Gregory Bateson & Jurgen Ruesch
Communication & Société
PRÉC. SOMM SUIV.

P A R T I E   X – La convergence de la science et de la psychiatrie
Gregory Bateson


S O M M A I R E


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X - La convergence de la science et de la psychiatrie
Gregory Bateson

Tout ce qui a été dit au chapitre précédent des psychiatres, de leur culture et de leur façon de penser était en quelque sorte statique. De fait, nous avons remarqué que les psychiatres avaient certaines idées sur l'énergie, sur la contrainte et le contrôle, sur la réussite, sur la normalité, etc.; et que ces idées faisaient partie d'un système structuré. Mais nous avons négligé les éléments du temps et du changement. Notre tâche immédiate va maintenant être de rassembler ces remarques sur la pensée psychiatrique pour leur faire indiquer un changement général.

Nous proposons dans le présent chapitre la thèse suivante: un grand nombre de modifications sont en train de se produire peu à peu dans les façons de penser en psychiatrie et ces diverses modifications sont en corrélation, de telle sorte que, dans l'ensemble, on peut reconnaître une tendance très large, quoique peu définie. En outre, nous montrerons que cette tendance est liée aux changements fondamentaux qui sont en train de se produire au sein de systèmes scientifiques et philosophiques actuels, plus rigoureux. En fait, il semble que s'esquisse une convergence entre la psychiatrie et les sciences mathématiques, les sciences naturelles et les sciences appliquées. Nombreux sont ceux qui, contribuant à ces changements – en tant que théoriciens des sciences naturelles ou de la psychiatrie –, sentent qu'il y a un profond fossé entre ces deux disciplines. Mais nous prétendons ici que, en dépit de la grande distance qui les sépare, un processus de convergence est en train de se dérouler. Les théoriciens des deux disciplines sont en effet confrontés aux mêmes phénomènes de communication et d'interaction. 294

Lorsque nous faisons état d'un changement, il nous est évidemment difficile d'affirmer avec certitude quelles tendances l'emporteront dans l'évolution actuelle des opinions. Les idées que nous-mêmes mettons en avant dans ce livre se trouvent en concurrence avec d'autres pour survivre; et nous, qui sommes entrés dans la compétition, nous ne sommes nullement en position de prévoir quel est le cheval qui va gagner. De plus, nous ne sommes que des humains et, comme tels, nous prédirions inévitablement que notre position théorique est celle vers laquelle la pensée psychiatrique américaine évoluera.

Cependant, il y a des données que l'on peut examiner d'un œil un peu moins partisan. Par exemple, nous pouvons nous demander quels sont les éléments de la pensée psychiatrique contre lesquels les psychiatres semblent protester aujourd'hui. 11 nous est impossible de sortir du jeu et de faire un bond dans l'avenir pour dire dans quelle direction se développeront les nouvelles idées et les nouveaux systèmes, mais il est possible de voir quelles idées les psychiatres sont en train de rejeter. Le mieux, pour indiquer quelle direction ils vont prendre, c'est d'indiquer de quoi ils s'éloignent progressivement.

Il faut rappeler que les gens en général – et les psychiatres ne font pas exception – sont beaucoup moins clairs au sujet des pensées nouvelles qu'ils s'efforcent d'acquérir qu'ils ne le sont au sujet des idées anciennes dont ils aimeraient se débarrasser.

C'est pourquoi nous présentons la série de tableaux A, B et C qui énumèrent les points que de nombreux psychiatres contestent actuellement; puis, essayant de nous projeter dans l'avenir, nous mentionnons à côté de chaque point de la liste une notion opposée, pour indiquer une direction vers laquelle l'évolution tend peut-être. Nous soulignons cependant que la liste des positions dont la pensée psychiatrique se détache peu à peu est probablement plus exacte que la liste des tendances positives qui, après tout, sont déduites de la première. En somme, ce tableau est donc une liste d'importants foyers de controverses, dans le domaine de la psychiatrie, présentés sous forme de polarités. En face de chaque thème controversé, les idées plus nouvelles sont énumérées dans la colonne de droite, de sorte que cette colonne présente notre conjecture sur l'évolution probable de l'opinion générale. (Nous ne voudrions cependant pas écarter à la légère la possibilité 295 d'une synthèse hégélienne entre les nouvelles idées et les anciennes).

