Viviane Forrester - L’horreur économique PRÉC. SOMM SUIV.

Quatre


L’indifférence est féroce. Elle constitue le parti le plus actif, sans doute le plus puissant. Elle permet toutes les exactions, les déviations les plus funestes, les plus sordides. Ce siècle en est un tragique témoin. Obtenir l’indifférence générale représente, pour un système, une plus grande victoire que toute adhésion partielle, fût-elle considérable. Et c’est, en vérité, l’indifférence qui permet les adhésions massives à certains régimes ; on en connaît les conséquences. L’indifférence est presque toujours majoritaire et sans frein. Or, ces dernières années furent à leur façon des championnes de l’inconscience paisible face à la mise en place d’une emprise absolue ; des championnes de l’Histoire camouflée, des avancées inaperçues, de l’inattention générale. Inattention telle qu’elle-même n’est pas enregistrée. Désintérêt, défaut d’observation sans doute obtenus par des stratégies silencieuses, opiniâtres, qui lentement insinuèrent leurs chevaux de Troie et surent si bien se fonder sur ce qu’elles propagent — le défaut de toute vigilance —, qu’elles furent et demeurent elles-mêmes irrepérables, plus efficaces d’autant.

Si efficaces que les paysages politiques, économiques ont pu se métamorphoser au vu (mais non au su) de tous sans avoir éveillé l’attention, moins encore l’inquiétude. Passé inaperçu, le nouveau schéma planétaire a pu envahir et dominer nos vies sans être pris en compte, sinon par les puissances économiques qui l’ont établi. Et nous voici dans un monde nouveau, régi par ces puissances selon des systèmes inédits, mais au sein duquel, agissant et réagissant comme s’il n’en était rien, nous rêvassons toujours en fonction d’une organisation, d’une économie désormais inopérantes.

Le détachement, l’assoupissement ont tant dominé que si nous nous proposons aujourd’hui, par extraordinaire, d’enrayer quelque processus politique ou social, quelque piraterie « politiquement correcte », c’est pour découvrir que, longuement et minutieusement élaborés en amont tandis que nous somnolions, les projets que nous voulons combattre se sont solidement inscrits, seuls conformes aux seuls principes désormais en circulation ; ils paraissent donc enracinés, inéluctables, et souvent même fort tranquillement installés dans les faits !

Tout est depuis beau temps mis en place lorsque nous intervenons (ou croyons intervenir). On a d’avance évacué jusqu’au sens de toute protestation. Nous ne sommes pas même placé devant le fait accompli : nous sommes déjà verrouillés en son sein.

Notre passivité nous laisse pris dans les mailles d’un filet politique qui recouvre le paysage planétaire en entier. La question ne se pose pas tant de la valeur positive ou néfaste de la politique qui a présidé à cet état des lieux, mais au fait qu’un tel système ait pu s’imposer comme un dogme sans avoir provoqué de remous ni suscité de commentaires, si ce n’est rares et tardifs. Il a pourtant investi l’espace physique comme l’espace virtuel, installé la prééminence absolue des marchés et de leurs ondoiements ; il a su confisquer comme jamais les richesses et les escamoter, les mettre hors de portée ou même les invalider sous forme de symboles, eux-mêmes noyaux de trafics abstraits, soustraits à tous échanges autres que virtuels.

Cependant, nous en sommes encore à tenter de rafistoler un système périmé qui, lui, n’a plus cours, mais que nous rendons responsable des ravages en vérité suscités par l’instauration de ce système nouveau, omniprésent et scotomisé. L’intérêt trouvé par certains à voir notre attention ainsi détournée de ce qui se fomente, les encourage à favoriser et prolonger le leurre général.

Ce n’est pas tant la situation — elle pourrait être modifiée — qui nous met en danger, mais ce sont précisément nos acquiescements aveugles, la résignation générale à ce qui est donné en bloc pour inéluctable. Certes, les conséquences de cette gestion globale commen­cent à inquiéter ; il s’agit toutefois d’une peur vague dont la plupart de ceux qui l’éprouvent ignorent la source. On met en cause les effets secondaires de cette globalité (comme le chômage, par exemple), mais sans remonter jusqu’à elle, sans accuser sa mainmise, tenue pour une fatalité. L’histoire de cette dernière semble provenir de la nuit des temps, son avènement paraît indatable et devoir tout dominer à jamais. Son actualité dévorante est perçue comme relevant du passé composé : comme ce qui a lieu car ayant eu lieu ! « Tout branle avec le temps », écrit Pascal, « la coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue ; c’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramènera à son principe l’anéantit ».

