qu'il acquiert de nouvelles habitudes. Peut-être acquerra-t-il l'habitude de jauger et d'évaluer chaque nouvelle conclusion à laquelle il parvient, ce qui l'aidera à corriger ses erreurs habituelles qu'il connaît bien.
    Pour citer un exemple tiré de mon expérience personnelle, j'éprouve quelquefois l'impression d'être désorienté en sortant du métro et en arrivant dans la rue. J'ai la sensation intuitive d'être face au nord alors que, en fait, je suis face au sud. Si je suis mon intuition, j'observe bientôt que les numéros des rues indiquent que je me déplace dans la direction opposée à celle où je désire me rendre. La sensation intuitive demeure inchangée, mais je sais à présent que je suis en train de me tromper et je sais que, pour parvenir à ma destination, je n'ai qu'à faire le contraire de ce que me dicte mon intuition. Obéir à cette prémisse intellectuelle qui va à l'encontre de l'intuition suscite quelque anxiété, mais, au bout de quelques minutes, je constate que l'intuition s'est corrigée d'elle-même.
    Par analogie, il semblerait que, si le thérapeute et le malade agissent en conformité avec la théorie de l'ajustement, cela puisse conduire à des changements plus profonds dans la perception du patient – peut-être est-ce dû à une tendance de l'esprit à économiser et à raccourcir les cheminements de ses propres évaluations [187]; il annulerait ainsi à la fois sa propension initiale à la distorsion et son habitude ultérieure de correction.
    Pour illustrer cette conception de la réalité, nous citerons:
    Un jungien: Le fait de savoir à quel type vous appartenez devrait vous conférer une sorte de liberté – le pouvoir de ne plus demeurer complètement prisonnier de ce type. Un freudien: Le diagnostic (…) à travers les symptômes, un regard sur la nature réelle de la maladie (…) C'est le domaine et l'obligation du médecin de diagnostiquer. C'est surtout pour le diagnostic que le patient va chez le médecin (…) Une 274 fois que le diagnostic est fait, le médecin est relativement inactif. La guérison dépend de la disposition du patient à affronter les exigences de la réalité telles qu'elles sont indiquées dans le diagnostic.
  4. Le mot «réalité» est utilisé dans un quatrième sens qui n'est associé qu'indirectement et par inadvertance aux trois premiers. Ce sens apparaît généralement dans l'expression «principe de réalité», principe habituellement opposé au «principe de plaisir». Cela donne au mot «réalité» une coloration évaluative de contrainte ou de déplaisir. Ici, le terme «réalité» glisse de la référence à ce qui existe ou à ce qui est perçu et en vient à se référer à un monde de valeurs. Et le lien entre les trois premières acceptions et ce quatrième sens est peut-être en rapport avec la question soulevée dans le précédent chapitre, puisque, selon notre épistémologie, la perception et l'évaluation sont des notions étroitement imbriquées.
    En outre, le «principe de réalité» et le «principe de plaisir» semblent être en liaison avec la perspective temporelle. Un freudien pose le problème en ces termes: La psyché naît quand l'enfant devient capable de différer ou d'inhiber la décharge, quand le bébé apprend à attendre ou commence à attendre, quand il réalise que des préparatifs sont en cours pour soulager ses tensions. Et, ici encore, la même hypothèse – selon laquelle la «réalité» est en rapport avec des perspectives de temps plus éloignées plutôt qu'avec des plaisirs immédiats – est implicite dans la citation suivante d'un freudien. Discutant des qualifications nécessaires à un analyste, il disait que le candidat «devait être en mesure d'envisager son travail de la même façon qu'il envisage un problème et être capable de renoncer aux gratifications qui sont potentielles dans toute relation entre deux personnes».
    De même, les psychiatres peuvent dire d'une action donnée qu'elle est motivée en fonction du plaisir (prélogique) ou en fonction de la réalité selon qu'elle conduit à une gratification immédiate ou différée; mais cette relation au temps n'est pas claire et n'est pas habituellement énoncée sous cette forme 275 tranchée. Après tout, la motivation peut provenir du désir de survie aussi bien que du plaisir ou de la souffrance; et les motivations de survie ressortissent au «principe de réalité»: elles sont peut-être le noyau même de ce principe. L'imbrication entre «survie» et «gratification différée» se comprend facilement puisque l'homme qui projette une gratification différée doit obligatoirement envisager de survivre beaucoup plus longtemps pour profiter de ce à quoi il aspire.
    Finalement, le chevauchement entre ces motivations de «réalité» et les usages du terme «réalité» qui renvoient à un univers perçu provient de la circonstance suivante: quiconque souhaite vivre longtemps et parvenir à des objectifs à long terme au sein d'une communauté humaine doit soit percevoir l'univers humain comme les autres le perçoivent, soit savoir comment ses propres perceptions diffèrent des leurs.
  5. Le mot «réalité» est utilisé par opposition à des mots tels que «magie»; ici il y a une confusion considérable, due en partie à une définition de la «réalité» en termes pragmatiques au lieu qu'elle soit définie en termes objectifs ou épistémologiques. Un jungien nous a déclaré: La réalité, c'est ce qui fonctionne – mais ça ne suffit pas. Même si, à la longue, rien d'autre ne marche que la réalité. La difficulté survient parce qu'il est évident que la magie a certains effets, particulièrement chez celui qui la pratique; par conséquent, la magie ne peut être écartée ou ignorée comme élément de l'univers égocentrique. Et pourtant, la valeur que Freud a conférée à l'ego rationnel a placé cette entité sur un pinacle du haut duquel toute la «magie» de la vie humaine est parfois apparue comme irréelle. Les extraits suivants d'une discussion à ce sujet entre plusieurs freudiens serviront d'illustration:
    Premier freudien: Les charlatans encouragent sciemment la pensée magique. Il nous faut distinguer entre un traitement rationnel qui est la tâche du psychanalyste et une guérison purement magique. 276 Deuxième freudien: Certes, la crédulité du patient est utilisée par le charlatan. Mais la foi aussi est normale et nécessaire – le sentimznt d'être aimé et l'espoir que cet amour satisfera un besoin (…) Le psychanalyste travaille non pas rationnellement mais magiquement. La foi est un composant inévitable de la nature humaine et doit être utilisée. Troisième freudien: Pouvons-nous récuser la magie ? (…) Que savons-nous de l'effet du psychisme sur l'organisme ? Deuxième freudien: L'amour est une fonction préréaliste et prélogique – il ne repose pas sur la pensée égocentnque. Premier freudien: C'est une exigence de la réalité que l'amour existe en ce monde. L'opinion de l'auteur sur ces questions a été esquissée au chapitre précédent. Je pense que certaines difficultés disparaissent si l'on dit que la foi est une acceptation de certaines propositions secondaires (deutero-propositions) dont la validité s'accroît réellement si nous les acceptons.