Le seul fait de dresser une telle liste nous démontre d'ailleurs que les changements ne peuvent pas réellement être considérés comme des éléments séparables. Si le lecteur en doute, nous l'invitons à établir sa propre liste de foyers de changement. Il constatera qu'une sorte de pont, plus abstrait, existe entre chaque paire d'éléments de sa liste et que, par conséquent, il est forcé d'adopter un système quelconque de classement de ces éléments. En outre, il trouvera que beaucoup d'autres classements sont possibles parce que ces éléments font partie d'un tout complexe d'interconnexions.

Nos tableaux montrent l'une des façons de classer approximativement les éléments apparentés. Dans le tableau A sont énumérés les changements qui paraissent indiquer un agrandissement des Gestalten étudiées. Dans le tableau B, on trouve les tendances spécifiquement liées aux découvertes formelles des philosophes, des mathématiciens et des ingénieurs qui ont abordé les problèmes de communication. Le tableau C dresse la liste des tendances que nous décrirons comme «humanistes» – c'est-à-dire des foyers de controverses dans lesquels les tenants des idées récentes contestent toute réduction de l'individu à une dimension matérialiste ou purement biologique.

Sans doute, tous les points que nous énumérons font-ils partie d'une révolte générale contre le scientisme du XIXe siècle avec ses idées de réductionnisme, de contrôle, de formules manipulatoires, etc. De plus, il semble que cette révolte se produise à la fois chez les humanistes et chez les savants des sciences formelles et les philosophes qui s'intéressent aux problèmes de communication.

Il semble que, pour tous les points du tableau A, qui énumère les agrandissements successifs de la Gestalt, les humanistes comme les ingénieurs seront d'accord sur la direction dans laquelle un changement de la pensée serait souhaitable.

Les humanistes souhaitent l'augmentation des dimensions et de l'importance de la Gestalt parce qu'il y a là comme un écho de liberté: certaines données toutes faites et dépersonnalisées lorsqu'on les observe comme les éléments d'une petite Gestalt 296 prennent une apparence de vie, de dynamisme et de liberté quand elles sont analysées comme parties intégrantes de totalités plus vastes.

TABLEAU A. - Changements de la pensée psychiatrique caractérisés par des Gestalten de plus en plus grandes
Ce dont la pensée psychiatrique a tendance à s'écarter Ce vers quoi tend la pensée psychiatrique
Intérêt centré sur des Gestalten de petite dimension. Intérêt porté à des Gestalten plus grandes.
La Gestalt étudiée est agrandie par l'adjonction de la dimension temporelle.
Intérêt pour les recherches structurales synchroniques. Intérêt pour les processus et les indications diachroniques.
Focalisation sur des parties. Focalisation sur des totalités.
Focalisation sur des organes ou des systèmes d'organes à la fois dans le diagnostic et dans la thérapie. Focalisation sur l'organisme considéré comme un tout, comme en médecine psychosomatique.
Position déterminée par l'idée que des approches et des disciplines diverses s'excluent mutuellement, (par ex., «organique» opposé à «fonctionnel», etc.). Position modifiée par des approches interdisciplinaires et combinées.
Centrage sur l'individu. Centrage sur l'interaction.
Centrage sur des systèmes extérieurs à l'observateur. Centrage sur des systèmes dans lesquels l'observateur est inclus [15; 42; 43; 130; 131; 22; 25; 113; 120].
Position qui ignore la matrice sociale. Position qui met l'accent sur la matrice sociale et la culture.
Position qui considère que les théories sont «objectives». Position réflexive. La Gestalt est agrandie non seulement par l'inclusion de l'observateur mais aussi du théoricien et de ses biais culturels et psychologiques [15; 42; 43; 130].
Effort pour parvenir à des théories absolues. Effort pour se limiter à construire des théories relativistes.