Pourtant il s’est agi, il s’agit là d’une véritable révolution, parvenue à enraciner le système libéral, à le faire s’incarner, s’activer et à le rendre capable d’invalider toute autre logique que la sienne, devenue seule opérante.

Un bouleversement jamais spectaculaire ni même apparent, alors qu’un régime nouveau a pris le pouvoir, dominateur, souverain, d’une autorité absolue mais telle qu’il n’a nul besoin d’en faire montre, tant elle circule dans les faits. Régime nouveau, mais régressif : retour aux conceptions d’un dix-neuvième siècle d’où le facteur « travail » aurait disparu. Frissons ! Le système libéral actuel est assez souple et transparent pour s’adapter aux diversités nationales, mais assez « mondialisé » pour les confiner peu à peu dans le champ folklorique. Sévère, tyrannique mais diffus peu repérable, partout répandu, ce régime qui ne fui jamais proclamé détient toutes les clés de l’économie qu’il réduit au domaine des affaires, lesquelles s’empressent d’absorber tout ce qui n’appartenait pas encore à leur sphère.

Certes, l’économie privée détenait les armes du pouvoir bien avant ces bouleversements, mais sa puissance actuelle tient à l’ampleur toute neuve de son autonomie Les travailleurs en nombre, les populations qui lui étaient indispensables jusqu’alors et pouvaient faire pression sur elle, se liguer pour tenter de l’affaiblir, de la combattre, lui sont de plus en plus inutiles et ne lu] font plus guère d’effet.

Les armes du pouvoir ? L’économie privée ne les a jamais perdues. Parfois vaincue ou menacée de l’être, elle a su conserver même alors ses outils, en particulier la richesse, la propriété. La finance. S’il lui a fallu, contrainte et pour un temps, renoncer parfois à certains avantages, ces avantages ont toujours été très inférieurs à ceux dont elle ne se départait pas.

Même lors de ses défaites plus ou moins passagères, elle n’a jamais cessé de saper les positions de l’adversaire avec une ténacité sans pareille et d’ailleurs fort vaillante. C’est peut-être alors qu’elle s’est le mieux ressourcée. Elle s’est, à l’occasion, nourrie de ses revers, sachant se faire oublier, se camoufler tout en fourbissant Comme jamais ses armes conservées, et tout en peaufinant ses pédagogies, en consolidant ses réseaux. Son ordre a toujours perduré. Le modèle qu’elle représente a pu être nié, piétiné, voué aux gémonies, il a pu même sembler s’effondrer — il n’a jamais été que suspendu. La prédominance des sphères privées, de leurs classes dominantes, s’est toujours rétablie.

C’est que le pouvoir n’est pas la puissance. Or la puissance (qui se moque des pouvoirs, qu’elle a le plus souvent elle-même octroyés et délégués afin de mieux les gérer) n’a jamais changé de camp. Les classes dirigeantes de l’économie privée ont parfois perdu le pouvoir, la puissance en aucun cas. Cette puissance que Pascal désigne sous le terme de force : « L’empire fondé sur l’opinion et l’imagination règne quelque temps, et cet empire est doux et volontaire ; celui de la force règne toujours. Ainsi l’opinion est comme la reine du monde, mais la force en est le tyran ».

Ces classes (ou ces castes) n’ont jamais cessé d’agir, de supplanter, de guetter, ni d’être sollicitées, tentatrices, détentrices de séductions. Leurs privilèges sont demeurés l’objet des fantasmes, des désirs de la plupart, même de beaucoup de ceux qui, sincères, disaient les combattre. L’argent, l’occupation des points stratégiques, les postes à distribuer, les liens avec d’autres puissants, la maîtrise des échanges, le prestige, un certain savoir, un savoir-faire certain, l’aisance, le luxe, autant d’exemples des « moyens » dont rien n’a pu les séparer. L’autorité que ne confère pas toujours le pouvoir, mais qui est inhérente à la puissance, elles l’ont en permanence conservée.

