PRÉC. SOMM SUIV.
Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
Forme et pathologie des relations sociales

- III.II.5 - Exigences minimales pour une théorie de la schizophrénie [*] -

Chaque science, tout comme un individu a des devoirs envers ses voisins, se doit à celles qui l’environnent : si elle n’est pas tenue de les aimer comme elle-même, elle a néanmoins le devoir de leur prêter ses outils tout en leur en empruntant et, de manière générale, de faire son possible pour qu’elles se maintiennent dans le droit chemin. Les progrès d’une science pourraient donc peut-être se juger en fonction des changements qu’ils imposent aux méthodes et théories des sciences voisines. Une règle d’économie régit cependant ces échanges. En ce qui concerne, par exemple, notre domaine des sciences du comportement, il est impératif que nous limitions au minimum les innovations que nous pouvons demander à la génétique, à la philosophie ou à la théorie de l’information. L’unité de la science conçue comme un tout ne se réalise, en effet, que grâce à ce système d’exigences minimales imposées par chaque discipline à ses voisines et, ce qui ne compte pas moins, au prêt d’outils conceptuels et de modèles entre les différentes sciences.

Le but de cette conférence n’est donc pas tant de discuter la théorie particulière de la schizophrénie que nous avons élaborée à Palo Alto que de montrer, plutôt, que cette théorie — ainsi que d’autres théories similaires — a un impact sur nos idées relatives à la nature même de l’explication. Et le choix de ce titre, « Exigences minimales pour une théorie de la schizophrénie », correspond à mon désir d’examiner les répercussions de la théorie de la double contrainte sur le champ plus vaste des sciences du comportement et, au-delà, sur la théorie de l’évolution et l’épistémologie biologique. Résumons ces préoccupations en une seule question : quels changements minimaux cette théorie exige-t-elle des sciences voisines ? En d’autres termes : quel est l’impact que peut avoir une théorie expérimentale de la schizophrénie sur cette triade de sciences apparentées que sont la théorie de l’apprentissage, la génétique et la théorie de l’évolution ?

Nous allons d’abord brièvement résumer notre hypothèse : elle fait, pour l’essentiel, appel à l’expérience quotidienne et au bon sens élémentaire. Une première proposition fondatrice consiste à dire que l’apprentissage apparaît toujours dans un contexte possédant des propriétés formelles spécifiques ; pensons, par exemple, aux traits formels d’une séquence reposant sur l’évitement[**] ou à ceux d’une séquence de conditionnement pavlovien : l’animal, dans ces deux cas, apprendra à donner la patte, mais l’apprentissage sera totalement différent dans un contexte pavlovien et dans celui d’une séquence reposant sur la récompense. Bien plus, notre hypothèse repose sur l’idée que ce contexte structuré se produit, en outre, à l’intérieur d’un contexte plus large — si vous voulez, un métacontexte —, et que cette séquence de contextes est une série ouverte et qu’on peut concevoir comme infinie.

En dernier lieu, nous soutenons que ce qui se produit à l’intérieur du contexte étroit (par exemple, les expériences d’évitement) sera affecté par le contexte plus large à l’intérieur duquel le contexte étroit prend place. ll se peut ainsi qu’il y ait incompatibilité ou conflit entre le contexte et le métacontexte. Par exemple, il se peut qu’un contexte d’apprentissage de type pavlovien existe à l’intérieur d’un métacontexte pénalisant ce genre d’apprentissage, en valorisant l’intuition (insight). L’organisme est alors confronté à un dilemme : soit il aura tort dans le contexte restreint, soit il aura raison, mais à tort ou d’une manière fallacieuse. Nous retrouvons ici ce que nous appelons la double contrainte. Et, selon notre hypothèse, la communication schizophrénique, qui est le résultat d’un apprentissage, devient une habitude à la suite de la répétition continuelle des traumatismes de ce type.

Or, il faut souligner que ces quelques assertions de « bon sens » rompent, pourtant, avec les règles classiques de l’épistémologie scientifique. Le paradigme de la chute libre des corps — ainsi que beaucoup d’autres paradigmes similaires — nous a donné l’habitude d’aborder les problèmes scientifiques d’une bien curieuse façon : nous sommes poussés à simplifier et à ignorer (ou à remettre à plus tard) l’étude des possibilités d’influence du métacontexte sur le contexte. Notre hypothèse va précisément à l’encontre de cette habitude, en mettant en évidence le rôle déterminant des relations entre contexte et métacontexte. Ce type d’approche peut surprendre d’autant plus qu’il suggère l’idée (sans être fondamentalement lié à cette suggestion) que l’on peut remonter à l’infini la chaîne de tels contextes pertinents.

Notre théorie exige et favorise donc une révision de la pensée scientifique, telle que celle qui a déjà été partiellement opérée dans plusieurs domaines, allant de la physique à la biologie : elle suppose que l’observateur appartient au champ même de l’observation et que, d’autre part, l’objet de l’observation n’est jamais une « chose », mais toujours un rapport ou une série indéfinie de rapports.

Un exemple illustrera bien l’importance des métacontextes. Considérons le métacontexte à l’intérieur duquel a lieu une expérience d’apprentissage sur un sujet schizophrène. Nous définissons ici le schizophrène comme un patient face à un membre d’une organisation qui lui est supérieure et qu’il déteste, le personnel hospitalier. Si ce patient était un bon newtonien pragmatique, il se dirait ceci : « Les cigarettes que je peux obtenir en faisant ce que ce type attend de moi ne sont, après tout, que des cigarettes ; alors, en homme de science avisé, je vais m’exécuter et faire ce qu’on me demande. Je résoudrai ainsi le problème expérimental et j'obtiendrai les cigarettes. » Cependant, les êtres humains, et les schizophrènes en particulier, ne voient pas toujours les choses sous cet angle-là. Leur comportement est affecté par le fait que l’expérience est menée par quelqu’un à qui ils n’ont aucune envie de faire plaisir. Chercher à plaire à quelqu’un qu’ils n’aiment pas peut même leur paraître honteux. Il arrive ainsi que la valeur du signal émis par l’expérimentateur (donner ou refuser les cigarettes) soit inversée. Ce qui pour l’expérimentateur constitue une récompense devient, pour le patient, un message presque outrageant, et ce que l’expérimentateur prend pour une punition devient, en fait, source de satisfaction pour le patient.

Imaginez la douleur intense du malade mental que l’un des membres du personnel d’un grand hôpital traite momentanément comme un être humain !

Pour expliquer un phénomène, nous devons toujours prendre en considération le métacontexte de l’expérience d’apprentissage et le fait que, en l’occurrence, tout échange entre personnes se présente comme un contexte d’apprentissage.

La théorie de la double contrainte attribue donc certaines propriétés caractéristiques au processus d'apprentissage. Si cette hypothèse est juste, même approximativement, il faut alors l’intégrer à la théorie de l’apprentissage, et cette dernière doit être envisagée de façon discontinue afin de pouvoir rendre compte des discontinuités qu’introduit la hiérarchie des contextes d’apprentissage, telle que je viens de l’exposer.

On peut noter aussi que ces discontinuités sont d’une nature particulière. J’ai dit plus haut que le métacontexte peut changer le sens du renforcement proposé par un message donné ; il est évident, par ailleurs, qu’il peut aussi en changer le mode, et placer le message dans le registre de l’humour ou de la métaphore, par exemple. Entre autres effets, le cadre peut rendre un message inadéquat. Le message peut aussi être en total désaccord avec le métacontexte. Toutefois, il y a une limite à ce genre de modifications introduites par le contexte : celui-ci peut fournir au récepteur toutes sortes d’informations sur le message, mais il ne peut, en aucun cas, le détruire ou le contredire directement. Affirmer, par exemple : « J’ai menti quand j’ai dit que “le chat était sur le paillasson” », n’apprend rien à mon interlocuteur sur le lieu où se trouve effectivement le chat. Tout au plus, cela lui apprend quelque chose sur la fiabilité des informations émises antérieurement.

Il ne faut pas oublier, en effet, qu’existe, entre le contexte et le message, ou entre le message et le métamessage, un fossé semblable à celui qui sépare la chose du mot, ou du signe qui la représente, ou à celui qui sépare les membres d’une classe du nom de cette classe. Autrement dit, le contexte (ou métamessage) classe le message, mais ne se situe jamais au même niveau que lui.