LES «SUBSTANCES» EN PSYCHIATRIE

L'un des imbroglios les plus remarquables qui aient marqué la pensée occidentale est celui qui a pris naissance a partir des mots «forme» et «substance» et cette confusion a eu des répercussions que l'on retrouve dans la théorie psychiatrique. Traditionnellement, pour le courant de pensée qui, en commençant avec Aristote, 277 s'est poursuivi jusqu'à nos jours en passant par saint Thomas d'Aquin, la «substance» est ce en quoi les qualités sont inhérentes, ce qui «sous-tend» ou est le support des qualités. Ainsi, lorsque nous disons que «le citron est jaune», cela implique que le jaune existe. Le jaune est donc, en quelque sorte, séparable de la «substance» du citron à laquelle il est cependant lié d'une certaine façon. Selon cette argumentation, la «substance» n'a elle-même aucune qualité (pas même la qualité de substantialité). C'est ainsi que, pour quelqu'un qui croit à la transsubstantiation dans le sacrement de la messe, il n'est pas gênant que le contenu du calice, après la transsubstantiation en sang, ne présente pas les caractéristiques physiques et chimiques du sang. Selon la croyance orthodoxe, seule la substance est changée, non les qualités.

Nous ne mettrons pas ici un terme à ces vieilles discussions, mais il est nécessaire d'indiquer quelle position nous prenons et, à partir de là, d'examiner comment les controverses traditionnelles sont implicites dans la pensée psychiatrique moderne.

Influencés par la pensée de Whitehead [178], nous inclinerions à penser que les paradoxes de la «forme» et de la «substance» proviennent probablement de la relation sujet-prédicat. Si nous traduisions cette idée de Whitehead dans la terminologie de la théorie des communications, nous dirions que la relation sujet-prédicat est une prémisse ou une règle de la codification linguistique indo-européenne[1].

L'énoncé d'une telle prémisse ou d'une telle règle de codage 278 n'est pas de l'information sur la relation entre le «jaune» et la «substance» du citron; nous dirions plutôt que l'énoncé de la règle est de l'information sur la relation entre celui qui parle et le citron.

De ce point de vue, nous considérerions que tout le cycle des paradoxes forme-et-substance provient d'une confusion des niveaux d'abstraction. Un énoncé d'une règle de codage est à un niveau d'abstraction et un énoncé sur le citron est à un autre. Tirer de la forme linguistique des conclusions sur la relation entre le citron et sa couleur, c'est mélanger ces niveaux d'abstraction. Si, dans le langage, nous séparons les attributs de la substance, cela n'indique pas qu'une quelconque séparation ait «réellement» lieu.

