Viviane Forrester - L’horreur économique |
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La souplesse, le frémissement d’un destin, son poids d’espoir et de crainte, c’est ce qui est refusé, ce qui se refuse à tant de jeunes, filles et garçons, empêchés d’habiter la société telle qu’elle s’impose à eux comme la seule viable —la seule respectable aussi, la seule autorisée. La seule proposée, mais proposée comme un mirage, puisque, seule licite, elle leur est interdite ; seule en cours, elle les rejette ; seule à les environner, elle leur demeure inaccessible. On reconnaît là les paradoxes d’une société fondée sur le « travail », c’est-à-dire sur l’emploi, alors que le marché de l’emploi non seulement périclite mais périt.
Paradoxes que l’on retrouve, exacerbés, dans certaines banlieues. Car, si accéder au travail s’annonce pour la plupart difficile et pour beaucoup sans grand espoir, d’autres, et d’abord ceux que l’on nomme « les jeunes » — sous-entendu : ceux de ces banlieues dites « sensibles » —, n’ont aucune chance ou presque d’y avoir jamais droit. Même phénomène, toujours, d’une forme unique de survie, forclose.
Pour ces « jeunes »-là, d’avance promis à ce problème, fusionnés avec lui, le désastre est sans issue ni limites, même illusoires. Tout un réseau rigoureusement tissé, presque une tradition déjà, leur interdit l’acquisition de moyens légaux de vivre, mais aussi de toute raison de vivre homologuée. Marginaux de par leur condition, géographiquement définis dès avant d’être nés, réprouvés d’emblée, ils sont les « exclus » par excellence. Des virtuoses de l’exclusion ! Ne logent-ils pas en ces lieux conçus, prévus pour devenir des ghettos ? Ghettos de travailleurs, autrefois. De sans-travail, sans-projet, aujourd’hui. Leur adresse n’indique-t-elle pas un de ces no man’s land considérés – et qui s’exposent comme tels, surtout en regard de nos critères sociaux — comme « terres d’aucun homme », ou « terres de ceux qui ne sont pas des hommes », ou même des « pas-hommes » ? Terrains qui semblent scientifiquement créés pour qu’on y périclite. Terrains vagues, ô combien !
Ces « jeunes », qui ne s’en tiendront pas à figurer »les jeunes », qui deviendront adultes, qui vieilliront si leurs vies leur prêtent vie, ont à coltiner, comme tout être humain, le poids toujours si lourd de l’avenir à traverser. Mais un avenir ici vacant, où tout ce dont la société dispose de positif (ou ce qu’elle donne pour tel) a d’avance été comme systématiquement supprimé. Que peuvent-ils attendre de l’avenir ? Quelle sera leur vieillesse, s’ils y atteignent ?
L’ancrage est immédiat, ici, dans l’injustice, l’inégalité flagrantes, sans que les intéressés en soient responsables, sans qu’ils se soient mis eux-mêmes dans cette situation. Leurs limites étaient figées dès avant leur naissance, et les corollaires de cette naissance prévus comme autant de rebuffades, de relégations plus ou moins tacites, liées à tant d’indifférence.
Indifférence dont la société se réveille à chaque fois paniquée, scandalisée : « ils » ne s’intègrent pas ; « ils » n’acceptent pas tout avec la grâce que l’on était en droit d’attendre — du moins pas sans se débattre, sans sursauts, d’ailleurs vains, sans infractions au système qui les bannit, les incarcère dans l’éviction. Ni sans répondre à l’agression latente, permanente qui est leur lot, par des agressions d’autant plus brutales, ostensibles, explosives qu’elles ont lieu presque toujours, et par force, sur place, en lieu clos. Cernés dans une ségrégation informulée mais de fait, qu’ils soient Français de souche ou d’origine étrangère, ou encore étrangers, « ils » ont l’indécence de ne pas s’intégrer !
Mais s’intégrer à quoi ? Au chômage, à la misère ? Au rejet ? Aux vacuités de l’ennui, au sentiment d’être inutiles ou, même, parasitaires ? A l’avenir sans projet ? S’intégrer ! Mais à quel groupe éconduit, à quel degré de pauvreté, à quels types d’épreuves, quels signes de mépris ? S’intégrer à des hiérarchies qui, d’emblée, vous relèguent, fixés au niveau le plus humiliant sans que l’on vous ait donné ni que l’on vous donne jamais la possibilité de faire vos preuves ? S’intégrer à cet ordre qui, d’office, vous dénie tout droit au respect ? A cette loi implicite qui veut qu’aux pauvres soient alloués des vies de pauvres, des intérêts de pauvres (c’est-à-dire pas d’intérêts) et des travaux de pauvres (si travaux il y a) ?