Pour intégrer ces discontinuités à la théorie de l’apprentissage, il convient d’abord d’élargir le champ des phénomènes qui sont habituellement inclus dans le concept d’apprentissage. Les expérimentateurs appellent, en général, « apprentissage » les changements dans les réponses qu’un organisme donne à un signal déterminé. L’expérimentateur remarquera, par exemple, qu’au départ une sonnerie n’entraîne chez l’animal aucune réaction régulière, mais que, au bout de quelques séquences successives au cours desquelles, après la sonnerie, on lui donne de la viande, il commencera à saliver à chaque sonnerie. Nous dirons alors, d’une façon approximative, que l’animal commence à accorder une signification, ou un sens, à la sonnerie.

Un changement est donc intervenu. Partons de ce mot « changement » pour construire une série hiérarchisée. Les séries qui nous intéressent ici sont, en général, construites de deux façons : s’il s’agit du domaine de la pure théorie de la communication, les paliers d’une série hiérarchisée peuvent être obtenus par l’utilisation successive du mot « sur » ou « méta » ; la série en question consistera alors en messages, métamessages, méta-méta-messages, etc. S’il s’agit, en revanche, de phénomènes marginaux par rapport à la théorie de la communication, des hiérarchies semblables peuvent être construites en empilant les « changements » les uns sur les autres. La physique classique nous offre, justement, un exemple de ce type de hiérarchie dans la séquence : position, vitesse (c’est-à-dire changement de position), accélération (c’est-à-dire changement de vitesse, dest-à-dire changement du changement de position), changement d’accélération, etc.

Ces types d’exemples sont simples. Si l’on considère, par contre le domaine des relations humaines, les hiérarchies auxquelles on a affaire sont bien plus complexes que celles de la physique classique : on constate alors que les messages peuvent porter sur (ou être des métamessages par rapport à) une relation entre des messages de niveaux différents. L'odeur du collier utilisé pendant les expériences peut, par exemple, avertir le chien que la sonnerie « signifie » viande. Nous dirons alors que le message du collier est méta par rapport au message de la sonnerie.

Autre forme de complexité qui peut encore intervenir dans ce domaine des relations humaines : l’émission de certains messages peut interdire au sujet d'opérer une connexion méta : un alcoolique, par exemple, pourra punir son enfant si celui-ci montre qu’il sait qu’il a intérêt à bien se tenir, lorsque son père sort la bouteille du buffet. La hiérarchie des messages et des contextes devient alors une structure ramifiée fort complexe.

Nous pouvons donc élaborer notre classification hiérarchisée, dans le cadre de la théorie de l’apprentissage, pratiquement de la même façon que le physicien. Ce qu’étudie l’expérimentateur, c’est le changement dans la réception du signal. Mais il est évident, d’autre part, que recevoir un signal constitue déjà un changement — changement d’un ordre plus simple que, ou inférieur à, celui que l’expérimentateur est en train d’étudier.

Cette distinction nous fournit les deux premiers échelons de la hiérarchie de l’apprentissage, au-dessus desquels nous pouvons imaginer une série indéfmie. Cette hiérarchie peut être détaillée comme suit :

  1. Réception d’un signal. Je travaille à mon bureau, sur lequel se trouve un sac en papier contenant mon déjeuner. J’entends la cloche de l’hôpital, ce qui veut dire qu’il est midi. Je tends alors la main et prends mon déjeuner. La cloche peut être considérée ici comme une réponse à une question présente dans mon esprit à la suite d’un apprentissage antérieur de second degré ; cependant, ce simple événement — le fait de recevoir un fragment d’information — est déjà un fragment d’apprentissage. La preuve en est qu’après l’avoir reçu j’ai changé mon comportement et j’ai répondu, en quelque sorte, au sac en papier.
  2. Apprentissages qui constituent de simples changements par rapport à[1], ou expériences classiques d’apprentissage pavlovien, récompense instrumentale, évitement instrumental, routine, etc.
  3. Apprentissages qui constituent des changements par rapport à des apprentissages de second degré. Dans le passé, j’ai malheureusement désigné ces derniers par le terme d’apprentissage de deuxième degré (deutero-leaming), ce que je traduisais par « apprendre à apprendre ». ll eût été plus correct de forger le terme d’apprentissage de troisième degré (trito-leaming) et de le traduire par « apprendre à apprendre à recevoir un signal ». Ces phénomènes intéressent tout particulièrement les psychiatres, car ils sont liés aux changements qui font qu’un individu s’attendra à ce que son univers soit structuré d’une façon plutôt que d’une autre. Ce sont notamment ces phénomènes qui sous-tendent le transfert, processus par lequel un patient s’attend à ce que sa relation avec le thérapeute contienne le même type de contexte d’apprentissage que ceux auxquels il a eu affaire dans les relations avec ses parents.
  4. Changements par rapport aux processus de changement de troisième degré. Nous ne savons pas si les êtres humains sont capables de cet apprentissage de quatrième ordre. Ce que le psychothérapeute tente en général de provoquer chez son patient, ce sont des apprentissages de troisième ordre. Toutefois, il est bien possible, et même concevable, que certains changements lents et inconscients opèrent des renversements de signes de quelque dérivée supérieure du processus d’apprentissage.

Nous avons donc affaire à trois types de hiérarchie :

  1. la hiérarchie des degrés d’apprentissage ;
  2. la hiérarchie des contextes d’apprentissage ;
  3. des hiérarchies à l’intérieur de la structure de circuit que nous pouvons — ou plutôt, devons — nous attendre à trouver dans un cerveau structuré de manière télencéphalique[***].

Je soutiens que (a) et (b) sont synonymes, au sens où toute proposition énoncée en termes de contextes d’apprentissage pourrait aussi bien ‘être énoncée (sans perte ni gain) en termes de degrés d’apprentissage, et j’ajouterai que la classification ou hiérarchie des contextes doit être isomorphe de la classification ou hiérarchie des degrés Œd’apprentissage. J’irai même jusqu’à dire que nous devrions également chercher à établir une classification ou hiérarchie des structures neurophysiologiques, qui soit isomorphe des deux autres classifications.

Bien que cette synonymie des propositions relatives aux contextes et de celles relatives aux degrés d’apprentissage puisse sembler évidente par elle-même, l’expérience prouve qu’il faut la démontrer péniblement. Car « on ne doit pas dire la vérité seulement pour qu’elle soit comprise, mais pour qu’elle soit crue » ; mais, corollairement, elle ne peut pas être crue si elle n’est pas dite pour être comprise.

Il nous faut, tout d’abord, insister sur le fait que, dans le monde de la communication, les seules entités ou « réalités » pertinentes sont les messages, en incluant dans cette notion les fragments de messages, les relations entre messages, les ruptures significatives dans les messages, etc. En d’autres termes, c’est la perception d’un événement, d’un objet ou d'une relation qui est réelle, en tant que message neurophysiologique. Mais l’événement lui—même, ou l’objet lui—même, ne peuvent pénétrer dans ce monde ; ils y sont, par conséquent, non pertinents et, dans cette mesure, irréels. Inversement, dans le monde newtonien, un message n’a ni pertinence ni réalité en tant que message : il y est réduit à des ondes sonores ou à de l’encre d’imprimerie.

En ce même sens, ces « contextes » et « contextes de contextes » sur lesquels j’insiste ne sont réels ou pertinents que dans la mesure où ils sont opérants du point de vue de la communication, c’est—à—dire en ce qu’ils fonctionnent comme messages ou modificateurs de messages.

La différence entre le monde newtonien et celui de la communication tient, simplement, au fait que le premier attribue une réalité aux objets et parvient à une certaine simplicité théorique en excluant le contexte du contexte, donc en fait, toute métarelation et, a fortiori tout recul à l’infini dans la chaîne de telles relations. Le théoricien de la communication, lui, accorde la plus grande importance aux métarelations et arrive à la simplicité par l’exclusion de tous les objets physiques.