Si nous nous tournons maintenant vers les psychiatres, nous constatons que les problèmes de substance ont été abordés par Freud et que, étant un intellectuel occidental du XIXe siècle, il n'a naturellement pas remis en cause les schémas de pensée traditionnels, aristotéliciens et thomistes. Aux États-Unis, de nos jours, ce courant de pensée est moins en vogue; il est peut-être même sur le point de devenir incompréhensible pour les générations à venir. Les auteurs de ce livre ont, avec un certain nombre de psychiatres américains, assisté à une conférence sur l'histoire des idées freudiennes, donnée par un intellectuel d'Europe centrale. Le conférencier traitait de l'histoire de la notion de «libido». Il souligna que Freud avait dégagé ce concept après avoir étudié les biographies de plusieurs personnes en partant des constatations suivantes. Un individu adulte mène diverses activités, politiques, professipnnelles, sociales, sexuelles, etc. On peut remonter à la source de ces activités et on peut montrer que celles d'aujourd'hui ont remplacé ou se sont développées à partir de celles qui les ont précédées. C'est ainsi qu'il est possible de tracer une sorte d'arbre généalogique des activités en remontant jusqu'à la petite enfance. Le conférencier affirma que le terme «sexualité», tel qu'il est utilisé par Freud, renvoyait d'une façon générale à toutes les activités de l'individu qui peuvent avoir pour origine le suçotement du pouce chez le petit enfant.

Freud a vu qu'un changement se produisait, que les activités se remplaçaient l'une l'autre tout au long de la vie; et il sentait qu'il était nécessaire de postuler l'existence de quelque chose de continu pour être en mesure de parler de changements. 279 Nous disons que le papier tournesol passe du bleu au rouge, et, pour pouvoir parler de ce changement, nous devons nous référer à un substantif – le papier ou la teinture – qui perdure à travers le changement ou, comme on dit, «subit» le changement, un élément qui en soi n'est ni rouge ni bleu mais au sein duquel l'évolution du rouge au bleu se produit. De la même façon, Freud a postulé la libido pour disposer d'un substantif qui puisse «subir» les changements qu'il observait dans la vie psychosexuelle.

Dans sa démarche intellectuelle, Freud a évidemment suivi passivement le mode de pensée aristotélicien et thomiste. Ce qui est intéressant, c'est que l'auditoire, constitué de jeunes psychiatres américains, fut très étonné. Il est vrai que notre langage continue à véhiculer l'habitude de séparer le sujet du prédicat, la substance de l'attribut; mais, bien que cette habitude linguistique persiste, il semble que la pensée subtile qui a présidé aux premières postulations de la libido par Freud soit en partie dépassée.

On peut certainement regretter l'abandon d'une telle subtilité. La théorie de la substance, après tout, a contribué à maintenir des règles de codage justes, en soulignant le fait que toute attribution de forme ou de qualité était seulement une attribution. Faute d'une règle équivalente, les locuteurs tombent continuellement dans des erreurs sémantiques, et il n'est pas rare qu'ils finissent par se méfier totalement du langage. Prenons quelques exemples qui éclaireront ce que nous venons de dire.

Un freudien:

La généralisation de la métaphore tue toujours. Le Congrès, par exemple, est une institution éminemment intéressante, mais, si on la réduit à la terminologie que peut utiliser un anthropologue, par exemple, dans un diagramme reproduisant la structure de la famille américaine, il perd tout intérêt.

Un jungien:

Je ne m'y consacre pas [à l'anamnèse] d'une façon systématique. Beaucoup plus de choses viennent d'une manière progressive. C'est comme un personnage dans un roman, qui prend vie graduellement. Autrement, ce n'est qu'un type, un élément d'une typologie.

280

Un freudien:

La précision du compte rendu tue l'imagination. Je préférerais que vous ayez un compte rendu imaginaire de ce que j'ai dit.

Un freudien:

Plus je poursuis mon expérience en psychiatrie, plus je suis convaincu qu'il est impossible de traduire en mots ce que je fais.

Effectivement, les membres de la profession – et particulièrement les plus doués et les plus imaginatifs – passent une bonne partie de leur temps à se plaindre que «le littéral tue», et le progrès de leur science se trouve considérablement entravé par leur réticence à prendre des notes sur ce qui se passe en thérapie. Cette contestation de l'écrit est, nous semble-t-il, liée à des erreurs de codage et surtout à cette erreur qui met sur le même plan le message codé et ce à quoi il renvoie.

Si, selon l'expression de Korzybski, nous confondons la «carte» et le «territoire», alors, en effet, le cartographe a tué le territoire pour nous: il a détruit notre imagination et il nous a emprisonnés dans ses petits symboles sur le papier de telle sorte que jamais plus nous ne reverrons le paysage. Si nous croyons que l'institution complexe du Congrès est le diagramme conçu par un anthropologue, alors nous aurons naturellement à nous méfier de tous les diagrammes. Si, par contre, les règles du codage sont claires, et si le diagramme est considéré pour ce qu'il est, c'est-à-dire une tentative pour coder une idée qui est dans la tête d'un anthropologue, alors aucun mal n'a été fait.

Il semble que nous puissions prendre plusieurs positions. La position classique est celle de Freud: il a séparé la «substance» de ses attributs et en a fait une formule de codage. Ensuite, on trouve ceux qui confondent la carte et le territoire et qui aboutissent à toutes les erreurs d'un faux concret – ils traitent la libido comme une entité causale au lieu de la traiter comme une formule linguistique. Il y a aussi ceux qui protestent contre l'établissement de toute carte et contre toutes les tentatives de précision parce qu'ils refusent les erreurs de la seconde position. 281 Enfin, une quatrième position est possible qui accepterait comme de simples procédés les formules de codage telles que la séparation de la substance et de l'attribut.