Autorité qui n’a plus de bornes aujourd’hui, qui a tout investi, en particulier les modes de pensée qui se heurtent de toutes parts aux logiques d’une organisation si bien mise en place par une puissance dont l’empreinte est partout, prête à tout s’adjuger. Mais, en vérité, tout ne lui appartenait-il pas déjà ? Ne s’approprie-t-elle pas des lieux dont elle détenait déjà les clés ? Et ces clés ne lui servent-elles pas désormais à maintenir le reste de la population, dont elle n’a plus l’emploi, à l’écart des espaces sans limite qu’elle estime siens ?

La puissance exercée est telle, son emprise si ancrée, sa force de saturation si efficace que rien n’est viable ni ne fonctionne hors de ses logiques. Hors du club libéral, point de salut. Les gouvernements le savent, qui se plient à ce qui représente sans conteste une idéologie, mais s’en défend d’autant plus que le propre de cette idéologie tient à la récusation, à la réprobation du principe même d’idéologie !

L’ère du libéralisme est en place, néanmoins, qui a su imposer sa philosophie sans avoir dû vraiment la formuler ni même élaborer de doctrine, tant elle était incarnée, active avant même d’avoir été repérée. Son emprise anime un système impérieux, totalitaire en somme, mais, pour l’heure, lové dans la démocratie, tempéré donc, limité, chuchoté, calfeutré, sans rien d’ostentatoire, de clamé. Nous sommes vraiment dans la violence du calme.

Calme et violence au sein de logiques qui aboutissent à des postulats établis sur le principe de l’omission — celle de la misère et celle des misérables créés et sacrifiés par elles avec une désinvolture pontifiante.

Les effets de ce système forclos, aux procédés taciturnes, se révèlent souvent criminels, parfois meurtriers. Mais, en nos régions, l’agressivité de cette violence si calme se résume à des facteurs d’abandon. On laisse dépérir et périr — la responsabilité de ces défaites incombant à ceux qui défaillent, à ces cohortes discrètes de sans-travail, mais supposés en détenir, tenus d’en obtenir, enjoints d’en trouver alors que, de notoriété publique, la source en est tarie.

Rengaine ! Listes de malchanceux devenue bien vite celle de réprouvés. Le fardeau qu’ils portent les transforme en fardeaux, les cantonne dans le rôle de cet « autre » depuis toujours maltraité aux moindres frais possible, mais qui surprend s’il réclame, se débat, s’il refuse ou milite. Comment peut-il manquer de sens esthétique au point de rompre l’harmonie ambiante ? De sens moral, au point de perturber les voluptés de l’assoupissement ? De sens civique, au point de ne pas comprendre l’intérêt de ceux qui l’oppriment avec si bonne conscience ? De modestie, au point de se mettre en avant ? Ne se fait-il pas là du tort à lui-même, puisqu’« on » voulait son bien (ce « on »-là étant solidement et sincèrement persuadé que son propre bien vaut pour le bien général) ?

il est vrai que l’« autre » en question fut toujours tenu pour suspect. Pour inférieur, cela va de soi — c’est même le noyau du credo, sa pulpe. Pour menaçant aussi, et sans autre valeur que les services qu’il rendait, qu’il ne rend presque plus et de moins en moins, car il n’y a presque plus et il y aura de moins en moins de services qu’il puisse rendre. Si sa valeur tend dès lors vers zéro, qui s’en étonnera ?

On découvre ici les sentiments réels éprouvés à l’égard des autres par ceux qui dominent, sous n’importe quel régime — et sur quelles bases ils se calculent. On découvrira vite, et sans doute toujours davantage, hélas, avec le temps, comment, selon ces calculs, une fois devenu zéro, d’exclu on devient expulsé.

La pente est vertigineuse. Les affres du travail perdu se vivent à tous les niveaux de l’échelle sociale. A chacun d’eux, elles sont perçues comme une épreuve accablante qui semble profaner l’identité de qui la subit. C’est aussitôt le déséquilibre et — à tort —l’humiliation, bientôt le danger. Les cadres peuvent en souffrir au moins autant que les travailleurs les moins qualifiés. Surprenant de découvrir à quel point on peut rapidement perdre pied et comme la société devient sévère, comme il n’est plus ou presque plus de recours si l’on est démuni ! Tout vacille, enferme et s’éloigne à la fois. Tout se fragilise, même l’habitation. La rue devient proche. Fort peu de choses n’ont pas le droit d’être exercées contre celui qui n’a plus de « moyens ». Surtout plus ceux d’être épargné et dans aucun domaine.