Le monde de la communication est un monde berkeleyen. Mais le bon évêque était encore en deçà de la vérité. En effet, non seulement je ne dois accorder aucune réalité ni pertinence au bruit de l’arbre qui tombe dans la forêt sans que je l’entende, mais il me faut encore les refuser à cette chaise que je vois et sur laquelle je suis assis : en effet, c’est ma perception de la chaise qui est vraie du point de vue de la communication, et ce sur quoi je suis assis n’est pour moi qu’une idée, un message que je crois vrai.

« Pour moi, toute chose en ce monde en vaut une autre ; et un simple fer à cheval ferait bien mon affaire », car, dans l’esprit comme dans l’expérience, il n’y a pas d’objets, mais seulement des messages et autres entités semblables.

Dans ce monde de la communication, je (en tant qu’objet matériel) n’a pas de pertinence et, en ce sens, pas de réalité. « Je », cependant, existe dans le monde de la communication en tant qu’élément essentiel dans la syntaxe de ma propre expérience, aussi bien que dans celle des autres, et les communications des autres peuvent détériorer mon identité, au point même de détruire l’organisation de mon expérience.

ll se peut qu’un jour on puisse opérer une synthèse définitive entre le monde newtonien et celui de la communication. Mais tel n’est pas mon objet ici. Ce qui m'intéresse pour le moment, c’est d’élucider les relations entre les contextes et les degrés d’apprentissage, ce qui m’a conduit à mettre en relief la différence entre le discours newtonien et celui de la communication.

Cette description préliminaire n’a pas été inutile : elle nous montre que la séparation entre contextes et degrés d’apprentissage n’est, en fait, qu’un artefact de la différence entre deux sortes de discours. En effet, cette séparation ne tient qu’au fait de décréter que les contextes sont extérieurs à l’individu physique, tandis que les degrés d’apprentissage lui seraient intérieurs. Or, dans le monde de la communication, cette dichotomie s’avère complètement inadéquate et dépourvue de sens : les contextes n’ont de réalité communicationnelle que dans la mesure où ils sont opérants en tant que messages, c’est—à—dire dans la mesure seulement où ils sont reflétés ou représentés (correctement ou pas) en diverses parties du système de communication que nous étudions ; ce système n’est pas l’individu physique, mais un vaste réseau de voies empruntées par des messages. Il se trouve que certains messages empruntent des voies extérieures à l’individu, et d’autres des voies intérieures ; mais les caractéristiques du système ne seront aucunement déterminées par des lignes frontières que nous pourrions superposer à la carte des communications. De sorte que, du point de vue de la communication, nous n‘avons pas à nous demander si la canne de l’aveugle ou le microscope de l’homme de science sont des « parties » de l’homme qui les utilise. Le microscope comme la canne sont uniquement dïmportantes voies de communication, et, en tant que tels, ils font partie du réseau qui nous intéresse ; mais aucune frontière (laligne marquant la moitié de la canne, par exemple) ne nous éclairera sur la topologie de ce réseau.

D’un autre côté, cet abandon des frontières de Yindividu comme points de repère ne signifie pas, comme on pourrait le craindre, que le discours de la communication soit nécessairement chaotique. Au contraire, la classification hiérarchisée de l’apprentissage et/ou du contexte est une mise en ordre de ce que, précisément, le newtonien considère comme un chaos ; et c’est bien cette mise en ordre qui est exigée par notre théorie de la double contrainte.

L’homme est probablement ce genre d’anima1 dont l’apprentissage se caractérise par des discontinuités hiérarchisées de ce type, comme le prouve le fait qu’il devienne schizophrène quand il est soumis aux frustrations imposées par la double contrainte.

La réalité de l’apprentissage de troisième degré[2] a déjà reçu un commencement de preuves, grâce à quelques études expérimentales, mais pas encore, à ce que je crois, celle des discontinuités entre les degrés différents. C’est pourquoi les expériences de poursuite, effectuées par John Stroud, méritent d’être citées ici. Le sujet est placé devant un écran sur lequel se déplace une tache représentant une cible. Une deuxième tache représente le point d’impact du tir d’un fusil, et peut être mue par le sujet lui-même, au moyen de deux manettes de réglage. Le sujet est chargé de maintenir la coïncidence entre la tache-cible mouvante et la tache-impact du tir, dont il peut contrôler le mouvement. Dans une telle expérience, il est possible de donner à la cible plusieurs sortes de mouvements, caractérisés par des équations du deuxième degré, du troisième degré ou bien d'un degré supérieur. Stroud a démontré que, de même qu’il y a discontinuité mathématique entre les degrés des équations décrivant les mouvements de la cible, de même il y a discontinuité dans l’apprentissage du sujet. Tout se passe comme si un nouveau processus d‘apprentissage était mis en place, à chaque augmentation du degré de complexité du mouvement de la cible.

Pour ma part, je trouve absolument fascinante l’idée que ce qui pouvait passer pour le pur produit d’une description mathématique soit aussi, manifestement, une catégorie interne du cerveau humain, quand bien même celui-ci accomplit la tâche envisagée sans se servir d’équations mathématiques.

ll y a également, pour étayer la notion de discontinuité entre les différents degrés d’apprentissage, des preuves bien plus générales. Ainsi, par exemple, le fait curieux que les psychologues ne tangent pas la réception d’un signal signifiant (que j’ai appelée « apprentissage du premier degré ») dans la catégorie de l'apprentissage ; de même, le fait qu’encore récemment les psychologues ne s’intéressaient pas à l’apprentissage de troisième degré, qui constitue pourtant l’objet central de la psychiatrie. Tout cela en dit long sur le fossé énorme qui sépare le mode de pensée du psychologue expérimental de celui du psychiatre ou de l’anthropologue. Pour ma part, je crois que cela est dû aux discontinuités de la structure hiérarchique.


Apprentissage, génétique et évolution

Avant d’examiner l’impact de la théorie de la double contrainte sur la génétique et sur la théorie de l’évolution, il est nécessaire de voir quels rapports peuvent entretenir les théories de l’apprentissage avec ces deux autres corps de savoir. Plus haut, j’ai parlé de triade ; c’est précisément la structure de cette triade que je veux envisager à présent.

La génétique, qui englobe les phénomènes communicationnels de la variation, de la différenciation, de la croissance et de l’hérédité, est conçue habituellement comme la matière même dont est constituée la théorie de l’évolution.

La théorie darwinienne de l’évolution, une fois débarrassée des idées de Lamarck, peut être décrite comme une génétique des variations aléatoires, combinée avec une théorie de la sélection naturelle qui fait de l’« adaptation » le résultat d’une accumulation de changements. Les rapports de cette théorie avec l’apprentissage ont été l’objet de violentes controverses, qui se sont surtout concentrées autour de ce qu’on appelle la « transmission des caractères acquis ».

La théorie de Darwin a été vivement critiquée par Samuel Butler pour qui l’hérédité doit être comparée, voire identifiée, à la mémoire. Partant de ce principe, il a essayé de démontrer que les changements évolutifs — et particulièrement l’adaptation — témoignent d’une intelligence astucieuse du flot mouvant de la vie, et ne doivent nullement être considérés comme un gain fortuit, dû au hasard. Il établit également une analogie étroite entre le phénomène d’invention et celui d’adaptation évolutive ; c’est peut-être lui aussi qui, le premier, a signalé l’existence des « organes résiduels » dans les machines. La curieuse homologie entre l’emplacement à l’avant du moteur d’une voiture et la position du cheval devant la charrette, l’aurait beaucoup amusé. Butler argue, de manière convaincante, de l’existence d’un processus selon lequel les inventions les plus récentes du comportement adaptatif sont ensevelies le plus profondément dans le système biologique de l'organisme. Ces inventions, au départ actions conscientes et préméditées, se transforment par la suite en habitudes et, en tant qu’habitudes, deviennent de moins en moins conscientes et de moins en moins sujettes à un contrôle volontaire. ll soutenait — bien que cela ne soit pas évident — que ce passage à l’habitude, ou processus d’ensevelissement, peut opérer assez profondément pour contribuer à la formation du corps de souvenirs que nous appelons génotype, et qui détermine les caractères de la génération suivante.