Faire ici une différence entre Français de souche et enfants d’immigrés ayant ou non droit à la citoyenneté française, reviendrait à tomber dans l’un des pièges destinés à distraire de l’essentiel en divisant pour régner. Il s’agit avant tout de pauvres. Et de pauvreté.
Le racisme et la xénophobie exercés contre les jeunes (ou contre les adultes) d’origine étrangère peuvent servir à détourner du vrai problème, celui de la misère, de la pénurie. On ramène la condition d’« exclu » à des questions de différences de couleur, de nationalité, de religion, de culture, qui n’auraient rien à voir avec la loi des marchés. Alors que ce sont les pauvres, comme toujours et depuis toujours, qui sont exclus. En masse. Les pauvres et la pauvreté. Même si l’on dresse des pauvres contre des pauvres, des opprimés contre des opprimés et non contre les oppresseurs, contre ce qui opprime, c’est cette condition-là qui est visée, brimée, et que l’on répudie. On a rarement vu, à notre connaissance, un émir expulsé, « scotché » dans un charter !
Ce sont les pauvres qui, d’emblée, sont indésirables, d’emblée placés où il n’y a qu’absence, confiscation : dans ces paysages si proches et si incompatibles que sont devenues, que l’on a laissé devenir ces banlieues où l’on s’est débarrassé d’une partie de ceux dont on n’a pas ou plus besoin, ainsi mis à l’écart, établis dans ces chefs-d’œuvre d’annulation latente. Dans ces lieux mis au ban et qui, dans leur ensemble, manifestent le vide, l’absence de ce qu’on trouve ailleurs, de ce qui n’est pas là, mais dont on devient ici d’autant plus conscient. Décor de ce qui manque. Lieux de soustraction (mais qui peuvent être, qui se doivent d’être aussi ceux de l’habitude, ceux de l’intimité, ceux de la mémoire). Lieux de dépouillement qui, étrangement, conviendraient à des anachorètes, à l’ascèse. Cadres dénudés, découragés, décourageants. Emblèmes transparents d’une distanciation, d’une mélancolie qu’à la fois ils exposent et provoquent, traduisent et constituent.
C’est là, dans ce vide, dans cette vacance sans fin que s’encagent, se délitent des destins, que se noient des énergies, que s’annulent des trajectoires. Ceux dont la jeunesse est piégée là, impuissante, en sont conscients et préfèrent ne pas s’attarder à envisager la suite de leurs vies. A la question « Comment te vois-tu dans dix ans ? », l’un d’eux répondait : « Je me vois même pas à la fin de la semaine »[9].
Imagine-t-on ce qu’ils éprouvent dans la lenteur des journées qui traînent, à n’avoir droit à rien de ce qu’on leur expose comme composant la vie ? A n’être pas seulement tenus pour dépourvus de toute valeur, mais pour carrément inexistants en regard des valeurs enseignées — valeurs dont on s’étonne qu’ils ne soient pas enthousiastes, non plus qu’à l’enseignement qui les véhicule !
Pourquoi se formaliseraient-ils ? s’étonne l’opinion générale. Puisque ce sont eux, les pauvres, n’est-il pas naturel qu’ils le soient ? Puisqu’ils se trouvent habiter ici, n’est-il pas naturel qu’ils en soient là ?
Les préjugés contre eux sont si défavorables et si généralement partagés que ces garçons, ces filles sont jugés coupables d’habiter ces zones. Voir leur difficulté à trouver un emploi multipliée lorsqu’ils ont à donner leur adresse. il ne s’agit pas de faire de l’angélisme, de nier la délinquance, la criminalité, mais de noter que l’autisme s’installe des deux côtés, du leur et de celui qui les relègue. L’insécurité ? Mais que leur inflige-t-on d’autre ? Admettons-les coupables de ce qu’ils font chacun de leur situation. Mais ils ne s’y sont pas mis, ils ne l’ont pas créée, encore moins choisie. ils n’ont pas été les architectes de ces lieux mortifères, ni les décideurs qui les ont projetés, approuvés, commandés. Permis. ils ne sont pas des despotes qui auraient inventé le chômage et éradiqué ce travail qui leur fait tant défaut, comme à leurs familles ! ils sont seulement ceux qui sont pénalisés plus que tous les autres de n’en avoir pas.