S’installent alors des clôtures, la forclusion sociale. Et s’accentue l’absence générale et flagrante de rationalité. Quelle corrélation raisonnable peut-il y avoir, par exemple, entre perdre un travail et se faire expulser, se retrouver à la rue ? La punition n’a aucune commune mesure avec le motif avancé, donné pour évident. Que soit traité comme un crime le fait de ne pas pouvoir payer, de ne plus pouvoir payer, de ne pas réussir à payer, est déjà en soi surprenant, si l’on y réfléchit. Mais être ainsi châtié, jeté à la rue, pour n’avoir plus été en mesure de régler un loyer parce que l’on n’a plus de travail, alors que le travail fait partout manifestement et officiellement défaut, ou parce que l’emploi qui vous est attribué est tarifé trop bas en regard du prix aberrant de logements trop rares, tout cela relève du démentiel ou d’une perversité délibérée. D’autant plus qu’un domicile sera exigé pour conserver ou trouver ce travail qui seul permettrait de retrouver un domicile.

Le pavé, donc. Le pavé, moins dur, moins insensible que nos systèmes !

Ce n’est pas seulement injuste, c’est d’une atroce absurdité, d’une bêtise consternante, qui rend comiques les allures suffisantes de nos sociétés dites civilisées. A moins que cela ne dénonce aussi des intérêts fort bien gérés. De toute manière, c’est à mourir de honte. Mais qui donc subit la honte, parfois la mort et chaque fois une vie détériorée ?

Absence de rationalité ? Quelques exemples : Exempter de reproches les castes fortunées, dirigeantes, pour une fois négligées, mais accuser certains groupes défavorisés de l’être moins que d’autres. D’être, en somme, un peu moins brimés. Tenir ainsi les brimades pour le modèle sur lequel il faudrait s’aligner — tenir, en un mot, pour la norme le fait d’être brimé.

Tenir aussi pour des privilégiés, des profiteurs en quelque sorte, ceux qui détiennent encore du travail, même sous-payé ; donc, pour la norme le fait de n’en avoir pas. S’indigner de l’« égoïsme » des travailleurs, ces satrapes qui renâclent à partager leur travail, même sous-payé, avec ceux qui n’en ont pas, mais ne pas élargir cette exigence de solidarité au partage des fortunes ou à celui des profits — ce qui serait tenu, de nos jours, pour débile, obsolète et de surcroît fort mal élevé !

Il est, en revanche, tout à fait convenable et même recommandé de vitupérer les « privilèges » de ces habitués des palaces que sont, par exemple, les cheminots, lotis d’une retraite plus acceptable que d’autres, avantage si dérisoire en regard des faveurs sans bornes, jamais remises en question, que s’adjugent comme allant de soi les vrais privilégiés ! Très en faveur, aussi, l’opprobre jeté sur ces dangereux prédateurs, ces ploutocrates célèbres, ouvriers ou employés qui osent demander qu’on augmente leurs salaires, ces signes déjà suspects de fastes éhontés. Un exercice éclairant consiste à comparer dans le même journal le montant de l’augmentation réclamée — qui sera farouchement discutée, revue à la baisse, parfois refusée — avec, à la rubrique gastronomique, le prix donné pour raisonnable d’un seul repas au restaurant, qui ne représentera jamais que trois ou quatre fois l’augmentation mensuelle désirée !

Un exemple encore : les efforts depuis longtemps entrepris afin de dresser une partie du pays contre l’autre, déclarée honteusement favorisée (agents du service public, fonctionnaires de base), sans prendre en compte ceux qui le sont vraiment, sinon pour les désigner comme « forces vives de la nation ». Et donner ces « forces vives », ces dirigeants de multinationales (amalgamés à ceux des PME), comme osant seuls prendre des risques, aventuriers impatients de se mettre sans cesse et sans fin en danger, en permanence soucieux de mettre en jeu… on ne sait trop quoi, tandis que les nababs conducteurs de métro, les parvenus patentés préposés à la Poste prospèrent scandaleusement en toute sécurité !

« Forces vives », ainsi dénommées car supposées être détentrices et productrices d’emplois, mais qui, même subventionnées, exonérées, dorlotées dans ce but, non seulement n’en créent aucun ou presque (le chômage ne cesse d’augmenter), mais, même bénéficiaires (en partie grâce aux avantages mentionnés), licencient à tour de bras.