La controverse autour de l’« hérédité des caractères acquis » présente deux facettes : d’un côté, elle semble pouvoir être tranchée au moyen de preuves matérielles. Un seul bon exemple confirmant l’hypothèse d’une telle hérédité suffirait pour donner gain de cause aux théories lamarckiennes. Mais, d’autre part, les arguments défavorables à cette hérédité étant négatifs, ils ne peuvent être appuyés par aucune preuve matérielle et ne peuvent se fonder que sur un appel à la théorie. Les partisans de ces arguments « négatifs » soutiennent qu’il existe une séparation entre le plasma gerrninatif et le tissu somatique, qui empêche toute communication systématique entre le soma et le germen ; or, seule cette communication permettrait au génotype de se corriger lui-même.

L’objection ainsi soulevée peut être formulée comme suit : il est concevable, par exemple, qu’un biceps modifié par l’activité ou l’inactivité puisse sécréter et mettre en circulation des métabolites spécifiques ; il est concevable aussi que ces métabolites servent de messages chimiques entre le muscle et la gonade. Mais : a) il est difficile d’imaginer que la chimie du biceps soit si différente de celle du triceps, par exemple, que le message soit spécifique ; b) il est difficile aussi d’imaginer que le tissu de la gonade soit équipé de façon à être convenablement affecté par de tels messages. En effet, le récepteur d’un message quelconque doit connaître le code de l’émetteur, et si les cellules germinales étaient capables de recevoir des messages du tissu somatique, cela signifierait qu’elles portent déjà une certaine version du code somatique. Les directions que le changement évolutif, aidé par ces messages, pourrait prendre devraient donc être préfigurées dans le plasma gerrninatif.

La critique de la thèse de l’« hérédité des caractères acquis » repose donc sur l’existence d’une séparation, et la différence entre les écoles de pensée opposées se cristallise autour des réactions d’ordre philosophique que provoque l’idée de cette séparation. Ceux qui pensent que le monde s’organise selon des principes multiples et séparables, accepteront l’idée que les changements somatiques provoqués par l’environnement puissent être expliqués sans aucun recours aux changements évolutifs. En revanche, ceux qui préfèrent concevoir la nature comme unité espéreront découvrir un certain rapport entre ces deux corps d’explications.

D’ailleurs, depuis l’époque où Butler supposait que l’évolution est une affaire d’astuce plutôt que de hasard, le rapport entre apprentissage et évolution a subi une étrange modification, que ni Butler ni Darwin n’auraient pu prévoir. De nos jours, nombre de théoriciens estiment que l’apprentissage est essentiellement une question stochastique ou de probabilités. En effet, si l’on met de côté certaines théories non économiques, qui postulent une entéléchie au fondement même de l’esprit, l’approche stochastique serait la seule théorie organisée qui puisse rendre compte de la nature de l’apprentissage. Le principe en serait que, dans le cerveau, ou ailleurs, il se produit des changements dus au hasard, des changements dont les résultats sont sélectionnés en vue de la survie, au moyen de processus de renforcement et d’extinction. En ce sens, par sa nature profondément stochastique, la pensée créatrice se rapprocherait du processus évolutif. Selon cette thèse, le renforcement oriente Paccumulation des changements aléatoires du système neural, tout comme la sélection naturelle oriente l’accumulation des changements aléatoires de la variation.

Cependant, dans la théorie de l’évolution comme dans celle de l'apprentissage, le mot « hasard » demeure manifestement non défini. Il faut dire qu’effectivement c’est un mot très difficile à définir. Dans ces deux domaines, on suppose conjointement que, si le changement peut dépendre des phénomènes de probabilité, la probabilité même d’un changement donné doit pourtant être déterminée par autre chose que la probabilité. Les théories de l’évolution et de l’apprentissage sont sous-tendues par des théories implicites concernant les facteurs qui déterminent les probabilités en question[3]. Et si, néanmoins, nous nous interrogeons sur les changements de ces facteurs déterminants, ce sont encore des réponses stochastiques que nous obtiendrons, de sorte que le mot « hasard », sur lequel reposent toutes ces explications, se révélera être un mot dont le sens est hiérarchiquement structuré, tout comme le mot « apprentissage », que nous avons examiné plus haut.

La question de la fonction évolutive des « caractères acquis » a été récemment reposée par les travaux de Waddington sur les phénocopies de la mouche Drosophile. Les résultats de ces travaux démontrent au moins ceci : les changements de phénotype que peut effectuer un organisme dans un environnement comportant des stress constituent une partie importante du mécanisme par lequel les espèces ou les lignées se conservent dans les conditions d’un environnement agressif et compétitif, en attendant l’apparition d’une mutation ou d’un autre changement génétique, qui leur permettra de mieux s’adapter. Dans cette mesure au moins, les « caractères acquis » jouent un rôle important dans l’évolution. Mais l’histoire des expériences de Waddington est instructive à un autre point de vue et, pour cela, mérite d’être racontée plus en détail.

Waddington a travaillé sur une phénocopie du phénotype introduit par le gène bithorax, ce gène affecte très profondément le phénotype de l’adu1te. Il modifie le troisième segment du thorax, qui ressemble alors au deuxième. Les petits organes de balancement, ou haltères, qui appartiennent à ce troisième segment, deviennent alors des ailes. On obtient ainsi une mouche à quatre ailes. Ce caractère peut être produit artificiellement chez des mouches qui ne portent pas le gène bithorax si, pendant un temps, on intoxique les nymphes avec de l’éther éthylique. C’est précisément ce qu’a fait Waddington, dont les travaux ont porté sur de larges populations de Drosophiles, issues d’une lignée sauvage manifestement dépourvue de gène bithorax. Il a soumis plusieurs générations de nymphes au traitement à l’éther et a choisi, pour la reproduction, ceux des adultes qui se rapprochaient le plus du caractère bithorax. Les expériences étant poursuivies sur plusieurs générations, on obtenait, dès la vingt-septième génération, un certain nombre de mouches d’apparence bithorax, dont les nymphes n’avaient pas été traitées à l’éther. La reproduction de celles-ci montre que la manifestation bithorax n’est pas due à un gène spécifique bithorax, mais à une constellation de gènes qui s’unissent pour produire cet effet.

Ces résultats frappants peuvent être interprétés de diverses façons : nous pourrions dire, par exemple, que Waddington, en sélectionnant les meilleures phénocopies, sélectionnant, en fait, la capacité génétique à produire ce phénotype ; ou bien qu’il sélectionnait en vue d’abaisser le seuil d’agression à l’éther, nécessaire pour produire ce résultat.

Je proposerai ici un modèle qui me semble approprié pour décrire ces phénomènes. Supposons, pour l’instant, que les « caractères acquis » résultent d’un processus de nature essentiellement stochastique, par exemple d’une sorte d’apprentissage somatique. Le simple fait que Waddington ait pu sélectionner les « meilleures » phénocopies semblerait confirmer cette supposition. ll est évident qu’en l’occurrence ce type de processus est ruineux : obtenir un résultat par le systèmne d’essais-et-erreurs, quand on peut y arriver plus directement, représente un pur gaspillage d’énergie et de temps. Dans la mesure où nous croyons que l’adaptation peut se faire selon un processus stochastique, nous introduisons, dans l’adaptabilité, le concept d’économie.

Ce type d’économie n’est pas étranger aux processus mentaux : ainsi, le mécanisme courant de la formation des habitudes représente une importante et nécessaire épargne. Dans un premier temps, nous pouvons résoudre un problème au moyen d’une série d’essais—et-erreurs ; mais, lorsque ce même problème nous sera posé par la suite, nous viserons de plus en plus à l’économie. C’est dire que nous ne recourrons plus aux opérations de nature stochastique, mais à un mécanisme plus profond et moins souple : l’habitude. Il est donc parfaitement concevable que des phénomènes analogues président à l’apparition du caractère bithorax. Il peut être plus économique de le produire par le mécanisme rigide du déterminisme génétique que par la méthode ruineuse, quoique plus souple (et peut-être aussi moins prévisible) du changement somatique.

