Viviane Forrester - L’horreur économique PRÉC. SOMM SUIV.

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En certains points de la planète, l'« incitation » au travail bat son plein. La pénurie, l'absence de toute protection sociale y ramènent le coût de la main-d'œuvre et du travail à presque rien. Un paradis pour les firmes, une chaîne de rêve à laquelle s'ajoute celle des paradis fiscaux. Nos « forces vives », oubliant volontiers qu'elles sont celles « de la nation », n'hésitent pas, pour beaucoup d'entre elles, à se ruer, se ressourcer là-bas.

D'où ces délocalisations qui font des ravages, retirent brutalement leurs emplois aux habitants de localités entières, ruinent parfois une région, appauvrissent la nation. L'entre­prise disparue vers d'autres cieux ne paiera plus d'impôts dans les lieux qu'elle aura quittés, mais ce seront l'État, les collectivités laissés en plan qui devront financer le chômage qu'elle aura créé — c'est-à-dire financer les choix qu'elle aura faits à son profit et à leur détriment ! Un financement de longue haleine, car, pour les licenciés devenus chômeurs de manière si arbitraire, il ne sera pas question de retrouver rapidement de l'emploi dans des secteurs géographiques et professionnels ainsi sinistrés, et difficile parfois d'en retrouver jamais.

Quant aux fuites de capitaux hors de tout circuit fiscal, elles priveront de ressources les structures économiques et sociales de l'État escroqué. Peut-être s'agit-il d'une illusion d'optique, mais on a comme la vague impression que les détenteurs de « richesses » évadées ne sont autres que… les admirables « forces vives » de « la nation » lésée !

Mais qui s'en indignerait vraiment, hormis certains spécialistes ? L'opinion se soucie bien davantage (et avec véhémence) de la présence d'« étrangers » — c'est-à-dire d'étrangers pauvres — supposés rafler des emplois inexistants, gruger les autochtones, dévaliser l'aide sociale.

Sus aux immigrés qui entrent, bon vent aux capitaux qui sortent ! fi est plus facile de s'en prendre aux faibles qui arrivent, ou qui sont là, et même arrivés depuis longtemps, qu'aux puissants qui désertent !

Ces immigrés, n'oublions pas que, s'ils migrent dans des pays plus prospères, ces mêmes pays, dont le nôtre, sont allés chez eux et qu'ils y vont encore, et pas seulement pour ces questions de salaires à bas prix. Ils y exploitent leurs matières premières, leurs ressources naturelles, quand ils ne les ont pas déjà épuisées. Ne pas donner, ne pas distribuer est une chose, mais rafler, priver, s'octroyer des biens, sous prétexte que l'on est mieux qualifié pour les exploiter (au profit d'autres régions), en est une autre.

Nos « forces vives », liées à nos États, colonisent toujours économiquement beaucoup de ces pays qui les ont ainsi enrichies. Les habitants déjà pauvres, mais encore appauvris de ces contrées dont on a « emprunté » les ressources et dont on a, de ce fait, désorganisé les modes de vie économique spécifiques, désormais non viables, émigrent chez ceux (alors indignés) qui sont intervenus, en Amérique, par exemple, en visiteurs bien plus intéressés que nos immigrés ne le seront jamais. Il est vrai que cela se passe à des niveaux négligés par le public.

Les pouvoirs et les puissances se gardent bien de rien éclairer. Ds attisent les rejets, apprécient le flou dans lequel se trament les délocalisations, les fuites de capitaux et autres opérations plus ou moins licites, et savourent la tranquillité de leur règne sur des ouailles divisées.

Les pays occidentaux ferment donc jalousement leurs frontières terrestres à « la misère du monde », mais laissent s'échapper par des routes virtuelles les richesses auxquelles leurs citoyens impuissants, désinformés, s'imaginent avoir encore droit, celles qu'ils croient encore posséder et devoir défendre, mais qu'ils laissent fuir sans émotion.

Ce ne sont pas les immigrés qui épuisent chez nous une masse salariale déjà en voie de disparition, mais plutôt, panni les habitants des contrées défavorisées, ceux qui ne sont pas devenus des étrangers, qui n'ont pas énùgré, mais qui, demeurés au sein de leurs propres pays, travaillent à des prix (si l'on peut dire) d'aumône, sans protection sociale, dans des conditions oubliées ici. Manne pour les groupes multinationaux, ils sont donnés pour exemplaires. Pour autant d'exemples sur lesquels il faudrait s'aligner, vers lesquels il faudrait au moins tendre si l'on veut encore espérer garder une chance de réintégrer le cheptel ayant droit aux emplois, tant qu'il en reste quelques-uns.