« Forces vives », donc, autrefois nommées tout bêtement « les patrons », mais qui, soudain, relèguent les musiciens, les peintres, les écrivains, les chercheurs scientifiques et autres saltimbanques au rôle de poids morts, sans compter le reste des humains, tous invités à lever sur la vivacité de ces forces d’humbles regards de vers de terre éblouis par de telles constellations.

Quant aux usurpateurs qui se prélassent sans vergogne dans la garantie de l’emploi, leur immunité à la panique qu’entraînent la précarité, la fragilité, la disparition de ces mêmes emplois, représente un péril scandaleux. n y a pire : ils ralentissent l’asphyxie du marché du travail. Or, asphyxie et panique sont les mamelles de l’économie dans son épanouissante modernité, et les meilleures garantes d’une « cohésion sociale ».

Le chômage, ami public numéro un ? N’est-il pas aussi quelque peu surprenant qu’un pays où se déploie, pour aller en s’amplifiant, tant de vraie misère (et cela vaut pour bien d’autres pays en pointe), qu’un pays fier de ses « restos du cœur » (dont la nécessité équivaut à une accusation) ose néanmoins se proclamer quatrième puissance économique mondiale ? Et n’est-il pas surprenant de voir cette quatrième puissance mondiale se rengorger, rouler des mécaniques tout en se dégageant le plus possible des problèmes de santé, d’éducation, de logement et autres, son prétexte étant de les décréter, tout en le déplorant, « non rentables » ?

On s’en voudrait cependant de se montrer exagérément rationnel, matérialiste et trivial, au point d’oser se demander quels résultats émergent de ces exportations en goguette, de ces élans de la balance des comptes qui nous font, certes, tressaillir de fierté à l’idée d’être la puissance number four — à une place du podium, parmi les abris en carton des SDF, les courbes ascendantes du chômage, celles décroissantes de la consommation —, mais qui, néanmoins, ne semblent guère avoir d’influence sur la vie des chaumières. Ni sur celle des cités.

Beaucoup, en revanche, sur celle de nombreux groupes, réseaux d’entreprises ou autres opérateurs financiers. Et sur celle de leurs dirigeants qui, de leur point de vue, ont tout à fait raison de s’en féliciter et vivre leur vie sur des modes après tout on ne peut plus licites. Ils ont pour eux le charme de la lucidité et suivent très logiquement leurs propres logiques, leurs propres intérêts, avec aussi cette admirable faculté, cette sagesse enviable de ne pas s’inquiéter de situations qui engendrent la misère. De n’être sensibles à cette misère que rencontrée dans un roman, un spectacle, et de s’attendrir alors, de s’indigner le temps d’une lecture, d’une projection, avec toute la fougue d’une générosité d’ordinaire en sommeil. La misère, l’injustice ne leur apparaissent, ils n’en reconnaissent l’insoutenable, ne les prennent au sérieux que lorsqu’elles s’intègrent à l’ordre du divertissement. Ils se les approprient alors, en extraient des émotions contrôlées, délectables.

Voyons une lecture exemplaire ici : celle des Misérables. Cosette et sa mère les bouleversent sur un écran, une scène, une page. Et Gavroche, donc, qu’à la ville ils exècrent ! Les plus cruels, les plus exploiteurs, les plus indifférents, les plus bedonnants s’identifient aux opprimés ou à leurs protecteurs. Mais qui s’identifie aux Thénardier ? Personne ! Pourtant… Tout de même ?.. Non ! Vous n’y songez pas ! Eux, nous, c’est Cosette, c’est Gavroche ! A la rigueur, Jean Valjean. Et même, à la réflexion, plutôt Jean Valjean. ils sont tous… nous sommes tous des Jean Valjean. Et le sont en premier — Jean Valjean d’honneur — les « forces vives de la nation » !

L’utopie capitaliste s’est accomplie du temps de ces décideurs, comment ne s’en réjouiraient-ils pas ? Leur satisfaction va de soi, humaine. Trop ? Ce n’est pas leur affaire, qui se limite aux affaires. ils n’ont d’ailleurs guère le temps de s’y attarder, trop soucieux de viser toujours davantage de profit, lequel, pour eux, soyons juste, a d’abord plus exactement le sens de « succès ».