Cela pourrait signifier que, pour les populations de mouches de Waddington, il y aurait un bénéfice sélectif pour toute lignée porteuse de gènes convenant à l’ensemble — ou à une partie — du phénotype bithorax. Cette lignée bénéficierait aussi d’un avantage supplémentaire : son mécanisme somatique d’adaptation resté disponible pourrait lui servir dans la lutte contre d’autres types de stress. ll apparaîtrait ainsi que, dans l’apprentissage, une fois la solution d’un problème devenue affaire d’habitude, les mécanismes stochastiques, ou exploratoires, restent disponibles pour résoudre d’autres problèmes. On peut alors parfaitement imaginer, en sens inverse, que la détermination de caractères somatiques par le code génétique procure des bénéfices semblables[4].

Je dois faire remarquer que le modèle que fauproposé se caractérise par deux mécanismes stochastiques : l’un, le plus superficiel, régit les changements du mveau somatique ; l’autre, le mécanisme stochastique de la mutation (ou du mélange des constellations de gènes), opère au mveau chromosomique. A long terme, ces deux systèmes stochastiques, soumis à certaines conditions sélectives, seront obligés de fonctionner ensemble, même s’il ne peut y avoir échange de messages entre le soma et le germen.

Donc, lorsque Samuel Butler pressentait l’importance, primordiale pour l’évolution, de quelque chose comme l’« habitude », il n’était peut-être pas très loin de la vérité.

À partir des bases fournies par ces prémisses exploratoires, nous pouvons aborder, à présent, les problèmes qu’une théorie de la schizophrénie fondée sur la double contrainte pose au généticien.


Problèmes génétiques posés par la théorie de la double contrainte

Si la schizophrénie est bien une modification ou une distorsion du processus d’apprentissage, nous ne pouvons pas nous contenter, en nous interrogeant sur la génétique de la schizophrénie, de généalogies qui distinguent ceux qui sont passés par l’hôpital de ceux qui n’y sont pas passés. Il n’y a aucune raison de s’attendre a priori à ce que ces distorsions du processus d’apprentissage, qui sont nécessairement de nature hautement formelle et abstraite, apparaissent nécessairement, avec ce contenu particulier qu entraine l’hospitalisation. La tâche du généticien sera bien plus compliquée que celle des mendéliens, qui travaillaient, eux, sur une relation univoque entre phénotype et génotype. Nous ne pouvons supposer que les individus hospitalisés portent, tout bonnement, un gène générateur de schizophrénie que les autres ne possèdent pas ; au contraire, nous devons penser qu’un certain nombre de gènes, ou de constellations de gènes, altèrent les schémas et les potentialités du processus d’apprentissage, et que certains de ces schémas ainsi modifiés, lorsqu’ils seront confrontés à certaines formes d’agression (stress) du milieu, amèneront une schizophrénie « manifeste ».

En termes plus généraux, tout apprentissage, allant de l’absorption du plus petit fragment d’information jusqu’à la transformation fondamentale de la structure de l’organisme entier, est, du point de vue de la génétique, acquisition d’un « caractère acquis ». Autrement dit, l’apprentissage est lié à un changement dans le phénotype qui en a été capable grâce à une longue chaîne de processus physiologiques et embryo1ogiques, qui remonte jusqu’au génotype. Chacune des étapes de cette liaison peut, vraisemblablement, être modifiée ou interrompue sous l’irnpact du milieu ; encore que, bien évidemment, certaines d’entre elles peuvent être rigides, au sens où un choc provenant du milieu, en tel point précis, provoquera la destruction de l’orgariisme. Ce qui nous intéresse ici, ce sont uniquement ces points de la hiérarchie sur lesquels le milieu peut agir sans remettre en question la vie de l’organisme. Combien y a-t-il de ces points « souples », nous sommes loin de le savoir. Lorsque, enfin, nous atteignons le génotype, ce qui nous intéresse, c’est de voir si les éléments génotypiques pris en considération sont, ou ne sont pas, variables. Existe-t-il des différences entre génotypes, susceptibles d’affecter la capacité de modification des processus aboutissant à des comportements phénotypiques observables ?

Dans le cas de la schizophrénie, nous avons évidemment affaire à une hiérarchie relativement vaste et complexe ; et l’histoire naturelle de la pathologie montre que cette hiérarchie n’est pas une simple chaîne de causes et d’effets, allant du code génétique au phénotype, et dépendant, en certains points, des facteurs de l’environnement. Il semble plutôt, dans le cas de la schizophrénie, que ce soit les facteurs de l’environnement eux-mêmes qui sont susceptibles d’être modifiés par le comportement du sujet, chaque fois qu’un comportement en rapport avec la schizophrénie se manifeste.

Pour illustrer la complexité de cette question, il serait peut-être utile d’examiner brièvement les problemes de génétique soulevés par d’autres formes de commumcation : l’humour, le don mathématique ou la composition musicale. Il se peut que, dans tous ces cas, en ce qui concerne les facteurs qui font qu’une tendance de ce genre se développe, il y ait des différences génétiques considérables entre les individus ; Mais le talent lui-même, ainsi que son mode d’expression, dépend, dans une large mesure, des conditions du milieu et même d’un entraînement spécifique. On peut ajouter à cela que, par exemple, un individu doué pour la composition musicale façonnera probablement son milieu dans un sens qui l’aidera à cultiver son talent, et ira même jusqu’à créer pour les autres un environnement qui favorisera leur développement dans cette direction.

Le cas de l’humoriste est lié à une situation encore plus complexe. En effet, il n’est pas du tout évident que la relation entre l’humoriste et son entourage soit nécessairement symétrique ; il arrive parfois que l’humoriste stimule l’humour des autres, mais, la plupart du temps, c’est une relation complémentaire qui s’instaure entre l'humoriste et l’homme « sérieux ». À vrai dire, dans la mesure où l’humoiiste occupe toute la scène, il mettra les autres en position de récepteurs d’humour, et non pas de créateurs.

Ces mêmes considérations peuvent étre appliquées telles quelles au problème de la schizophrénie. Il suffit d’observer les échanges qui ont lieu dans la famille d’un individu identifié comme schizophrène, pour se rendre immédiatement compte que le comportement symptomatique du patient est parfaitement adapté à son environnement, et qu’il stimule, chez les autres, un type de comportement qui s’apparente au comportement schizophrénique.

Ainsi, aux deux mécanismes stochastiques que nous avons déjà évoqués, il nous faut à présent en ajouter un troisième, celui des changements par lesquels, en limitant la gamme des comportements de ses membres, une famille s’organise, sans doute progressivement, de manière à s’adapter à la schizophrénie.

On se pose souvent cette question : « Si cette famille est génératrice de schizophrénie, comment se fait-il que les autres frères et sœurs ne soient pas, eux, diagnostiqués comme schizophrènes ? »

Pour répondre à cette question, il faut d’abord remarquer que la famille, comme toute autre organisation, attribue des rôles à chacun de ses membres, et n’existe même que sur la base de cette différenciation. C’est ainsi que, dans beaucoup d’organisations, il n’y a de place que pour un seul patron, alors même que, pour bien fonctionner, l’organisation doit insuffler à l’ensemble de ses membres habileté administrative et ambition. ll en va de même pour les familles schizophrénogènes : elles n’ont de place que pour un seul schizophrène. En ce qui concerne le problème de l’humour, l’organisation de la famille Marx, qui a donné naissance à quatre humoristes professionnels, a dû être tout à fait exceptionnelle. En général, un seul individu de ce gabarit suffit pour cantonner les autres dans des comportements plus communs. Nous constatons donc que, quand bien même la génétique aurait son rôle à jouer dans la détermination de celui qui, de plusieurs enfants, sera le schizophrène – ou de celui qui sera le clown –, il est, néanmoins, absolument évident que les facteurs héréditaires ne suffisent pas à déterminer complètement l’évolution ou l’attribution des rôles au sein de l’organisation familiale.

Une deuxième question — qui n’a pas encore reçu de réponse définitive — peut être formulée ainsi : quel degré de schizophrénie, innée et/ou acquise, devons-nous attribuer aux parents générateurs de schizophrénie ? Pour tenter d'y répondre, je me propose de distinguer deux degrés dans la symptomatologie schizophrénique. Notons que ce que l’on appelle l’« effondrement psychotique » sert parfois de démarcation entre ces deux degrés.