Les dégâts de leur fait sont visibles, mais ceux qu’ils subissent ? Leur existence fonctionne comme un cauchemar vague et sans fin, issu d’une société organisée sans eux, de plus en plus fondée autour de leur rejet plus ou moins implicite.
Mais le cynisme porte tout pouvoir à retourner contre ceux qu’il opprime le ressentiment. Et cela nous convient bien, puisque la conviction générale veut que le malheur social soit une punition. Il en est une — inique.
Les vies dévastées de ces « jeunes » (et des moins jeunes) n’éveillent guère de scrupules chez les autres. Les scrupules sont pour eux, honteux d’être honnis.
Dans ce contexte à proprement parler « inqualifiable », leurs brutalités, leurs violences sont indéniables. Mais les ravages dont ils sont les proies ? Destins annulés, jeunesse détériorée. Avenir aboli.
On leur en veut de réagir, d’attaquer. Ils sont en vérité, malgré, la délinquance — mais de par elle aussi —, en position de faiblesse absolue, isolés, contraints à l’acceptation totale, sinon au consentement. Leurs sursauts ne sont que ceux d’animaux piégés, d’avance vaincus et qui le savent, serait-ce d’expérience. Ils n’ont aucun « moyen », coincés dans un système tout-puissant où ils n’ont pas de place mais dont ils n’ont pas la faculté non plus de s’éloigner, plus enracinés que tous les autres au milieu de ceux qui les voudraient au diable et qui ne s’en cachent pas. Ils sont et se savent d’autorité sans travail, sans argent, sans avenir. Toute énergie perdue. La proie, pour ces raisons, d’une douleur souterraine, effervescente, qui provoque la rage en même temps qu’elle abat.
Imaginez la jeunesse, la vôtre, celle des vôtres en cet état (que l’on commence à connaître à tous les échelons de la société, mais alors amorti, plus latent, moins fatal). Pour eux, n’existent d’options légales que celles qui leur sont refusées. L’inquiétude même est inutile lorsqu’il n’y a pas d’espoir. Lorsque l’avenir s’annonce identique au présent, sans projet, l’âge en plus. Alors que la vie appelle. Alors que rien ne leur a été seulement insinué de ce que pourrait contenir de richesses leur seul luxe, ce temps dit « libre » et qui pourrait l’être, vibrer, les faire vibrer, mais qui les oppresse, rend les heures hagardes et devient leur ennemi.
Peut-être le plus scandaleux réside-t-il dans la confiscation de ces valeurs aujourd’hui interdites — disons-le : culturelles, celles de l’intelligence — car elles ne représentent pas des « créneaux vendeurs », mais surtout parce qu’il y aurait danger à laisser filtrer des éléments mobilisateurs dans un système qui mène à la léthargie ; qui encourage un état que l’on osera comparer à celui d’agonie.
Encore que puisse sembler tout aussi scandaleuse cette déconsidération dans laquelle ils se tiennent eux-mêmes, piégés au sein du mépris, en l’absence de tout respect à leur égard comme à celui des leurs, coincés dans cette honte plus ou moins refoulée dans la haine, et qui, même refoulée, n’empêche pas qu’à l’orée de leur vie ils soient tenus et se tiennent pour déchus, du seul fait d’exister, et soient conduits comme tant de victimes à se culpabiliser, à porter sur eux-mêmes le regard dévalorisant des autres, à se joindre à ceux qui les réprouvent.
Croit-on qu’ils pourraient, qu’ils peuvent refuser d’être ainsi maintenus pétrifiés dans leur condition plus que subalterne, et qu’ils pourraient nier son bien-fondé ou critiquer le sort qui leur est imposé, sans paraître faire acte de subversion ? Sans paraître s’opposer, bêtes et méchants, à la fatalité ? Et qui les soutiendrait ? Quels groupes ? Quels textes ? Quelle pensée ? lis ne peuvent secouer leur sort et leur joug que par des moyens détournés, souvent dans la violence, dans l’illégalité, qui les affaiblissent davantage et répondent en un sens aux vœux de ceux qui ont intérêt à les maintenir à l’écart dans cet abandon, ainsi justifié.