Répartitions, opportunités sur lesquelles veillent les grandes organisations mondiales telles que la Banque mondiale, par exemple, qui juge que « serait contre-productive une politique de taxation des firmes multinationales pour tenter de prévenir la migration des emplois à maigres salaires vers des pays en voie de développement »[30], ou que « le transfert de la production à l'étranger est une stratégie efficace afin d'augmenter la part de marché de la firme dans un monde concurrentiel, ou afin de minimiser ses pertes »[31].

Les marchés peuvent choisir leurs pauvres dans des circuits élargis ; le catalogue s'enrichit, car il y existe désormais des pauvres pauvres et des pauvres riches. Et il en existe — on en découvre toujours — d'encore plus pauvres, moins difficiles, moins « exigeants ». Pas exigeants du tout. Des soldes fantastiques. Des promotions partout. Le travail est pour rien si l'on sait voyager. Autre avantage : le choix de ces pauvres-là, de ces pauvres pauvres, appauvrira les pauvres riches qui, devenus plus pauvres, proches des pauvres pauvres, seront à leur tour moins exigeants. La belle époque !

Étrange revanche des possédants, due à leur dynamisme, à leur esprit de lucre, de domination, mais aussi d'entreprise. Ils parviennent à faire feu de tout bois, à transporter et reconstituer ailleurs certains excès d'exploitation que l'Histoire avait rendus caducs dans les pays les plus industrialisés, et dont on avait cru voir s'amorcer la disparition ailleurs, en particulier à la suite des décolonisations.

C'était sans compter avec les technologies nouvelles combinées à la raréfaction dramatique des emplois — dont elles sont largement responsables. La promptitude clairvoyante de l'économie privée à se saisir des prodigieuses capacités d'ubiquité, de synchronisation, d'information qu'elles offrent, à user de l'espace et du temps court-circuités, permet les papillonnages don juanesques, les bons plaisirs géographiques des finnes inter-multi-transnationales. Et le néocolonialisme déferlant.

Rien ne saurait mieux démontrer la puissance de l'économie privée, son hégémonie. Rien, sinon l'indifférence qu'elle suscite, le peu de réactions, et leur impuissance lorsqu'elles ont lieu. Rien, sinon le chantage exercé à partir de là sur les politiques des pays développés afin qu'elles s'alignent sur le bas, diminuent la fiscalité, réduisent les dépenses publiques, les protections sociales, réglementent les déréglementations, les dérégulations, et « libèrent » le droit de licencier sans contrôle, abolissent le salaire minimum, flexibilisent le travail, et cœtera, et cœtera.

Ces suggestions si péremptoires ont (au minimum) pour effet un relâchement dans l'application de mesures déjà si altérées, si combattues, de plus en plus faciles à contourner. Suggestions ou chantage qui rencontrent encore de faibles résistances, une opinion générale nerveuse mais assez accablée, facilement distraite, assidûment détournée vers un certain assoupissement. Quelques soubresauts comme en France, en décembre 1995, deux millions de personnes dans les rues. On croyait entendre certains penser : « Les chiens aboient, la caravane passe », ou « Cause toujours, tu ne m'intéresses pas ».

Il est vrai que les peuples sont las, ils ont déjà beaucoup donné. ils ont beaucoup pensé. ils sont très seuls, écrasés face à cet appareil aux dimensions monstrueuses appelé « pensée unique ». ils sont à un tournant plus périlleux qu'il ne semble, et qu'ils préfèrent ne pas considérer. ils sont prêts, pour l'instant, à écouter les vieilles légendes que l'on re~sa.~e au cours des veillées où doucement ils somnolent, bercés par des contes où les pays riches seraient de ce fait des pays prospères. Ce qui se révèle — et de plus en plus — faux.

Surtout, nous avons traversé une révolution sans nous en être aperçus. Une révolution radicale, muette, sans théories déclarées, sans idéologies avouées ; elle s'est imposée dans et par des faits silencieusement établis, sans déclaration aucune, sans commentaires, sans le moindre effet d'annonce. Des faits installés sans bruit dans l'Histoire, et dans nos décors. C'est la force de ce mouvement de n'être apparu que déjà mis en place et d'avoir su prévenir et paralyser d'avance, dès avant son avènement, toute réaction à son encontre.

Ainsi le carcan des marchés est-il parvenu à nous enserrer comme une seconde peau, tenue pour plus adéquate à nous que celle de notre corps humain.

Ainsi n'en sommes-nous plus, par exemple, à déplorer le sous-paiement de ces mains-d'œuvre surexploitées en des pays de misère souvent colonisés (entre autres) par la dette ; nous en sommes à déplorer le sous-emploi que cela provoque dans WB contrées, et presque à jalouser ces malheureux, en vérité reconduits, confirmés dans des conditions sociales scandaleuses — ce que nous savons, mais nos acquiescements sont sans limites !