ÉNERGIE ET QUANTIFICATION

Nous pouvons introduire ce sujet par une série de citations. Tous ces propos ont été tenus par des analystes freudiens.

L'énergie était un pseudo-concept. Il [Freud] pensait que ce devait être une sorte d'énergie, mais que cela pourrait évoquer aussi un certain positionnement dans le corps.

Freud a aussi un point de vue économique, qui définit la tendance à maintenir à un minimum les niveaux d'excitation (…) Des poussées soudaines doivent être pénibles.

Le matériel refoulé (…) est comme un corps étranger dans le psychisme et il exerce une pression en cherchant à se décharger (…) Il peut parvenir à s'exprimer sous une forme dérivée.

D'un point de vue neurophysiologique, une névrose exprime les efforts que fait une pulsion refoulée pour arriver à se décharger. C'est une irruption d'énergie à travers le mur qui sépare le conscient de l'inconscient.

C'est autour du concept d'énergie que Freud et ses adeptes ont construit des théories qu'ils ont eux-mêmes comparées aux théories économiques du XIXe siècle. Les fondements de la psychanalyse ont été posés à la même période scientifique que les fondements des théories économiques classiques et ils sont étroi-tement liés à la physique des années 1850. A cette période, le principe de la conservation de l'énergie (le premier principe de la thermodynamique), formulé par Mayer en 1840 et par Joule en 1845, dominait les courants de pensée orthodoxes. Le présent exposé n'a pas pour but de chercher dans quelle mesure les théories de la physique de l'époque ont contribué à déterminer 282 la formation des théories économiques et de la théorie psychanalytique. Nous remarquons seulement que, dans ces trois domaines, on rencontre des tendances similaires et, également, que des courants de pensée apparentés ont dominé en biologie à la même époque. Ils ont abouti à la théorie de la sélection naturelle ainsi qu'à d'autres idées, comme par exemple que le mâle serait surtout catabolique et la femelle anabolique.

Il est notoire également que les psychiatres ont ignoré tout le courant de pensée influencé par le second principe de la thermodynamique (Carnot 1824; Clausius 1850; Clerk Maxwell 1831-1879; Willard Gibbs l876; Wiener, Cybernetics, 1948). Alors que le mot «énergie» est quotidiennement sur leurs lèvres, il est d'autant plus étonnant que l'«entropie» leur soit presque inconnue. S'ils avaient adopté la notion alternative de Freud, celle d'un «positionnement spatial» mentionnée dans la première des citations ci-dessus, l'état actuel de la théorie aurait peut-être été plus cohérent.

Nous ne désirons pas procéder dans le cadre de la présente étude à une critique de la théorie freudienne. Kubie, qui était lui-même un praticien freudien, l'a déjà fait [94]. Nous nous fixerons plutôt deux tâches: nous chercherons à tirer au clair les liens entre la formulation freudienne du système de l'énergie et la théorie générale de la communication proposée ici; et nous chercherons ensuite à comprendre les implications secondaires (deutero-implications) des théories freudiennes. En admettant que les freudiens et beaucoup d'autres psychiatres partagent encore ces façons de penser au XXe siècle [61], quelles en sont les conséquences pour leurs opérations thérapeutiques et leurs valeurs sociales ?

Les théories freudiennes de l'énergie ont quatre types de contenus principaux:

  1. L'énergie psychique a un rapport avec (mais n'est pas synonyme) des notions telles que motivation, pulsion, but, désir, amour, haine, etc. La nature exacte de la relation entre l'énergie psychique et la motivation est floue, mais il semble que l'énergie psychique soit, au sens strict, une «substance» dont l'aspect phénoménal est la motivation. L'énergie psychique prend sa source dans les profondeurs du système instinctuel de la personnalité.
  2. L'énergie psychique est indestructible. 283
  3. L'énergie psychique est protéenne: elle se transforme de sorte qu'un désir ou une haine qui n'ont pas été utilisés dans une direction pourront de façon prévisible s'exprimer phénoménalement dans quelque autre direction. La sublimation est un exemple de cette transformation de l'énergie.
  4. L'énergie psychique est limitée en quantité et la quantité totale disponible dans un organisme donné est du même ordre de grandeur que la quantité dont l'organisme a besoin pour la motivation des multiples activités de la vie. Si, par exemple, l'organisme gaspille beaucoup d'énergie en conflit psychique, il en sera appauvri en conséquence.

Historiquement, Freud et les philosophes du XIXe siècle n'eurent connaissance d'aucun modèle physique d'où ils auraient pu tirer une formulation précise sur la nature d'une finalité. Ils ne sont pas parvenus à percevoir l'analogie formelle entre les caractéristiques autocorrectrices du milieu interne (ce que soutenait alors Claude Bernard) et les phénomènes autocorrecteurs du comportement adaptatif et intentionnel. En effet, les problèmes de téléologie non résolus ont déterminé l'importance de l'abîme qui, historiquement, existait alors entre les sciences naturelles et les sciences humaines. Il semble que les théories freudiennes de l'énergie aient tenté d'établir un pont au-dessus de cet abîme en empruntant à la physique le concept d'énergie et en assimilant partiellement cette notion à la motivation. (La théorie de la sélection naturelle constituait une autre tentative du même genre).