Le degré le plus grave et le plus perceptible de symptomatologie est celui qu’on nomme habituellement « schizophrénie ». Moi, je l’appellerai schizophrénie « manifeste » : les comportements de ceux qui en sont affectés sont fortement déviants par rapport à leur environnement culturel. Ces patients se caractérisent par des distorsions et des erreurs graves et manifestes, aussi bien dans la nature et la classification de leurs propres messages (internes et externes) que dans celles des messages qu’ils reçoivent. Uimagination est confondue avec la perception, le littéral avec le métaphorique, les messages internes avec les messages externes, l’insignifiant avec le vital, l’émetteur du message avec le récepteur, celui qui perçoit avec la chose perçue, etc. Ces distorsions se ramènent en général à ce que le patient se comporte de manière à ne pas être responsable des aspects métacommunicatifs de ses messages. Son comportement est très caractéristique : soit il inonde son entourage de messages dont le type logique est totalement obscur ou, pour le moins, trompeur, soit il se replie complètement sur lui-même, afin de n’être impliqué dans aucun message.

La schizophrénie « latente » constitue le second degré, plus bénin, de la maladie : le comportement du patient se caractérise, là aussi, quoique de façon moins évidente, par de continuels changements dans la classification de ses propres messages, et par une tendance à répondre aux messages des autres (et, en particulier, à ceux des membres de sa famille) comme s’ils étaient d’un type logique différent de celui que l'émetteur leur a assigné. Dans ce système de communication, les messages de l’interlocuteur sont constamment oblitérés, soit parce que le schizophrène « latent » prétend qu’il s’agit de réponses inadéquates à ses propres propos, soit parce qu’il les met sur le compte des défauts de caractère ou de motivation qui existeraient chez son interlocuteur. Mais, là où ce comportement se différencie vraiment de la schizophrénie manifeste, c’est que la destructivité se maintient à un niveau où on ne peut soupçonner son existence. Tant que le schizophrène « latent » pourra mettre les autres dans leur tort, il continuera à donner le change sur sa maladie, de manière à ce que le blâme tombe toujours sur les autres. De toute évidence, ces personnes craignent, lorsqu’elles sont acculées par les circonstances à admettre la signification réelle de leur comportement, de sombrer dans la schizophrénie « mamfeste ». Dans une telle situation, elles en arriveront même à recourir à la menace comme ultime défense : « Tu me rends fou », répètent-elles alors.

Ce que j’appelle ici schizophrénie « cachée » caractérise, surtout, dans les familles que j’ai étudiées, les parents des schizophrènes identifiés comme tels. Ce comportement, lorsqu’il se produit chez la mère, a souvent été exagérément caricaturé. Je mentionnerai donc ici un exemple dont le personnage principal est le père. M. et Mme P. sont mariés depuis dix-huit ans ; ils ont un fils de seize ans, pratiquement hebéphrénique. Leurs rapports sont difficiles et marqués par une hostilité quasi permanente. La femme est une passionnée de jardinage, et, un certain dimanche après-midi, elle et son mari ont planté ensemble des rosiers dans ce qui devait devenir sa roseraie. Elle garde de cet événement inhabituel un souvenir très agréable. Le lundi matin, le mari se rendit comme d’habitude à son travail et, durant son absence, sa femme reçut un coup de fil d’un inconnu, qui lui demanda, en s’excusant, quand elle quitterait sa maison. Elle en fut plutôt surprise. En effet, comment aurait—elle pu savoir que les messages qu’elle et son mari avaient échangés durant le travail en commun dans le jardin s’ïnscrivaient, de son point de vue à lui, dans un contexte plus vaste ? Une semaine auparavant, sans rien lui dire, il avait décidé de vendre leur maison.

Au vu de cet exemple, ne pourrait-on dire que, dans certains cas, la schizophrénie « manifeste » est la caricature de la schizophrénie « latente » ?

Si nous supposons qu’à la fois les symptômes manifestes du patient et la schizophrénie « latente » des parents sont partiellement déterminés par des facteurs génétiques — autrement dit, Sl nous pensons que, outre les facteurs liés à l’expérience du sujet dans son milieu familial, ce sont des facteurs génétiques qui font que le malade est particulièrement susceptible de développer ces modèles particuliers de comportement —, nous devons alors nous demander comment, dans ce cadre d’une théorie génétique, ces deux niveaux de pathologie peuvent être mis en rapport.

De toute évidence, cette question ne peut, pour le moment, recevoir aucune réponse valable ; il semble néanmoins clair quepnous sommes confrontés ici à deux problèmes tout à fait distincts. Le premier est celui de la schizophrénie « manifeste _ ». La tâche du généticien est alors d’identifier les caractéristrques formelles qui, chez un individu, peuvent favoriser un « effondrement psychotique », lorsqu’il est confronté aux comportements insidieusement incohérents de ses parents, ou lorsqu’il est amené à comparer cette incohérence avec les comportements conséquents des personnes extérieures à sa famille. Il est encore trop tôt pour deviner quelles sont ces caractéristiques, mais nous pouvons déjà supposer, sans trop nous avancer, qu’elles comportent une certaine rigidité. On peut imaginer que l’individu sujet à la schizophrénie « manifeste » se caractérise par une force supplémentaire, venant de son attachement psychologique au statu quo, et que c’est précisément dans cet attachement qu’il est frustré ou peiné, de par la tendance de ses parents à opérer des changements trop brusques dans les cadres et les contextes. ll peut aussi posséder le paramètre qui détermine la relation entre la solution d’un problème et la fonnation d’habitudes à un très haut degré. Ou bien, il peut s’agir d’une personne qui s’en remet trop volontiers à l'habitude, et qui ne supporte pas que des changements de contexte viennent détruire les solutions qu’elle a trouvées, au moment même où elle les avait intégrées dans une structure stable.

Dans le second cas, celui de la schizophrénie « latente », le problème du généticien sera bien différent. ll devra, notamment, identifier les caractéristiques formelles qui peuvent être observées chez les parents du schizophrène. Ce qui semblerait prévaloir ici, c’est la souplesse plutôt que la rigidité. Toutefois, mon expérience de ce genre de cas m’incite à croire que, en ce qui concerne ces individus, le problème pourrait être aussi qu’ils sont liés de façon rigide à des modèles de comportements incohérents.

Ces deux questions, que le généticien doit se poser, faut-il tout simplement les fondre en une seule, en considérant la schizophrénie « latente » comme une forme bénigne de la schizophrénie « manifeste » ? Faut-il les assimiler, en pensant que, dans les deux cas, c’est, quoique à des niveaux différents, la même rigidité qui opère ? Je n’en sais rien.

De toute manière, les difficultés que nous rencontrons ici sont de celles que l’on rencontre constamment lorsqu’on cherche à donner un fondement génétique à tel ou tel trait de comportement. Il est bien connu que la valeur de tout message ou comportement est susceptible d’être inversée, cette généralisation étant, à notre avis, une des contributions les plus importantes de la psychanalyse. Si nous découvrons, par exemple, qu’un exhibitionniste est l’enfant de parents prudes, est-il justifié de demander à un généticien de rechercher quelque caractère génétique fondamental, qui trouverait son expression phénotypique à la fois dans la pruderie des parents et dans l’exhibitionnisme de leur progéniture ? Les phénomènes de suppression et de surcompensation nous obligent à affronter en permanence de telles difficultés : nous sommes enclins à penser qu’un excès en quelque chose à un certain niveau (en l’occurrence, dans le génotype) peut entraîner une déficience dans l’expression directe de cette même chose à un niveau plus superficiel (le phénotype). Et réciproquement.

Cela dit, nous sommes encore bien loin de pouvoir poser des questions précises à la place du généticien. Je pense, néanmoins, que les implications majeures de ce que je viens de souligner peuvent être de nature à modifier un tant soit peu la philosophie de la génétique. Notre approche des problèmes de la schizophrénie, à travers une théorie des niveaux ou des types logiques, a révélé, tout d’abord, que les problèmes de l'adaptation, de l’apprentissage et de leurs formes pathologiques doivent être considérés en fonction d’un système hiéarchisé, où des changements stochastiques interviennent aux frontières qui séparent les segments de la hiérarchie.