Il est courant, à propos de l'emploi, de déplorer que soit pris à l'un ce qui est par ailleurs octroyé à l'autre. Ou de se réjouir que soit attribué à l'un ce dont l'autre sera par là privé. « A Matignon, lit-on par exemple, on caresse l'espoir d'atteindre l'objectif de deux embauches de jeunes pour trois recrutements »[32] ; cela part d'une fort bonne volonté, mais veut dire que deux chômeurs plus âgés sur trois demeureront chômeurs, puisque la quantité d'emplois dispo­nibles n'augmente pas pour autant, mais, au contraire, le plus souvent diminue. il en va de même lorsque, le chômage augmentant, on se réjouit néanmoins de voir baisser dans le mê­me temps le pourcentage des chômeurs de longue durée ; cette fois, ce sont des jeunes qui au­ront obtenu encore moins d'emplois que la hausse du chômage pouvait le leur faire craindre.

Le fait est que l'on s'attaque à de faux problèmes, que l'on fait semblant de gérer ce qui n'est pas gérable. Supprimer le chômage d'un seul individu vaut toutes les peines que l'on peut se donner. Mais on ne peut, en l'état actuel des choses, que répartir autrement les mêmes donnes, sans rien réparer du tout. On ne peut pas modifier le sens de la pente. On pourrait seulement œuvrer relativement au sens qu'elle a pris. Traiter la situation réelle, non celle depuis longtemps dissoute.

A titre individuel, les conseils prodigués aux chômeurs dans les organismes spécialisés leur indiquent comment se faire éventuellement adjuger un emploi par miracle disponible, que, de ce fait, un autre n'obtiendra pas. Ce que quantité d'autres, plutôt, n'obtiendront pas, tant sont nombreux les candidats au moindre poste, même déplorable. (On se rue sur les CES, qui offrent de si belles carrières et débouchent, avec un peu de chance, sur un autre CES, c'est-à-dire un contrat à temps déterminé, tout à fait temporaire. Travail à temps partiel. Salaire équivalent à la moitié du SMIC, soit environ 2 800 F par mois !) Ces conseils, souvent les seuls offerts, correspondent à des « trucs » pour être préféré, choisi plutôt qu'un autre, à la place d'un autre. La masse salariale et le marché de l'emploi n'ayant pas du tout tendance à se dilater, cela n'a rien à voir avec la réduction du nombre des rejetés. Le problème n'a donc pas été effleuré.

L'accentuation galopante du chômage dans les pays développés tend, on l'a vu, à les faire insensiblement rejoindre la pauvreté du tiers-monde. On avait pu espérer voir se produire le contraire, et la prospérité se propager ; c'est la misère qui se mondialise et se répartit dans les contrées jusqu'ici favorisées, avec une équité qui fait honneur aux partisans de ce terme en vogue.

Le déclin — qui n'est pas celui de l'économie : elle prospère ! — se profile, de moins en moins vague, accepté comme un phénomène naturel, de plus en plus géré par les États, eux-mêmes de plus en plus à la merci de 1'économie privée qui, liée aux grands organismes mondiaux, tels, nous les avons rencontrés, la Banque mondiale, l'OCDE, le FMI, détient avec eux la maîtrise.

Car le régime réel sous lequel nous vivons et dont l'autorité nous tient de plus en plus sous son emprise ne nous gouverne pas officiellement, mais décide des configurations, du substrat que les gouvernants auront à gouverner. Et aussi des règles, sinon des lois, qui met­tent hors de portée, protègent de tout contrôle, de toute contrainte les décideurs véritables, les groupes transnationaux, les opérateurs financiers qui, en revanche, contraignent et con­trôlent, eux, le pouvoir politique. Celui-ci se répartit découpé pays par pays — découpage ou délimitations ignorés des puissances privées, comme le sont les frontières.

Quels que soient son pouvoir, sa marge d'action, sa capacité d'être responsable, un gouvernement opère aujourd'hui au sein de paysages économiques, de circulations d'échan­ges, de champs d'exploitation qui déterminent ses politiques et ne sont pas de son ressort. Qui ne dépendent plus de lui alors qu'il dépend d'eux. Un détail presque anecdotique. Alors que tous les politiciens s'égosillent à nous confier leur ardeur à lutter contre le chômage, l'annonce d'une baisse de celui-ci aux États-Unis a fait s'effondrer, très récemment, les cours de la Bourse dans le monde entier. On pouvait lire dans Le Monde du 12 mars 1996 : « Le vendredi 8 mars laissera sur les marchés financiers la trace d'une journée noire. La publication de chiffres excellents, mais inattendus sur l'emploi aux États-Unis a été reçue comme une douche froide — un paradoxe apparent dont les marchés sont coutumiers… Les marchés, qui craignent surtout la surchauffe et l'inflation, ont été victimes d'une véritable panique… A Wall Street, l'indice Dow Jones, qui avait battu encore un record mardi, a terminé sur une dégringolade de plus de 3% ; il s'agit de la plus forte baisse en pourcentage depuis le 15 novembre 1991. Les places européennes ont aussi lourdement chuté… Les places financières semblent particulièrement vulnérables à toute mauvaise nouvelle… »[33] Et encore : « Les analystes attendent de savoir s'ils voient confirmer le chiffre record de 705 000 créations d'emplois aux États-Unis en février, le plus élevé depuis le 1er septembre 1983. C'est cette statistique qui a mis le feu aux poudres. [La Bourse de New York] a même cédé à la panique vendredi au cours des deux dernières heures de cotation. Wall Street pourrait se trouver confronté à un environnement devenu totalement défavorable, avec, d'un côté, une hausse déjà bien entamée des taux à long terme et, de l'autre, une stagnation ou même une baisse de la rentabilité des entreprises ».