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TABLEAU B. - Changements particulièrement liés aux progrès de la méthodologie scientifique, de la philosophie formelle et de l'ingénierie de la communication
Ce dont la pensée psychiatrique tend à s'éloigner Ce vers quoi tend la pensée psychiatrique
Explication en termes de substances aristotéliciennes. Description en fonction de variables galiléennes telles qu'elles ont été définies par Lewin [97].
Manipulation floue, additive et soustractive, de substances et de variables explicatives, ignorant souvent la règle des dimensions. Manipulation formelle de variables par multiplication et par des opérations plus complexes.
Tendance à isoler des variables. Tentatives de reconnaître des constellations de variables interdépendantes. A ce stade commencent à converger les façons de penser des ingénieurs et des psychologues de la «forme» {Gestalt).
Accent mis sur des variables quantitatives. Accents mis sur des variables pro-positionnelles, des modèles et des réseaux de causalité.
Insistance sur le premier principe de la thermodynamique et l'économie énergétique. Insistance sur le second principe de la thermodynamique et l'entropie négative qui est assimilée à l'information.
Études des systèmes énergétiques clos. Étude des systèmes énergétiques ouverts – c'est-à-dire relais, cellules, organismes et ensembles modélisés de ces systèmes.
Etude de chaînes causales linéaires. Étude de chaînes causales circulaires et réticulées à l'intérieur desquelles les groupements linéaires ne sont considérés que comme des arcs de circuits plus vastes.
Recherche de systèmes logiques clos. Découverte qu'aucun système de cette sorte ne peut être construit sans contradiction.

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TABLEAU C. - Changements particulièrement liés à l'orientation humaniste
Ce dont la pensée psychiatrique tend à s'éloigner Ce vers quoi tend la pensée psychiatrique
Valorisation et recherche de contrôles, de formules, de méthodes de manipulation planifiées, de coercition, etc. Explications en termes de déterminisme causal. Valorisation de la spontanéité, de l'interaction non planifiée, etc.
Tentatives pour élaborer des systèmes d'explication clos. Préférence pour l'indéterminisme philosophique, etc. Crainte de tout système «préfabriqué» qui pourrait être considéré comme mécaniciste.

Même si l'on agrandit à l'extrême la Gestalt pour y inclure tout l'univers perceptible, le penseur peut envisager un monisme mystique et peut s'identifier lui-même comme une partie vivante d'une totalité quasi vivante.

Pour des raisons entièrement différentes, le savant qui s'occupe de sciences formelles a tendance également à préférer des Gestalten plus grandes. Il ne les recherche pas par goût (à moins qu'il n'ait lui-même des penchants au mysticisme), puisque l'esprit même de sa profession le pousse à réduire les Gestalten à la plus petite complexité, qui lui procurera ce qu'il considère comme une compréhension (insight) suffisante. Son habitude d'utiliser la règle de parcimonie ? et le rasoir d'Ockham le prédispose à garder les Gestalten petites. Mais, s'il s'est convaincu, à l'encontre de ses préférences professionnelles, qu'il est nécessaire de penser en fonction d'unités plus grandes et plus complexes, il insistera sur cette nécessité. Il faut d'abord que la doctrine des Gestalten plus grandes s'impose à lui par ses découvertes, mais, dès lors, il partagera avec l'humaniste les préférences pour les grandes Gestalten. L'ingénieur ou le scientifique insisteront sur ces grandes unités parce qu'ils attachent de l'importance à la clarté et à l'exhaustivité de l'explication; l'humaniste, lui, parce qu'il apprécie la vie et ses complexités.

Une étonnante convergence est en train de se produire, une convergence qui rassemble d'étranges compagnons de route. Le scientisme du XIXe siècle est 299 apparemment le facteur qui a stimulé deux mouvements: celui des humanistes est survenu en dehors de la subculture des professionnels des sciences naturelles et ce mouvement a contesté les formules de causalité «à l'em-porte-pièce» des naturalistes de la génération précédente. L'autre mouvement (celui des sciences formalisées) est survenu au sein de la subculture des sciences de la nature où cela a été un mouvement imposé aux scientifiques par leurs données mêmes. Le physicien s'est aperçu qu'il ne pouvait comprendre les données que s'il réalisait qu'il les recueillait par ses propres activités, et que celles-ci interféraient dans une certaine mesure avec le monde extérieur qu'il était en train d'étudier. C'est pourquoi il a été obligé d'inclure l'observateur à l'intérieur du système étudié. De même, il a découvert qu'il pouvait comprendre ses propres idées seulement s'il acceptait le fait qu'elles étaient siennes, et donc en partie déterminées par la culture et l'époque dans lesquelles il vivait. Dès lors, il était forcé d'admettre la nature réflexive de ses constructions théoriques – c'est-à-dire qu'il lui fallait inclure le théoricien comme observateur au sein même du système étudié.