Nous avons, ensuite, envisagé trois régions de changements stochastiques : le niveau des mutations génétiques, le niveau de l’apprentissage et, enfin, le niveau des changements dans l’organisation familiale. Nous avons également dévoilé la possibilité de relations entre ces trois niveaux, alors même que les généticiens orthodoxes la nient ; et nous avons essayé de montrer que, dans les sociétés humaines au moins, le système évolutif ne consiste pas uniquement dans la survie sélective de ceux à qui il est arrivé de sélectionner l’environnement adéquat, mais également dans la modification de l’environnement familial dans une direction qui peut renforcer les caractéristiques génotypiques et phénotypiques de chacun de ses membres.


Qu’est-ce que l’homme ?

Si l’on m’avait demandé, il y a quinze ans, ce que j’entendais par le mot « matérialisme », je crois que j’aurais répondu que le matérialisme est une certaine théorie de l’univers, et j’aurais considéré comme allant de soi l’idée que cette théorie ne pouvait en rien être liée à une morale. J’aurais, à l’époque, convenu du fait que le savant est un expert qui peut fournir, à lui-même et aux autres, des intuitions et des techniques, mais aussi de ce que ce n’était pas à la science qu’il revenait de se prononcer en faveur ou non de l’utilisation de ces techniques. J’aurais en cela suivi un courant de pensée continu en philosophie des sciences, qu’ïllustrent les positions de savants aussi connus que Démocrite, Galilée, Newton[5], Lavoisier et Darwin.

J’aurais ainsi fait abstraction, en les tenant pour moins respectables, des idées d’Héraclite, des alchimistes, de William Blake, de Lamarck et de Samuel Butler. Pour ces derniers, la motivation véritable de leurs recherches scientifiques était leur désir d’élaborer une conception globale du monde, qui montrerait ce qu'est l’homme et quels sont ses liens avec le reste de l’univers. La vision du monde que de tels hommes essayaient de construire était donc à la fois éthique et esthétique.

Il existe, me semble-t-il, de nombreux rapports entre, d’une part, la vérité scientifique et, d’autre part, la beauté et la moralité : la preuve en est, pour moi, que, si un homme entretient des idées fausses en ce qui concerne sa propre nature, il sera nécessairement amené à commettre des actions qui seront profondément immorales et laides.

Confronté aujourd’hui à la même question sur le matérialisme, je répondrais plutôt que celui-ci représente, pour moi, un ensemble de règles concernant les questions qu’il convient de se poser sur la nature de l’univers. Mais je ne prétendrai aucunement que cet ensemble de règles ait aucun droit à la vérité absolue.

Le mystique « voit le monde dans un grain de sable », et le monde qu’il voit est soit moral, soit esthétique, soit les deux en même temps. Les newtoniens, eux, observent une régularité dans la chute libre des corps physiques et prétendent ne tirer, de cette régularité, aucune conclusion normative. Mais cette prétention devient illégitime à partir du moment où ils prêchent que la régularité qu’ils postulent est la seule vision juste de l’univers ; car prêcher n’est possible qu’en termes, précisément, de conclusions normatives.

Au cours de cette conférence, j’ai plusieurs fois abordé des thèmes qui ont déjà prêté à controverses, au cours des longues querelles qui ont opposé un matérialisme amoral et une vision plus romantique de l’univers. La controverse, par exemple, qui a opposé Darwin et Butler a pu sembler devoir une partie de son aigreur à des attaques personnelles, mais il n’empêche que tous ces affrontements dissirnulaient un problème dont le fond était religieux. Le vrai combat portait, en fait, autour du « vitalisme », le problème étant de savoir quelle quantité et quel ordre de vie pouvaient être attribués aux organismes. La victoire de Darwin tient au fait que, bien qu’il n’ait pas réussi à porter définitivement atteinte à l’idée d’une vitalité mystérieuse de l’organisme individuel, il a, au moins, démontré que le tableau de l’évolution peut se ramener à une « loi » naturelle.

ll était donc extrêmement important, à l’époque, de démontrer que ce territoire encore vierge qu’était celui de la vie de l’organisme individuel ne pouvait plus être arraché au champ de l’évolution. ll semblait encore mystérieux que les organismes vivants puissent réaliser des changements adaptatifs durant leur vie individuelle, et il ne fallait à aucun prix que ces changements — les fameux « caractères acquis » — vinssent influencer l'arbre de l’évolution. L’« hérédité des caractères acquis » menaçait continuellement de reprendre, au profit des vitalistes, le terrain gagné par les évolutionnistes. La biologie devait être scindée en deux : les hommes de science « objectifs » clamèrent évidemment leur foi dans l’unité d’une nature qui, dans toutes ses manifestations, serait un jour accessible à leur analyse, cela n’empêchant en rien que, pendant cent ans, on convînt qu’il fallait dresser un écran opaque entre la biologie de l’individu et la théorie de l’évolution. La mémoire « héritée » de Butler n’était qu’une attaque contre cet écran.

La question que je poserai, pour conclure cet exposé, peut être formulée de plusieurs façons : la querelle entre un matérialisme amoral et une conception plus mystique de l’univers peut-elle être affectée par un changement dans la fonction attribuée aux « caractères acquis » ? La vieille thèse du matérialisme repose—t—elle vraiment sur le principe que les contextes sont isolables ? Ou bien notre conception du monde change—t-elle si l’on admet un enchaînement infini de contextes, reliés entre eux dans une réseau complexe de métarelations ? Notre position, dans la controverse, peut-elle être modifiée par l’éventualité que les différents niveaux de changements stochastiques (soit dans le phénotype, soit dans le génotype) soient liés au contexte plus vaste du système écologique ?

En renonçant au postulat que les contextes sont toujours conceptuellement isolables, j’ai par là même introduit l’idée d’un univers plus unifié — et, en ce sens, plus mystique — que l’univers conventionnel du matériahsme amoral. Pouvons-nous donc, à partir de cette position nouvelle, esperer que la science répondra un jour aux questions morales et esthétiques ?

J’estime que notre position a changé de façon significative ; je peux peut-être vous en persuader en examinant ici un problème sur lequel — en tant que psychiatres — vous vous êtes certainement maintes fois penchés : je veux dire le « contrôle » et tout ce que nous suggèrent des mots comme_« mampulation »‘, « spontanéité », « libre arbitre » et « techmque ». Vous conviendrez facilement avec moi que, plus que toutes autres, nos idées sur le « contrôle », quand elles reposent sur des prémisses fausses en ce qui concerne la nature du « soi » et ses relations avec les autres, peuvent engendrer la destruction et la laideur. Un être humain en rapport avec une autre personne n’exerce qu’un contrôle très limité sur ce qui peut arriver dans cette relation. Il n’est qu’une partie d’une umté à deux personnes, et le contrôle que chacune des deux parties peut exercer sur l’ensemble est strictement hmité.

Le rail à l’infini des contextes, dont je parlais plus haut, n’est qu’un autre exemple de ce même phénomène. Ma contribution en cette matière peut se résumer ainsi : la contradiction entre le tout et la partie, chaque fois qu’elle apparaît dans le domaine de la communication, est tout simplement une contradiction dans les types logiques. Le tout est toujours en métarelation avec ses parties. De même qu’en logique la proposition ne peut jamais déterminer la métaproposition, de même, dans le domaine du contrôle, le contexte ne peut déterminer le métacontexte. J’ai remarqué, à propos notamment des phénomènes de compensation phénotypiques, que, dans les hiérarchies de type logique, il y a souvent changement de sens à chaque niveau, lorsque les niveaux sont liés entre eux de manière à créer un système autocorrecteur.

Ce phénomène apparaît sous forme de diagramme simple dans la hiérarchie d'initiation que j’ai pu étudier en Nouvelle-Guinée : les initiateurs sont les ennemis naturels des novices parce que leur tâche est de les former en les malmenant. Mais, en même temps, ceux qui ont autrefois initié les initiateurs actuels ont pour rôle de critiquer la façon dont se déroule l’initiation, ce qui en fait les alliés naturels des novices. Et ainsi de suite. Un phénomène semblable peut être observé dans les collèges américains, où des alliances tendent à se nouer entre les première et troisième années, d'une part, et entre les deuxième et quatrième, de l’autre.