De nos jours, il existe de nombreux modèles physiques et biologiques qui présentent des caractéristiques autocorrectrices, notamment les servomécanismes [134], les systèmes écologiques [80], et les systèmes homéostatiques [37] – et nous savons beaucoup de choses sur le fonctionnement et sur les contraintes de ces modèles [153].

Tout le problème de la téléologie a par conséquent changé, et il est évident aujourd'hui qu'on parviendra probablement à jeter un pont entre les sciences naturelles et les sciences humaines à partir de la notion d'entropie et à partir du second principe de la thermodynamique plutôt qu'à partir de l'énergie et du premier principe [180]. Notre présent exposé sera par conséquent centré sur l'opposition qui existe entre un système de théories et d'actions dérivé de la conservation de l'énergie et un système reposant sur des considérations d'entropie. 284

Nous partons de deux sortes d'oppositions.

Premièrement, l'énergie physique est indestructible. L'entropie négative (ou ordre) peut être créée (et l'est continuellement) par des entités finalisées et peut être détruite par ces entités ou par l'intrusion d'événements aléatoires.

Deuxièmement, l'énergie est une «substance» dont la quantité et les variations sont indépendantes des buts ou de l'état d'esprit de quelque organisme que ce soit (il y a toujours autant d'énergie présente dans un système physique donné, quels que soient nos désirs ou notre information). L'entropie négative, par contre, est une quantité synonyme d'information; elle est par conséquent déterminée, au moins en partie, par l'état d'esprit existant chez un certain être humain ou une autre entité finalisée. L'entropie représente un énoncé sur une relation entre une entité finalisée et un certain ensemble d'objets ou d'événements.

Ces deux différences, en se combinant, créent une profonde opposition entre les philosophies qui mettent l'accent uniquement sur l'énergie et celles qui soulignent l'importance de l'entropie en plus de l'énergie. Cette contradiction peut s'énoncer ainsi: si nous considérons l'homme uniquement en termes de conservation de l'énergie, l'image que nous nous ferons de sa situation ressemblera à celle d'une boule de billard; c'est le prototype du matérialisme fataliste du XIXe siècle. Si toutefois nous ajoutons l'idée d'entropie à la conservation de l'énergie (car l'homme est soumis au premier principe), notre tableau de l'homme devient celui d'un démon de Maxwell: il est capable dans une large mesure de trier des cartes dans un jeu et d'imposer son ordre à l'univers dans lequel il vit – cet ordre étant sa définition de l'entropie négative. Il est concevable qu'un tel homme puisse trier les isotopes de l'uranium pour contrôler des sources d'énergie bien au-delà de celles de son propre métabolisme. Ou bien il pourra peindre des tableaux, ou bien ordonner des sons musicaux pour en tirer du plaisir. Il existe, certes, des limites à ce qu'il peut faire. Il ne peut pas créer de machines à mouvement perpétuel et il est peu probable qu'il puisse faire sauter la banque du casino de Monte-Carlo. Mais, entre les limitations qui sont celles de sa propre ignorance (dans les jeux, il augmente délibérément sa propre ignorance en battant les cartes), celles de la conservation de l'énergie et de la matière et celles qui sont dues au fait qu'il n'a qu'un pouvoir limité de changer ses propres désirs et ses propres finalités, 285 l'homme de ce second tableau a les possibilités et les faiblesses d'un être humain. Il n'est pas passif: il est partie prenante dans son univers propre.

Cependant, l'image de l'homme-boule de billard ne symbolise pas correctement la philosophie de la vie selon Freud. En d'autres termes, les théories freudiennes ne se limitent pas strictement à considérer l'homme en fonction de la conservation de l'énergie – et, effectivement, pourquoi le devraient-elles ?

En réalité, il existe au moins trois idées qui modifient ce que serait l'image intolérablement restrictive de la boule de billard pour se rapprocher de quelque chose qui ressemblerait plus à une image de l'humanité.

Premièrement, l'énergie psychique est liée ou équivaut à la motivation et, en conséquence, des notions plus appropriées à l'étude de l'entropie et de la finalité sont introduites sous le couvert de cette mauvaise dénomination.

Deuxièmement, le concept de transformation de l'énergie, emprunté à la physique, est atténué pour donner l'idée que l'homme peut négocier dans ses échanges d'énergie.

Troisièmement, une série d'entéléchies (c'est-à-dire d'entités internes mythiques, finalisées, véritables démons de Maxwell) –le Ça, le Moi et le Surmoi (ou animus et anima de la théorie jungienne) – sont introduites dans le système théorique et plus ou moins personnifiées.

De ces trois façons d'humaniser le tableau, les deux premières sont nettement fallacieuses, mais les raisons pour humaniser l'image théorique de l'homme ont été de bonnes raisons. La seule métapsychologie qui pouvait légitimement être édifiée à partir de ce que Freud savait de la physique du XIXe siècle aurait été totalement destructrice de l'esprit humain, alors que ce qu'il a produit, bien que scientifiquement faible, a quand même été moins destructeur.