De ces répudiés, de ces laissés-pour-compte jetés dans un néant social, on attend cependant des conduites de bons citoyens promis à une vie civique toute de devoirs et de droits, alors que leur est retirée toute chance d’accomplir aucun devoir, et que leurs droits, déjà fort restreints, sont volontiers bafoués. Quelle tristesse alors, quelle déception de les voir enfreindre les codes du savoir-vivre, les règles de bienséance de ceux qui les écartent, les tutoient, les bousculent, les méprisent d’office ! De ne pas les voir épouser les bonnes manières d’une société qui manifeste si généreusement son allergie à leur présence, et les aide à s’envisager eux-mêmes comme hors jeu !
De qui se moque-t-on ? Et de qui encore, en leur proposant sous des formules diverses, et sous prétexte d’emploi, des occupations imbéciles, au rabais, comme — dernière invention à ce jour — faire la police sans être de la police et toujours au rabais, dans leurs propres immeubles, auprès de leurs proches — ou plutôt contre eux ! Nous ne serions pas loin de la délation officialisée. Et tout à fait proches d’une guerre des gangs astucieusement mitonnée. Rassurons-nous : ce projet de projet sera comme tant d’autres oublié le lendemain. Ces rabâchages auront cependant orienté les médias, les esprits, et occupé le temps. L’imagination des instances au pouvoir est sans limite lorsqu’il s’agit de distraire la galerie avec des bricolages débiles, sans effets, sinon néfastes, sur rien.
Moins encore sur ces jeunes cernés dans un monde onirique, dans ses acharnements blêmes, ses carences de perspectives, avec, pour toutes valeurs officiellement suggérées, celles de morales civiques la plupart liées au travail — et qu’ils n’ont donc aucun moyen de suivre —, ou celles des marchandises sacralisées par la publicité, qu’ils n’ont pas davantage les moyens d’acquérir, légalement du moins.
Exclus de ce qui est exigé d’eux, donc du désir éventuel d’y répondre, ils ne peuvent que s’inventer d’autres codes, valables en circuit fermé. Des codes décalés, rebelles. Ou bien suivre certains délires. Appâts de la drogue, désastres du terrorisme. Tentation d’en être les prolétaires. D’être les prolétaires de quelque chose : on en est là !
Qu’ont-ils à perdre puisqu’ils n’ont rien reçu, sinon des modèles de vie que tout les empêche d’imiter ? Modèles issus d’une société qui les leur impose sans leur permettre de s’y conformer. Cette impossibilité de reproduire les critères de milieux qui leur sont interdits et qui les rejettent est aussitôt répertoriée comme une défection, comme un refus brutal, un signe de leur inaptitude, une preuve de leur anomalie, et comme le prétexte idéal pour continuer de les nier et renier. De les oublier là, abandonnés, proscrits.
Hors jeu ! On atteint ici à des sommets de l’absurde, de l’inconscience planifiée. De la tristesse, aussi. Car les voici comme leurs aînés (et, en principe, comme leur descendance) exclus d’une société basée sur un système qui ne fonctionne plus, mais hors laquelle il n’y a ni salut, ni statut. Du moins dans la légalité.
Peut-être représentent-ils pour elle l’image même de sa propre agonie encore camouflée, retardée encore. L’image de ce que produit la disparition du travail dans une société qui s’entête à fonder sur lui ses seuls critères, sa base. Sans doute y rencontre-t-elle, paniquée, l’image de son avenir, et cette image inconsciemment reçue comme prémonitoire accentue-t-elle la crispation. Le désir, surtout, de se déclarer et de se croire différent de ceux qui sont en marge.
Peut-être l’image de ces « jeunes » illustre-t-elle ce que redoute pour elle-même cette société inquiète qui les encercle de ce qui n’est plus que ses traces, qui les maintient au creux d’un système presque aboli dont elle les répudie.
Maintenus, fixés même dans la répudiation, les voici face au néant, dans ce vertige de la déportation sur place en des espaces carcéraux sans parois tangibles, d’où l’on ne peut donc s’évader. Une absence de clôtures physiques qui interdit l’évasion.