L'insistance de Sullivan sur les phénomènes d'interaction illustre bien l'évolution vers de grandes Gestalten et la nécessité de ce changement à la fois pour des raisons humanistes et formelles [120; 160]. Cette insistance est manifestement un élément dont se sert l'homme pour se défendre contre la pensée plus ancienne, plus mécaniste, qui le voyait si lourdement déterminé par sa structure psychologique interne que l'on aurait pu facilement le manipuler en appuyant sur les boutons appropriés. Cette doctrine limitait l'entretien thérapeutique à un processus à sens unique avec le patient maintenu dans un rôle relativement passif. La doctrine de Sullivan place l'entretien thérapeutique à un niveau humain et le définit comme une rencontre significative entre deux êtres humains. Le rôle du thérapeute ne doit plus être déshumanisé en fonction de buts définis qu'il se propose d'atteindre; et le rôle du patient n'est plus déshumanisé en tant qu'objet à manipuler. L'insistance de Sullivan sur l'interaction est donc un énoncé métacommunicant sur la valeur qu'il faut attribuer à l'homme et aux relations humaines. C'est une correction humaniste de la vieille tendance manipulatrice.

Si, d'autre part, on regarde la même doctrine sullivanienne de l'interaction avec les 300 yeux d'un mathématicien ou d'un technicien des réseaux, on trouve qu'elle est précisément la théorie qui s'avère adéquate quand on prend en compte le fait que le système de deux personnes a une circularité [147]. Du point de vue formel, aucun système interactif ne peut être totalement déterminé par une de ses parties uniquement, quelle que soit cette partie; aucune personne ne peut manipuler l'autre efficacement. En fait, non seulement l'humanisme, mais aussi la rigoureuse théorie de la communication conduisent à une même conclusion: les problèmes sont ceux de l'interaction tout autant que ceux des structures internes. Si la thérapie consiste à corriger un codage faux ou idiosyncrasique, nous retrouvons encore l'importance de l'interaction mais nous y arrivons cette fois grâce à la rigoureuse théorie des communications, plutôt que par la simple conscience du fait que «l'homme est humain».

Un autre exemple illustre comment l'approche humaniste et l'approche des théories de l'information et des systèmes coïncident partiellement dans ce qu'elles tentent de dire: c'est le contraste entre les attitudes de Jung et de Freud envers les composants inconscients de la personnalité qui nous fournira cet exemple. On peut résumer l'attitude freudienne par la fameuse citation: «Wo Es ist, soll Ich werden»[1]. Quant à la position jungienne, elle est vague, mais elle semble souligner que l'on ne peut atteindre la plénitude de la vie que si l'on accepte le fait que la plupart des processus mentaux sont nécessairement inconscients et qu'il faut vivre avec. Les deux écoles, pareillement, commencent par reconnaître l'inconscient; elles supposent que, dans la vie mentale du patient avant la thérapie, les composants inconscients sont des corps étrangers dans le courant de la vie psychique. L'ambition freudienne de substituer le Moi au Ça ou d'inclure le Ça dans le domaine du Moi semble aux jungiens une anomalie, comme s'ils plaidaient en faveur d'un contrôle manipulateur et conscient de ces «corps étrangers». En réponse à cela, ils préconiseraient simplement d'accepter – et même d'accepter joyeusement – le fait que le corps étranger, toujours et inévitablement inconscient, fait réellement partie du Soi et que le Soi en est partie, 301 l'inconscient collectif étant, dans un certain sens, plus grand que le Soi.

Ce contraste entre les deux écoles, dans leur façon d'évaluer l'inconscient, fait apparaître que le jungien est moins clair, plus mystique et en même temps plus humaniste. Tandis que, au contraire, le freudien, à première vue, apparaît plus précis, scientifique et matérialiste. Si l'on voulait caricaturer, on pourrait décrire les freudiens comme froids, objectifs et même pragmatiques, tandis que les jungiens apparaîtraient comme des enfants de la nature, aux yeux ingénus, tout de douceur et de lumière (et c'est à peu près ainsi que les freudiens les voient).