Autre détail : les mêmes cours montaient en flèche, il y a quelques années, à l'annonce d'un licenciement monstre par Xerox de dizaines de milliers de travailleurs. Or la Bourse est la ruche des « forces vives » sur lesquelles s'appuient, à défaut des nations, leurs gouvernements.

Mais nous ne continuerons pas moins de déplorer tous en chœur « le chômage, fléau de notre temps », et de participer aux grand-messes électorales où l'on prie pour le retour miraculeux et certain du plein emploi à plein temps. Et l'on continuera de publier inlassablement les courbes de ces statistiques, de les découvrir avec des cris de surprise désolée, dans un suspense jamais découragé. Au plus grand profit des promesses démagogiques, de la soumission générale, de la panique sourde, de plus en plus intense, et, on le voit bien ici encore, gérée.

Si discrètement toutefois ! Cette baisse de la Bourse dictée par celle du chômage a-t-elle frappé l'opinion ? On ne l'a guère soulignée. Sans doute allait-elle de soi. « One of these things », comme on dit en anglais. Une de ces choses. N'y avait-il pas là quelque signe, quelque indice ? Eh bien non ! fi n'a pas semblé. Même si la contradiction était radicale avec les lyrismes du discours général, avec les sempiternelles déclarations des politiques, celles aussi des chefs d'entreprise. Même si c'était un aveu des puissances financières reconnaissant là leurs intérêts véritables, et par là ceux des pouvoirs politiques influencés par elles, et qui naviguent à l'aveuglette au sein de décisions prises ailleurs, souvent ignorées d'eux. Un aveu des gouvernements, des élus, des candidats qui, à des fins électorales, miment sans conviction, pour un public blasé, des exercices de sauvetage peu convaincants, censés remédier au chômage. Destinés surtout à étayer la conviction qu'il ne s'agit que d'un recul de l'emploi, grave, mais temporaire et remédiable, au sein d'une société très logiquement organisée autour de lui — fût-ce autour de son manque.

Rituels auxquels chacun prétend croire afin de mieux se persuader (mais de plus en plus difficilement) qu'il ne s'agit que d'une période de crise, et non d'une mutation, d'un nouveau mode de civilisation déjà organisé, et dont les logiques supposent l'éviction de l'emploi, l'extinction de la vie salariée, la marginalisation de la plupart des humains. Et de là… ?

Rituels auxquels on s'agrippe afin d'au moins s'entendre dire qu'il s'agit d'un déclin passager et non d'un régime neuf, dominateur, qui, bientôt, ne sera plus branché sur aucun système d'échange réel, sur aucun autre support, car son économie n'adhère plus qu'à elle-même, ne vise plus qu'elle-même. Sans doute l'une des rares utopies jamais réalisées ! Le seul exemple d'anarchie au pouvoir (mais prétendant à l'ordre), régnant sur l'ensemble du globe et chaque jour davantage imposée.

Temps étranges où le prolétariat — feu le prolétariat ! — se débat pour récupérer son inhumaine condition. Tandis que l'Internationale, cette vieille chose un peu ringarde, reléguée parmi les accessoires poussiéreux, les rengaines oubliées, semble resurgir, muette, sans paroles ni musique, silencieusement entonnée par le camp opposé. Elle se déploie, tout aussi ambitieuse, moins fragile, mieux armée, triomphante, cette fois, car elle a su choisir les bons moyens : ceux de la puissance et non ceux des pouvoirs.




[30] Cité par Jacques Decornoy, op. cit.
[31] Nous soulignons. (N.d.A.)
[32] Paris Match, 21 mars 1996.
[33] Nous soulignons. (N.d.A.)




Viviane Forrester
L'Horreur économique
Fayard

© Librairie Arthème Fayard, 1996.

Dépot légal : novembre 1996
N° d'édition : 9130 — N° d'impression : 36466
ISBN : 2-213-59719-7
35-9719-9/03