Bizarrement, bien que Freud ait été critiqué à de nombreuses reprises, pour avoir introduit des entéléchies dans son système théorique, il semble aujourd'hui que cela ait assez bien résolu temporairement le problème de la finalité qu'il n'était pas possible à l'époque de résoudre de façon plus définitive. La solution de Freud était bonne en ce sens qu'il est assez facile aujourd'hui de traduire ces entéléchies en notions plus modernes. Que le corps humain contienne de nombreux circuits interdépendants et 286 autocorrecteurs, nous le savons maintenant et nous connaissons la nature générale de ces circuits. Il est par conséquent facile d'imaginer à la place d'entités telles que le Ça, le Moi et le Surmoi d'autres réseaux plus complexes auto-optimisants et autocorrecteurs. Avec les métaphores énergétiques de Freud, cependant, on ne peut rien faire, sinon reconstruire presque totalement la théorie, en repartant des considérations sur l'entropie.

Ici, cependant, nous ne nous occupons que des implications des théories de l'énergie pour l'épistémologie. Nous nous demandons seulement comment ces théories, justes ou fausses, ont contribué à façonner les conceptions du psychiatre sur l'homme.

Une remarque d'un freudien orthodoxe, retranscrite mot pour mot, illustrera ce qui nous semble être une attitude générale. L'orateur était en train d'établir un critère pour distinguer «guérison magique» et «traitement rationnel» et il tirait ce critère de la proposition suivante qu'il considérait comme un postulat fondamental: «Vous ne pouvez pas atteindre un objectif sans dépenser une quantité adéquate d'énergie.»

Un tel postulat détermine toute une conception de la vie, et il vaut la peine d'examiner ses implications secondaires (deutero-implications) avec quelque attention. D'abord, ce postulat énonce un coût avec toutes les implications morales et économiques possibles de ce concept, y compris les notions d'économie et de gaspillage et l'idée que la dépense d'énergie n'est pas en elle-même agréable. En outre, à partir de cette conception d'un coût mesurable, le théoricien en vient forcément à une grotesque quantification réciproque, non seulement de l'«énergie» mais également de la valeur des objectifs qui devront être atteints grâce à la dépense d'énergie appropriée. Nous en arrivons ainsi à une philosophie de la vie et à un critère de la santé qui seraient tirés d'une mesure de la «productivité» au lieu de renvoyer à la «créativité». Nous aboutissons à un tableau de l'homme économique dans sa brutalité.

Il vaut la peine de mentionner également que, partant de la quantification et de l'économie de l'«énergie» les plus rudimentaires, les théoriciens prolongent naturellement la quantification à d'autres entités apparentées. Par exemple: «Il faut d'abord que le patient établisse un transfert positif et ce transfert positif est progressivement épuisé par les opérations de l'analyste.»

Mais on peut alléguer que ces tableaux quantitatifs sont vrais 287 et inévitables, et nous pouvons seulement répondre que c'est un tableau secondaire (deutero-picture) dont la validité dépend largement de la croyance de l'homme; et l'on peut démontrer avec d'autres citations que cette croyance n'est pas nécessaire. Il y a, par exemple, le proverbe français «Pour faire des omelettes, il faut casser des œufs» [sic]. Cette idée, dans ses implications, est tout à fait différente du postulat du psychanalyste et se relie beaucoup plus étroitement aux considérations d'entropie. Le proverbe français implique que des modèles soient détruits pour que d'autres modèles puissent être créés et, dès que l'on fixe combien de modèles doivent disparaître, les notions de valeur, sèchement quantitatives, se volatilisent. Il faut encore que l'homme fasse des choix, et choisir A signifiera souvent la destruction ou la perte de B – mais, dans un monde de modèles, il ne peut pas y avoir de dénominateur commun, ni de mesure de valeur qui soit simple: il ne peut pas y avoir une économie psychique parallèle aux théories économiques du commerce du XIXe siècle.

Quant à la validité générale de ces théories de l'économie psychique, nous admettrons que de telles visions du monde peuvent être imposées aux gens par la matrice sociale dans laquelle ils vivent, et que ces gens apprendront secondairement (will deuîero-learn), au moins en partie, à voir leur univers en ces termes. Cela n'est cependant pas une raison pour croire que ces théories ont une validité autre que «secondaire» (a deutero-validity). Il est improbable que l'homme diffère des autres animaux en ayant un système de valeurs spirituelles aussi grossièrement simplifié.

Finalement, il faut encore ajouter ceci: alors que les théories freudiennes de l'énergie tiennent une place tellement centrale que les freudiens s'y réfèrent comme à des postulats, il existe beaucoup d'autres questions annexes que même les plus orthodoxes aborderont en des termes impliquant des idées d'entropie. Au cours de la même conférence sur la «guérison magique» et le «traitement rationnel» dont nous avons tiré la citation sur l'énergie présentée plus haut, le conférencier a parlé des effets du diagnostic. Ses paroles méritent d'être répétées:

Le diagnostic (…) un regard à travers les symptômes, un regard sur la nature réelle de la maladie (…) c'est le domaine et l'obligation du médecin de diagnostiquer (…) c'est surtout pour le diagnostic que le patient 288 va chez le médecin et, une fois que le diagnostic est fait, le médecin est relativement inactif (…) La guérison dépend de la disposition du patient à affronter les exigences de la réalité, telles qu'elles sont indiquées dans le diagnostic.