Mais, lorsqu'on pose la question du statut des processus inconscients en termes de «technicité», il apparaît que les lois formelles des systèmes sont conformes à la position jungienne plutôt qu'à celle de Freud. Les ingénieurs, certes, ne montrent pas un tel enthousiasme (à l'exception peut-être des dianéticiens), mais ils nous diront tout simplement qu'aucune partie d'un système circulaire ou réticulé ne peut être dominée par – ou incluse dans – une autre partie parce que les éléments du système sont eux-mêmes interactifs. Ils considèrent que la citation de Freud est elle-même un rêve, et, en réponse à tout rêve ambitieux d'agrandir soit le domaine du Soi, soit celui de l'inconscient, ils pourraient recourir à l'analogie simpliste de l'iceberg: la partie d'un iceberg qui s'élève au-dessus du niveau de la mer ne peut pas être augmentée en ajoutant de la glace à son sommet. De même, pour la conscience, les techniciens diront que, si ce phénomène doit être considéré comme la fonction d'une certaine partie de l'appareil mental dans lequel sont centralisés des rapports provenant d'autres parties, alors le contenu informationnel de cette conscience ne peut jamais être qu'une modeste fraction d'une activité mentale totale.

Ils allégueront que, pour chaque adjonction (accroissement 1) à l'appareil de la conscience, un apport additionnel beaucoup plus grand (accroissement 2) sera nécessaire si l'on veut que les activités de l'accroissement 1 deviennent conscientes; et un nouvel accroissement de plus sera nécessaire si l'on veut que les activités de l'accroissement 2 soient également rapportées à la conscience, et ainsi de suite.

En outre, les circularités de la théorie jungienne, que Jung et d'autres ont enrichies de références à la mandala du Tibet et à 302 la Fleur d'or du mysticisme chinois (forme d'argument qui est littéraire, artistique, mystique ou humaniste plutôt que rigoureuse), ces circularités se placeront à côté des formulations de la théorie de la communication comme énoncés assez directs – c'est-à-dire très légèrement symboliques – sur les processus qui sont supposés se produire dans la communication intrapersonnelle et interpersonnelle.

Ainsi parvenons-nous à nouveau à une position curieuse et inattendue: bien qu'il y ait de nombreuses querelles non encore réglées entre les «ingénieurs» partisans des systèmes formels, d'une part, et les humanistes, d'autre part, il existe une plate-forme commune entre les approches de ces deux groupes. Bien plus, cette plate-forme s'étend à des sujets qui provoquent des réactions violentes. Chez lés psychiatres humanistes, l'agression du psychisme que constitue une thérapie par électrochocs ou par des procédés chirurgicaux tels que la lobotomie est considérée comme brutale et potentiellement destructrice. L'attitude humaniste envers ces façons de faire peut se résumer en un mot: l'horreur. Mais l'horreur qu'expriment les humanistes n'est pas moindre que celle qu'expriment les savants et les techniciens qui voient dans ces opérations une pagaille aveugle et stupide, la destruction de la précieuse entropie négative de l'organisme. L'un d'entre eux m'a fait une fois amèrement remarquer: «Je suppose qu'un patient lobotomisé ne serait pas gêné de travailler à la bombe atomique».

A partir de ce qui a été dit jusqu'à maintenant, il semblerait que l'on puisse examiner les opinions et les façons de penser de n'importe quel individu donné, puis formuler un jugement quantitatif quant à sa position entre les deux pôles extrêmes du scientisme du XIXe siècle d'une part et la théorie de la communication interactive d'autre part. Mais, en fait, cela est impossible. Si nous tentons ce genre de diagnostic individuel des savants, nous trouvons que chacun a une gamme très complexe d'idées et exprime des points de vue qui le placeraient, par exemple, en pointe par rapport à l'opinion générale (par exemple en considérant le processus thérapeutique comme une interaction), alors que, dans un autre domaine, il se cramponnera à des positions caractéristiques du XIXe siècle (par exemple en ce qui concerne l'économie de l'énergie psychique).

Il faut rappeler, après tout, que la position plus récente, dans 303 son ensemble, ne s'est pas encore décristallisée et que, dans leur forme extrême, les nouvelles idées sembleraient menacer les bases mêmes de la communication en réduisant le monde entier à un flux héraclitéen. Il est en effet courant de trouver quelqu'un qui a des idées arrêtées et conservatrices, d'après lesquelles il émettra des affirmations caractéristiques de la pensée du XIXe siècle; mais, lorsque cette même personne sera rassurée quant à ses idées, elle se lancera peut-être dans l'exploration de notions moins rigides dans d'autres domaines de la théorie. Il n'y a probablement aucun système, ni individuel, ni philosophique, qui soit «moderne» de façon conséquente et totale sur ces questions, et cette généralisation s'applique aussi bien aux humanistes qu'aux scientifiques qui travaillent à partir de systèmes formels.