Leur monde est passionnant, ils en ont une vision grisante et qui, par sa réduction despotique, fonctionne. Funeste, il n’en a pas moins un sens pour qui y participe. Mais ses logiques, son intelligence certaine conduisent fatalement au désastre de son hégémonie. Quelles que soient ses démonstrations savamment hypocrites, sa puissance est mise à son propre service, à celui de cette arrogance qui lui fait estimer bon pour tous ce qui lui est profitable. Et naturel, pour un monde subalterne, d’y être sacrifié.

ils ont actuellement tout à fait raison, de nouveau, et se doivent d’exploiter une situation, une époque bénies, les nôtres, où aucune théorie, aucun groupe crédible, aucun mode de pensée, aucune action sérieuse ne s’opposent plus à eux.

Cela nous permet d’assister à ces chefs-d’œuvre de stratégie persuasive qui parviennent à convaincre que des politiques reconduisant ou même accélérant la débâcle sociale, la paupérisation au détriment d’une immense majorité, sont non seulement les seules possibles, mais aussi les seules désirables et d’abord… pour cette majorité.

Premier argument, sous forme de refrain : la promesse redondante et chaque fois magique de « créations d’emplois ». Formule que l’on sait vide, définitivement flétrie, mais qui n’en est pas moins incontournable, car cesser de mentir à ce propos pourrait vite signifier cesser d’y croire, avoir à se réveiller pour se découvrir au sein d’un cauchemar qui n’appartient pas au domaine du sommeil, ni même du rêve éveillé — et d’avoir à faire face à la réalité brutale, au péril immédiat, contingent. Aux affres de l’urgence. Peut-être aux paniques du « trop tard » face à une mise sous scellés tout à fait générale. Planétaire, en fait.

Et sans armes face à cela. A moins que la lucidité, le sens de l’exactitude, l’exigence de l’attention, l’effort d’intelligence ne soient des armes potentielles, celles qui permettraient d’atteindre au moins à l’autonomie, à la faculté de ne plus se laisser absorber par le point de vue des autres, mais de se prendre en compte, de se situer et de se reconnaître autrement qu’à travers leur propre vision.

Ne plus intégrer le jugement des autres, ne plus se l’approprier reviendrait à ne plus accepter, et moins encore adopter leur verdict comme évident. A ne plus se condamner soi-même de leur part à eux. Premier pas dès lors accompli hors de la honte imposée par exemple aux chômeurs, et qui pourrait conduire hors de toute subordination.

Un pas, le seul peut-être, mais non une solution. Nous n’en chercherons pas ici. Elles sont le lot des politiciens qui, prisonniers du court terme, en deviennent les otages. Leur électorat exige au moins des promesses de solutions rapides. Ils ne se privent pas d’en distribuer. On se garderait bien de les en exempter ! Mais font-ils souvent autre chose que de s’attaquer à la hâte à quelque détail superficiel qui, vaguement rafistolé dans le meilleur des cas, permettra de mieux supporter le malaise général — malaise et malheur qui stagneront, souvent plus troubles encore, car mieux masqués par ce détail même ?

Le chantage à la solution altère les problèmes, prévient toute lucidité, paralyse la critique à laquelle il est aisé de répliquer dès lors (ton d’ironie bienveillante) : « Oui, oui… et que proposez-vous ? » Rien ! L’interlocuteur s’en doutait, d’avance rassuré : sans solution, au moins possible, envisagée, le problème disparaît. Le poser serait irrationnel, et plus encore le moindre commentaire, la moindre critique à son propos.

Une solution ? Peut-être n’yen a-t-il pas. Faut-il pour autant ne pas tenter de mettre à plat ce qui scandalise et de comprendre ce que l’on vit ? D’acquérir au moins cette dignité-là ? Selon l’opinion générale, hélas, ne pas tenir pour certaine la présence d’une solution, mais s’obstiner néanmoins à poser le problème, est tenu pour un blasphème, une hérésie, de toute évidence immoraux et débiles, absurdes de surcroît.

De là tant de « solutions » truquées, bâclées, de problèmes camouflés, niés, enfouis, de questions censurées. Alors qu’il peut y avoir absence de solution ; elle signifie le plus souvent que le problème est mal posé, qu’il ne se trouve pas là où il est posé.

Exiger la certitude d’une solution au moins virtuelle avant de prendre en compte une question revient à la remplacer par un postulat, à dénaturer jusqu’à la question posée, dès lors détournée de ce qu’elle pourrait rencontrer d’obstacles incontournables, d’effets désespérants. Obstacles qui, pour être évités, ne disparaissent pas pour autant, mais se prolongent, insidieux, censurés, d’autant plus ancrés et dangereux qu’ils sont esquivés. Contourner, éviter, travestir devient le souci essentiel, et l’essentiel ne sera pas abordé ; mais il sera, ce qui est pire, supposé résolu.