Ici, comme dans toute évocation de thérapie intuitive (de l'insight), on présuppose que l'efficacité de la thérapie provient non pas de l'énergie, de forces, etc., mais de la communication. Ce qui est communiqué s'appelle diagnostic. Ce terme inclut en fait une grande variété d'informations à différents niveaux d'abstraction, et particulièrement d'informations sur ce que nous appelons ici les systèmes de codage du patient et du thérapeute. On dit que la thérapie dépend en partie de l'accroissement de l'information (c'est-à-dire de l'entropie négative).

Ainsi, la position freudienne – et la position des thérapeutes non freudiens a été fortement influencée par les freudiens – peut être synthétisée en un cocktail de formulations sur l'énergie, consciemment empruntées à la physique du XIXe siècle, et de formulations dans lesquelles les idées d'entropie sont implicites, bien qu'elles n'aient pas été tirées sciemment du second principe de la thermodynamique.

LA PSYCHIATRIE, SCIENCE RÉFLEXIVE

En physique, et partiellement en anthropologie et dans diverses sciences, entre autres notamment en histoire [42], on se rend compte maintenant qu'il faut inclure l'observateur et même le théoricien dans le système étudié. Les théories physiques et les travaux historiques sont tous deux des élaborations humaines; on ne peut donc les comprendre qu'en tant que produits d'une interaction entre les données et le chercheur, être humain qui vit à une certaine époque au sein d'une certaine culture. La question qui se pose ici est de savoir si la psychiatrie est aujourd'hui une science réflexive dans le sens où les psychiatres ont l'habitude de considérer que leurs théories et leurs pratiques sont l'œuvre 289 d'êtres humains et, en conséquence, matière à étudier du point de vue psychiatrique.

Les propos de bon nombre des psychiatres cités dans ce chapitre montrent qu'ils étudient de plus en plus leurs propres théories et actions d'un point de vue psychiatrique. Nous pourrons citer ici quatre opinions pour illustrer différents types de pensée réflexive.

Un jungien:

Les gens s'orientent effectivement d'eux-mêmes vers ses travaux [ceux de Jung] selon l'archétype culturel qui leur est naturel (religieux, esthétique, philosophique ou social). Mais l'analyste jungien est quelqu'un qui devrait avoir élaboré à travers cela une position véritablement psychologique (…) qui subordonne tous ces archétypes à la compréhension psychologique (…) Il serait régressif, à mon point de vue, de retomber dans une Weltanschauung [vision du monde] religieuse ou philosophique.

Un freudien:

La métapsychologie [est] la coordination de différents points de vue (dynamique, historique et économique).

Un médecin psychiatre:

Le premier devoir du thérapeute est de parvenir à être à l'aise. S'il est lui-même anxieux ou tendu, il ne peut pas faire de thérapie. Et cela est vrai même s'il contrôle son angoisse.

Un jungien:

Une analyse, c'est une relation personnelle à l'intérieur d'un cadre impersonnel.

Le sujet de la réflexivité est traité à la fin de notre tour d'horizon sur l'épistémologie en psychiatrie, parce que c'est dans ce domaine que les différentes tendances et les changements sont actuellement les plus évidents dans l'univers psychiatrique. La plus grande différence entre les théories psychiatriques d'hier 290 et les théories qui seront probablement celles de demain dépendra peut-être de la mesure dans laquelle les théoriciens considéreront leurs propres élaborations comme l'objet de l'étude psychiatrique.

La nature non réflexive de la théorie psychanalytique à ses débuts sera illustrée par ces propos d'un intellectuel européen qui faisait une conférence sur l'historique des idées de Freud. Il disait approximativement que Freud considérait la psychanalyse comme une investigation de caractère historique – plus particulièrement une investigation sur l'histoire de la vie de l'analysé. L'analyste, à la fin de l'analyse, devrait avoir une connaissance parfaite des éléments significatifs et importants de l'histoire de la vie du malade depuis sa naissance jusqu'au moment où ce patient est entré en analyse.

Dans la discussion qui suivit l'exposé, le conférencier insista à nouveau sur le fait que l'histoire de la vie du patient telle qu'elle était étudiée par Freud se terminait au moment même de l'entrée en analyse et non pas à la fin. Et il convenait, lui qui parlait en analyste sagace, jetant à présent un regard d'historien vers le passé, que la théorie thérapeutique aurait pu progresser beaucoup plus rapidement si Freud avait considéré l'analyse elle-même comme une partie de la période étudiée. L'orateur était, lui, conscient de la nécessité de la réflexivité en psychiatrie et il savait que Freud avait adopté un point de vue différent. La psychanalyse a toujours souligné qu'elle était en étroite relation avec l'histoire, et il est donc intéressant de trouver un énoncé aussi éloquent de l'absence de réflexivité de la pensée psychanalytique à ses débuts. Aujourd'hui, par contre, c'est l'histoire elle-même, plus que toutes les autres sciences, qui a pris conscience de sa propre réflexivité.