Les voici, à l’âge effervescent, avec, en fait, des rêves surannés, des nostalgies vaines. Avec un désir éperdu, masqué par la haine, de cette société périmée dont ils auront sans doute été les derniers à qui elle aura fait illusion ! Ceux qui en sont expulsés, qui vivent à ses frontières, interdits, peuvent seuls, ou presque, la prendre encore pour une Terre promise. Comme dans les mauvais romans, l’amour et ses fantasmes s’accroissent, exaspérés, face aux refus de l’amante ou de l’amant.
Ainsi de certains de ces « jeunes » — et de tous, peut-être — habités d’un rêve fou : s’intégrer dans une société géographiquement contiguë, mais inaccessible à leurs biographies. Beaucoup d’entre eux — bien plus qu’on ne croit — ont le désir de pouvoir oser ce rêve cette fois précis, d’autant plus irréel : acquérir du travail. Le travail comme Graal, chevalier ! Mais ils n’ont pas du tout le genre Nibelungen, ils ont plutôt le genre… Bovary. Oui, le genre Emma ! Les voici donc, comme elle, avides de ce qui devrait être et qui n’est pas, mais qui fut sinon promis, du moins raconté, célébré. De ce qui a fait rêver et qui manque. Les voici, telle Emma, n’admettant pas la carence de ce qui se dérobe, que l’on imagine ailleurs, mais que l’on ne rencontre pas, qui ne se produit jamais. Et sans quoi n’existe à l’infini qu’un océan d’ennui sans fond et, à perte de vue, la perte au sein des possédants.
Les voici, proies de l’absence, prisonniers du lacunaire, convoitant ce qui n’existe d’ailleurs pas, et frustrés, comme l’était Emma, d’un programme d’autant plus excellent qu’il était chimérique. lis se retrouvent sans statut, comme elle était sans amour. Avides et privés de ce qu’ils croyaient réel et dû, ils se dévergondent comme elle. Ils tentent de mimer ce qu’ils désirent en vain et, comme elle, ils le caricaturent. A moins que la société ne soit, elle, la caricature de ce que la vie pourrait, de ce qu’elle devrait être. De ce qu’il serait après tout raisonnable qu’elle fût. Ce que savait Flaubert, complice des rêves de Madame Bovary dont il disait : « C’est moi ».
Ils volent donc comme elle faisait des dettes, se droguent comme elle faisait l’amour, pour atteindre à ce qui n’a jamais eu cours et qu’on leur a vanté comme accessible, désirable, nécessaire et certain. Comme elle, coincés dans « la série des mêmes jours », ils espèrent « des péripéties à l’infini »[10] et tentent comme elle, dans leur province à eux, d’obtenir un rôle, et prépondérant, fût-ce hors des codes et des lois. lis se seront comme elle compromis et débattus en vain, pour finir, comme elle, logiquement vaincus. Tandis que se propage une fois encore, à jamais peut-être, la morale des Homais — décorés, pérorant, supposés mettre à l’abri le poison qu’ils détiennent.
Supposés surtout couvrir de leurs discours pontifiants, de leurs rabâchages, l’horreur planétaire, au point que l’on y devienne indifférent. Mieux : que l’on devienne sourds, aveugles, inaccessibles aussi à la beauté que produit si souvent, dans cette horreur magique, l’héroïsme de la lutte menée par des humains, non contre la mort, mais afin de rater avec plus de ferveur l’étrange, l’avare miracle de leurs vies. Leur aptitude merveilleuse à s’inventer eux-mêmes, à exploiter le bref intervalle qui leur est imparti. L’indicible beauté issue de leur ambition démente de gérer cette Apocalypse, de repérer, de construire des ensembles ou, mieux, d’élaborer, de ciseler un détail, ou, mieux encore, d’insérer leur propre existence dans la cohue des disparitions. De participer de bric et de broc à une certaine continuité, même déplorable, alors que, ligotés dans l’ordre du temps, leurs corps et leurs souffles sont tous, du berceau à la tombe, et dans le désordre, abolis d’avance, en voie de destruction. Stoïcisme qui permet à la vie de n’être pas une préface à la mort. Pas seulement.
[9] France 3, Saga-cités, 10 février 1996.
[10] Gustave Flaubert, Madame Bovary.