Mais il ne suffit pas de dire que les humanistes et les scientifiques des sciences «pures» sont semblables en ce sens qu'ils recherchent des Gestalten plus grandes et qu'ils trouvent difficile ou impossible de le faire d'une façon constante. Il est nécessaire également de demander tant à l'humaniste qu'au scientifique s'ils sont l'un et l'autre en train d'utiliser des Gestalten plus grandes de la même façon et dans la même mesure. On peut examiner cette question à l'aide d'un exemple.

Imaginons quatre personnes dans un bois. Premièrement, un bûcheron avec une hache, en train de couper un arbre. C'est un homme qualifié, mais ses pensées ne sont pas encombrées par des investigations épistémologiques ou scientifiques complexes. Deuxièmement, un savant du XIXe siècle. Troisièmement, un humaniste – ce peut être un artiste ou un poète. Et, quatrièmement, un scientifique de la plus moderne variété des partisans des théories des rétroactions.

Eh bien, demandons-nous un moment en quoi les trois penseurs professionnels peuvent contribuer à la connaissance et à la compréhension de l'activité du bûcheron.

Le savant du XIXe siècle proposera des formules pour décrire d'une façon fictive et simplifiée la pénétration du tranchant d'une hache, également amplifiée et fictive, de masse m, se déplaçant à une vitesse v; etc. Il nous donnera les trajectoires de copeaux fictifs (peut-être sphériques) volant dans une atmosphère simplifiée. Il se peut même qu'il nous donne des formules reliant certaines des variables de l'activité musculaire du bûcheron. Et ainsi de suite. Il ne dira 304 que peu de choses sur lui-même – sauf laisser entendre par sa réticence même qu'il n'est pas décidé à prêter attention à sa propre personne.

L'humaniste, en revanche, qu'il soit artiste ou poète, nous dira beaucoup de choses au sujet de lui-même. Il peut aussi inclure l'observateur dans le système étudié, et en arriver à un point tel que le bûcheron lui-même soit exclu, ainsi que la scène dans la forêt. Dans un cas extrême (mais qui n'est pas rare), il se pourrait que l'humaniste soit obscurément touché par la façon dont le bûcheron parvient à résoudre le contraste entre la force et la précision de ses mouvements. Et la résolution de cette contradiction – ressentie plutôt que perçue consciemment – pourrait susciter la création d'une forme musicale ou d'une autre forme abstraite dans laquelle la force et la précision de l'artiste s'exerceraient et se combineraient également. L'opposition serait ainsi résolue à deux niveaux.

Dans ce cas l'objet créé (poème, peinture ou musique) véhiculera d'importants messages secondaires (deutero-messages). Il pourra ainsi enrichir l'expérience des personnes que cela touche parce que ces messages secondaires sont d'une manière ou d'une autre fabriqués à partir de la chose créée elle-même. L'artiste aura dit quelque chose d'obscurément vrai au sujet d'un certain nombre de relations – de la relation entre le bûcheron et sa hache, de la relation entre lui-même et le bûcheron, de la relation entre lui-même et son instrument ou moyen d'expression ainsi que de la relation entre lui-même et son public. L'insistance humaniste pour que l'on agrandisse la Gestalt jusqu'à inclure l'observateur conduit ainsi à des formulations qui concernent l'esprit humain. Mais l'humaniste, fût-il artiste ou même poète, sera incapable de dire en quoi consiste ce qu'il a dit.

Le scientifique orienté vers la circularité, de son côté, partira du point où son prédécesseur du XIXe siècle s'est arrêté. Il acceptera les formules qui décrivent la pénétration de la hache et le vol des copeaux ainsi que l'activité musculaire du bûcheron et, au-delà de ces formules, il continuera à tenter de donner un tableau plus complet. Il découvrira, par exemple, que, tout à fait indépendamment de ce que contiennent ces formules, les coups de la hache forment une série complexe, chaque coup séparé étant partiellement déterminé par l'état du tronc de l'arbre à la suite des coups précédents. L'examen de cette série le conduira à des problèmes très difficiles qu'il ne peut pas 305 écarter, comme s'ils avaient été résolus, même sur le plan des principes, par les formules du XIXe siècle. En étudiant ces problèmes, il se trouvera obligé d'inclure dans sa description les caractéristiques et particulièrement les caractéristiques intentionnelles du bûcheron. Parmi celles-ci, il y aura des éléments tels que la relation entre la force et la précision qui, avec beaucoup d'autres, auraient pu aussi toucher l'humaniste ou l'artiste.