La question n'est pas simple, parce que, quoique Freud – au moins au départ – ait pu adopter une position non réflexive, de nos jours au moins une certaine conscience de la nature réflexive de la science est devenue presque (sinon tout à fait) orthodoxe et il résulte de ce changement que toute l'épistémologie de la psychiatrie est en train de prendre une forme très différente. Même à l'époque de Freud, on s'est vite rendu compte que les tendances névrotiques de l'analyste constituaient un important ensemble de facteurs déterminants de la progression de toute analyse, ce qui, après tout, constitue le premier pas vers la reconnaissance de la réflexivité. Dès les premiers temps, on a 291 attendu de l'analyste, dans les cercles orthodoxes, qu'il se soumette à l'épreuve d'une analyse didactique, et les analystes les plus sérieux acceptent l'idée ou le sentiment que cette expérience de formation n'est jamais achevée. Pour eux, les expériences thérapeutiques, durant lesquelles ils jouent maintenant le rôle du thérapeute, constituent une partie centrale de leur propre évolution personnelle, continuelle, au cours de laquelle ils accomplissent ou subissent eux-mêmes des changements. Ils s'efforcent d'en être conscients et par conséquent ils arrivent à une connaissance réflexive du processus thérapeutique dans lequel ils ne sont pas seulement des manipulateurs mais des participants – à la fois actifs et passifs.

Ce ne sera pas le cas pour ceux des analystes qui considèrent qu'il ne leur incombe pas de perfectionner leur métier, mais seulement d'en user comme un instrument de travail utile et lucratif; mais il en existe une pléiade d'autres qui jugent que la profession analytique implique une continuelle auto-investigation et pour qui, en conséquence, une véritable séance d'analyse doit toujours être un travail réflexif. Il est probable que ceux-là considèrent la thérapie non pas comme un objectif qui peut être atteint, mais plutôt comme une habitude de vie continue, acquise en analyse didactique, mais poursuivie tout au long de leur carrière professionnelle.

Le fait que le psychiatre envisage la psychiatrie comme une science réflexive ou non déterminera les aspects les plus profonds de l'éthique et de la pratique de son activité – ou sera déterminé par ces aspects. Sa relation au patient, sa conception de l'interaction humaine, et son besoin de se défendre lui-même contre les attaques du patient seront différents selon que son amour-propre sera investi dans une image statique de lui-même comme professionnel formé dans un certain métier ou dans une image dynamique de lui-même en constante évolution et en constante formation. Pour le thérapeute statique, la découverte de toute erreur qu'il peut faire sera une menace; pour celui qui est dynamique, la découverte de l'erreur est porteuse de la promesse de nouveaux progrès.

En présentant la psychiatrie comme une branche de la pathologie, nous avons indiqué qu'il y a un profond clivage entre ceux qui cherchent à atteindre des objectifs limités et immédiats et ceux qui veulent soutenir les développements des modèles qui 292 s'élaborent. Ici, en ce qui concerne la question de la réflexivité, nous avons une opposition du même ordre entre ceux qui sont prêts à considérer les processus thérapeutiques comme une relation de cause à effet unilatérale dans laquelle le thérapeute lui-même ne change pas pour l'essentiel et ceux pour qui la procédure thérapeutique implique un processus dynamique permanent chez le thérapeute lui-même. Et, bizarrement, ce sont ces derniers qui, dans l'ensemble, sont au diapason des théories épistémologiques les plus modernes et qui ont cours dans les autres sciences.




[1] La séparation entre sujet et attribut, et en général la notion de qualités séparables des substantifs, n'est pas une caractéristique obligatoire du langage et ne se trouve effectivement pas dans toutes les langues existantes. Par exemple, Dorothy Lee [96] explique que la langue de Trobriand n'a pas cette caractéristique. Elle n'a pas de mots que le docteur Lee considère comme des adjectifs: au lieu de cela, elle compte de multiples formes substantives hautement différenciées. C'est ainsi qu'il est possible au locuteur trobriandais de se passer des adjectifs «mûr» et «pas mûr» parce qu'il utilise un substantif pour l'«igname mûr» et un autre pour l'«igname pas mûr». En fait, non seulement il «se passe» de la forme adjective, mais même il ne pense pas en termes de qualités qu'il soit concevable de séparer des substantifs puisqu'il n'a pas l'idée de ce qu'est un adjectif. En latin également, il est impossible d'utiliser un verbe sans inclure dans le mot même qui dénote l'action une référence à l'agent. Cogito est traduit en français par «je pense», mais il est clair que l'on commet ici un abus: la relation indiquée entre la personne et l'acte de pensée est changée. «Cogito ergo sum», formule centrale pour l'épistémologie, ne peut être traduit que d'une façon approximative en langue française.