On aura surtout fui la critique de la question même, évité d’envisager la possibilité d’une absence d’issue qui obligerait à se concentrer sur la situation, au lieu de s’en distraire au bénéfice de solutions improbables, pas même entrevues, mais censées exister. On aura échappé aux âpretés, à l’angoisse insoutenable du présent dont on aura négligé la substance, censuré le potentiel de menaces. Et l’on n’aura pas découvert mais, au contraire, laissé courir l’imposture majeure qui fait s’attarder autour de faux problèmes afin que les vraies questions ne puissent être posées.

A fuir ces questions, on s’épargne dans l’immédiat la révélation du pire, mais craindre la révélation du pire, n’est-ce pas risquer d’y être mieux précipité ? N’est-ce pas continuer de se débattre avec des forces toujours déclinantes, sans même savoir au sein de quoi l’on se débat ni contre qui ? Ou pourquoi ?

N’est-il pas terrifiant de demeurer ainsi passifs, comme paralysés, tétanisés devant ce dont dépend notre survie ? Car l’une des questions véritables consiste à se demander si cette survie est programmée ou non !

Or l’appareil politique s’emploie à dévier, supprimer ces questions ; il se mobilise, converge vers d’autres, captieuses, et focalise autour d’elles l’opinion, qu’il tient de la sorte en suspens autour de faux problèmes.

Détournement d’attention qui s’exacerbe lorsqu’il s’agit du phénomène, plus vital (ou plus mortel) encore qu’on ne le croit, de la disparition du travail et de la prolongation artificielle de son empire sur toutes nos données. La remise en cause des fausses questions posées, le rétablissement de celles évitées, la dénonciation de celles escamotées, la suppression de celles arbitrairement reconduites (mais données pour capitales alors qu’elles ne se posent plus), cela seul permettrait de découvrir les questions essentielles, urgentes, pas même entrevues. Questions qui dénonceraient sans doute la duplicité des pouvoirs, ou plutôt des puissances, et leur intérêt à ce que la société demeure inféodée au système périmé, fondé sur le travail. Intérêt accru par ces temps que l’on aime à nommer « de crise » et dont les effets sont si bénéfiques aux marchés : populations anesthésiées, matées par la panique ; travail, services obtenus pour presque rien ; gouvernements asservis à une économie privée toute-puissante ou qui, au moins, en dépendent comme jamais.

Intérêt que servent des « solutions » le plus souvent greffées en urgence sur une situation pourrie, non définie, non analysée, moins encore mise à plat, reconduite en l’état. La déconfiture de ces « solutions » artificielles, bâclées, sabotées, servant alors à prouver qu’à ces problèmes il n’y a qu’une réponse, qui consiste à laisser moisir toute situation dans le statu quo.

L’urgence véritable invite à opérer des constats. ils échappent seuls à l’interdit le plus radical : la perception d’un présent toujours escamoté. Le constat seul donne à voir sous une lumière crue ce qui, d’ordinaire celé, permet la manipulation. C’est en fixant l’événement, afin de l’examiner maintenu dans son mouvement, dans sa fuite même, ses travestis et ses contradictions, qu’on le découvrira tel quel, non trafiqué. Non enfoui sous des a priori, des corollaires factices.

A défaut de solutions fictives, peut-être tiendrons-nous alors une chance de percevoir enfin les vrais problèmes, et non ceux sur lesquels on veut nous égarer. C’est à partir d’une rupture avec la ruse des versions bâclées, des perceptions factices, des simulacres imposés, qu’il deviendra possible d’aborder ce dans quoi nous sommes vraiment impliqués. On pourra dès lors tenter de l’éclairer et même — mais alors sans aucune certitude — de le résoudre. Au moins aura-t-on découvert de quoi il est question et, surtout, quels sont les pièges à éviter : problèmes écrans, mises en scène truquées. C’est à partir de là — et de là seulement — qu’il deviendra possible de lutter contre un destin. Pour un destin. D’acquérir ou de recouvrer la capacité de conduire ce destin, fût-ce en le subissant, et fût-il désastreux.




Viviane Forrester
L'Horreur économique
Fayard

© Librairie Arthème Fayard, 1996.

Dépot légal : novembre 1996
N° d'édition : 9130 — N° d'impression : 36466
ISBN : 2-213-59719-7
35-9719-9/03