C'est ici que la ressemblance entre le scientifique qui travaille à partir des systèmes formels et l'humaniste pourrait paraître maximale pour rediminuer ensuite. Ce que le chercheur fera de la relation entre la force et la précision ne ressemble pas du tout à la synthèse de l'artiste; le contraste ne sera pas aussi grand que l'on aurait pu s'y attendre, parce que le chercheur est lui-même un être humain et est conscient que ce fait est un élément pertinent du système qu'il est en train de décrire. Sa recherche s'étendra à une étude des relations d'interaction présentes dans le système, et sa synthèse comportera de nombreux niveaux de référence. Quand il traitera de la combinaison de la force et de la précision, non seulement il y verra le simple problème technique de combiner de grandes forces avec des autocorrections microscopiques, mais il observera également la répercussion de ce problème dans ses propres activités en tant qu'observateur et analyste.

Si le scientifique ne savait pas qu'il est un organisme humain, ses formules, comme celles du savant du XIXe siècle dont il est question plus haut, trancheraient dans le tissu de la vie, sans considération pour la trame et la structure de ce que d'autres organismes vivants ont édifié peu à peu, dans leur recherche de codes et d'entropie négative. Il pourrait, par exemple, affirmer que les gens sont compréhensibles si on les considère comme des entités économiques «automaximalisantes»; une assertion de ce genre balaierait toutes les complexités des relations humaines et pourrait conduire à une pathologie grave si les gens tentaient de vivre de cette façon. Mais, connaissant sa propre humanité, le savant a la possibilité d'avancer à tâtons vers une synthèse qui ne heurtera pas de front l'artiste.

Il y a toutefois une différence qui persistera: le scientifique attachera toujours de l'importance au fait de savoir exactement ce qu'il est en train de dire. L'artiste peut être satisfait quand il est sûr que sa création sonne vrai par rapport à sa propre 306 intégrité émotionnelle; le savant doit aussi examiner la logique interne de sa synthèse et la vérifier en la confrontant à des observations ultérieures. Pour ce faire, le savant doit savoir clairement ce qu'il est en train de dire. Son hypothèse, comme la création de l'artiste, représente un codage de données; et, s'il doit vérifier cette hypothèse, il lui faut connaître ses propres processus de codage. Il doit être au courant des opérations grâce auxquelles des événements extérieurs ont été enregistrés – c'est-à-dire codés – pour fournir des données; et il doit savoir comment ces données ont été manipulées et transformées (recodées) pour devenir des hypothèses. Pour savoir ce qu'il dit, le chercheur doit connaître son propre système de codage. L'artiste et l'humaniste n'ont pas besoin de faire cet effort particulier.

Il subsiste encore une contradiction. Une grande partie de l'horreur que les humanistes ressentent vis-à-vis des scientifiques provient certainement d'un malentendu:

Mais l'horreur exprimée par les humanistes provient aussi en partie d'une différence réelle entre l'humanisme et les approches même les plus sophistiquées de la science.

Nous devons examiner cette différence et abandonner ici les généralités tirées de notre réflexion sur la scène imaginaire dans la forêt, pour nous tourner vers les problèmes plus spécifiques de la culture et de la théorie psychiatrique.

La psychiatrie – et cela comprend non seulement les théories, mais aussi les pratiques et l'éthique du thérapeute – est apparemment en train d'évoluer lentement dans deux directions, l'une que nous appelons humaniste et l'autre que nous appelons «circulariste», faute d'un meilleur terme. On a décrit une large zone où les deux tendances se chevauchent, mais une différence significative est apparue dans le degré de précision que la psychiatrie peut tenter d'atteindre. S'il est favorable à la tendance humaniste, le psychiatre se contentera d'une compréhension assez succincte des démarches opératoires et du codage de sa propre pensée. Dans ce cas, il vérifiera la validité de sa synthèse et de ses opérations thérapeutiques comme un artiste le ferait, par 307 rapport à sa propre intégrité émotionnelle. Si, par contre, il est «circulariste», il s'efforcera d'arriver à une articulation totale des choses et de vérifier sa synthèse par des critères de la consistance logique et de l'efficacité prédictive des faits. Qui plus est, cette opposition définit un dilemme qui est réel en ce sens que chacune de ces tendances en conflit offre certains avantages qui seraient nécessairement perdus en cas d'adhésion trop étroite à la tendance opposée. L'humaniste aura certainement l'avantage dans la séance thérapeutique effective parce qu'il a la liberté de répondre rapidement et en douceur, comme un être humain qui partage cette humanité avec celle de son patient. Pas plus que le bûcheron ou l'artiste, il ne s'encombre du poids de processus analytiques ni de calculs dont le «circulariste» doit ressentir le poids. L'humaniste, comme l'artiste, peut agir spontanément à partir de son intégrité personnelle et il n'a pas besoin de s'arrêter constamment pour déterminer exactement ce qu'il est en train de dire.

D'autre part, l'humaniste ne créera jamais une science «cumulative», car il ne peut pas transmettre sa sagesse d'une façon claire à ses successeurs. Dans la mesure où la psychiatrie demeure un art, elle n'échafaudera pas un corpus grandissant d'hypothèses vérifiables. En art, les conventions et les modes changent d'une époque à l'autre et les messages secondaires (deutero-messages) que l'artiste communique changent au cours des temps. Mais l'art n'est pas un moyen qui convient à l'étude de la nature de tels messages, parce que l'artiste doit toujours laisser implicites ses propres systèmes de codage, sans qu'ils soient examinés.

Examiner ces systèmes d'une façon précise et même avec acharnement, c'est la tâche du chercheur scientifique qui, lui, à cause de cet acharnement et de cette minutie, devient maladroit et est privé de la grâce et de l'aisance dans l'interaction dont il aurait besoin pour être un habile thérapeute. Il peut passer des années à édifier des formules mathématiques décrivant l'interaction, mais l'humaniste peut en apprendre plus sur la façon d'interagir en passant quelques heures sur une piste de danse.

Il est certain que des compromis seront progressivement trouvés. Le chercheur de formules échafaudera des méthodes pour décrire avec une précision accrue ce qui se passe entre l'humaniste et son patient dans une séance de thérapie. Une certaine partie de cette description précise sera graduellement assimilée par les 308 humanistes qui, grâce à cela, seront plus capables de faire progresser leurs méthodes. Ils modifieront alors le caractère de la séance thérapeutique et le chercheur devra alors recommencer à la décrire. Tout le processus de progression de la théorie et de la pratique dans une science humaine ressemble à une étrange variante de la fameuse course entre Achille et la tortue. Toute hypothèse significative créée par le théoricien à partir de l'observation qu'il fait du praticien contribue à faire progresser l'habileté de ce dernier et le met à même d'élaborer de nouveaux apports. Ces apports prennent à leur tour une avance sur le théoricien qui, à son tour, doit procéder à de nouvelles observations.

Mais il y a un aspect de l'épistémologie des sciences formelles pures qui n'a pas encore été mentionné dans ce chapitre et qui est peut-être plus important que cet accord sur les rôles respectifs de l'humaniste et de l'homme de science – et le compromis suggéré ci-dessus consiste effectivement en une attribution de rôles. Lorsque des humanistes tombent sur les formules des hommes de science, ils expriment leur crainte et leur désapprobation, car ils redoutent de voir ces derniers affirmer qu'une de leurs hypothèses est définitive et complète. L'humaniste croit que tout énoncé de ce genre, définitif et exhaustif, signifierait la destruction de son système de valeurs et finirait par réduire le patient de façon irréversible à un objet manipulable. Ce serait certainement le cas, mais aujourd'hui les scientifiques savent qu'aucune hypothèse de ce genre ne peut être édifiée sans qu'elle conduise soit à une contradiction, soit à une régression à l'infini. Gödel [63] a découvert qu'aucun système de propositions ne peut être complet en lui-même sans aboutir à des contradictions. Cela peut être interprété et signifier qu'Achille ne peut jamais rattraper la tortue dans la course dont nous parlons. Le théoricien peut élaborer ses théories seulement à partir de ce que le praticien était en train de faire la veille. Demain, le praticien fera quelque chose de différent à cause de ces théories mêmes.




[1] En allemand dans le texte. Plusieurs traductions ont été proposées et discutées. Selon Jacques Lacan: «Là où c'était, je dois advenir». [NdT].