Cela nous conduit à une conception du monde qui reste encore quasi inexplorée. La complexité de cette vision peut être, en partie, suggérée par une analogie grossière et bien imparfaite. Nous pouvons comparer le fonctionnement de ces hiérarchies aux tentatives de conduire, en marche arrière, un camion auquel sont attachées une ou plusieurs remorques : chacune des segmentations d’un tel système manifestera une inversion de sens, alors que chaque segment ajouté entraînera une chute brutale de la capacité de contrôle du conducteur. Si le système est parallèle, par exemple, au côté droit de la route, et que le conducteur veuille que la première remorque s’approche de ce côté droit, il doit tourner ses roues avant vers sa gauche ; ainsi, l’arrière du camion sera éloigné du côté droit de la route, de façon que l’avant de la remorque soit dirigé vers le côté gauche. Ce mouvement, à son tour, portera vers la droite l’arrière de la remorque. Et ainsi de suite.

Toute personne ayant tenté une fois cette manœuvre sait que la possibilité de contrôle diminue rapidement. Même la marche arrière avec une seule remorque est difficile, car le nombre d’angles sur lesquels peut s’exercer le contrôle est très limité. Si la remorque est dans l’alignement - ou à peu près dans l’alignement — du véhicule, alors le contrôle est assez aisé ; mais, à force de s’éloigner de l’axe longitudinal, il arrive un moment où l’on perd le contrôle et où toute tentative de le reprendre ne pourra que provoquer un déséquilibre du système. Avec deux remorques, le seuil de déséquilibre est atteint encore plus vite, et la possibilité de contrôle devient, par conséquent, presque négligeable.

À mes yeux, le monde est constitué d’un réseau (plutôt que d’une chaîne) très complexe d’entités qui entretiennent ce genre de relations, à ceci près que beaucoup d entre elles possèdent leur propre source d’énergie et, parfois même, leurs propres « idées » de l’endroit où elles veulent aller.

Dans un tel monde, le problème du contrôle est davantage lié à l’art qu’à la science, d’abord parce que nous sommes enclins à considérer que la difficulté et l’impnévisible sont des contextes nécessaires à l’art, mais surtout parce que le résultat de l’erreur est, la plupart du temps, la 1aideur.- _

Laissez-moi, pour conclure, mettre en garde les spécialistes des sciences sociales que nous sommes. Nous devons réfréner notre désir de contrôler ce monde que nous comprenons si mal. Ne laissons pas le sentiment de l’imperfection de notre savoir alimenter notre angoisse et, par conséquent, notre besoin de contrôle. Que nos recherches soient plutot inspirées par un motif ancien et, hélas, aujourd’hui délaissé : la simple curiosité envers ce monde dont nous faisons partie. La récompense d’une telle attitude n’est pas le pouvoir, mais la beauté.

Car c’est un fait bien singulier, que tous les grands progrès scientifiques - et ceux accomplis par Newton ne sont pas les moindres — ont été élégants.


Références complémentaires
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♦ Design for a Brain (Dessin pour un cerveau), New York, John Wiley, 1952.
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♦ « Cultural problems posed by a study of schizophrenic process », (Problèmes culturels posés par l’étude du processus schizophrénique) dans Symposium on Schizophrenia : An Integrated Approach, édité par Alfred Auerback (sous les auspices de l’American Psychiatrie Association Hawaiian Divisional Meeting, 1958), New-York, Ronald Press & C°, 1959.
♦ « The new conceptual frames for behavioral research », (Nouveaux cadres conceptuels pour les recherches sur le comportement), dans Proceedings of the Sixth Annual Psychiatrie Conference, New Jersey Neuro-Psychiatrie Institute, Princeton, 17.9.1958, p. 54-71.
♦ « The group dynamics of schizophrenia », dans Chronic Schizophrenia, édité par L. Appleby, J. M. Scher et John H. Cumming, Glencoe, Ill., 'The Free Press, 1960 ; cf. ci-dessus, « Dynamique de groupe de la schizophrénie », p. 57.
♦ « Social planning and the concept of deutero-leaming », congrès sur Science, Philosophie et Religion considérées dans leur rapport à la démocratie, édité par L. Bryson et L. Finkelstein, New York, Harper & Bros, 1942 ; cf. « Planning social et concept d’apprentissage secondaire », vol. I de cette édition, p. 227-245.
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♦ Thought and Language (Pensée et langage), 1890, publié dans Works of Samuel Butler, éd. Shrewsbury, vol. XIX.
♦ Luck or Cunning as the Main Means of Organic Modification (Le hasard et la ruse comme principaux moyens de modification organique), Londres, Trubner, 1887.
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♦ « Psychological moment in perception-discussion » (Le moment psychologique dans les discussions sur la perception), dans Cybemetics : Circular Causal and Feedback Mechanisms in Biological and Social Systems, actes du 6° congres, édité par H. von Foerster et al., New York, Josiah Macy Jr. Foundation, 1949, p. 27-63. _
Waddington, C. H.
♦ The Strategy of Genes (La stratégie des gènes), Londres, George Allen & Unwm, 1957.
♦ « The integration of gene-controlled processes and its bearing on evolution » (L’intégration des processus controlés par les gènes et leur influence sur l’évolution), dans Caryologica, supplement, 1959, p. 232-245.
♦ « Genetic assimilation of an acquired character » (Assimilation génétique d’un caractère acquis), dans Evolution, 7, 1953, p. 118-126.
Weismann, A.
♦ Essays upon Heredity, edité par E. B. Pulton et al., Oxford, Clarenton Press, 1889. Trad. française, Essais sur l’hérédité, Paris, C. Reinwald, 1892.

[*] Deuxième conférence donnée à la mémoire d’Alber1 D. Lasker à l’Institut de recherches psychosomatiques et psychiatriques du Michael Reese Hospital, à Chicago, le 7 avril 1959. Publiée pour la première fois dans AMA Archives of General Psychiatry, vol. II, 1969, p. 477-491.
[**] On distingue deux types de conditionnement : le conditionnement pavlovien ou respandent (selon la terminologie de Skinner), et le conditionnement opérant. Dans le second cas, on ne fait que renforcer un comportement de l'animal par une récompense, qui peut être une stimulation recherchée par lui (nourriture, accès au partenaire sexuel, etc.) ou consister à lui pennettre l’évitement d’une stimulation provoquant chez lui une réaction de défense. (NdT.)
[***] A Telencephalized Brain : cerveau possédant un « teleneephalon » (end brain, partie antérieure du cerveau). (NdT.)


[1] l971 : dans ma version définitive de cette hiérarchie des ordres d’apprentissage, publiée sous le titre : « Les catégories de l'apprentissage et de la communication » (cf. vol. I de cette édition, p. 299-331), j’ai utilisé un autre système de numérotation. La réception d’un signal y est appelée Apprentissage zéro, les changements dans l’apprentissage zéro, Apprentissage I ; l’apprentissage de deuxième degré, appelé Apprentissage H, etc.
[2] C. L. Hull et al., Mathematico-Deductive Theory of Rate Learning : A Study in Scientific Methodology, Yale University Press, 1940. Cf. aussi H. F. Harlow, « The fomiation of learning sets », Psychological Review, 56, 1949, p. 51-65.
[3] Il est bien évident qu'en ce sens toutes les théories du changement supposent que le changement suivant est, à un certain niveau, préfiguré dans le système qui doit subir le changement.
[4] Ces considérations modifient un tant soit peulancien problème des effets évolutifs de l’utilisation et de l’absence d utihsation des organes._La théorie classique supposait qu’une mutation réduisant le volume (potentiel) dm, organe non avait une yaleur de survie, en termes d economie de tissus. Notre théorie postuleque l atroplne d un organe, survenant au niveau somatique, constitue une diminution de la capacité totale dadaptation de Forganisme, et que cette perte pourrait être évitée si la réduction de 1 organe était obtenue plus directement,‘ par des facteurs génétiques.
[5] Le nom de Newton appartient sans conteste à ce groupe. Mais C’était un homme complexe : son intérêt mystique pour l'alchimie et pour les écrits apocalyptiques, ainsi que son rnonisme théologique secret, prouve qu’il ne fut pas tant le premier des hommes de science « objectifs » que « le dernier des magiciens ». Newton a, tout comme Blake, consacré beaucoup de temps à l’étude des œuvres mystiques de Jacob Bëhme (cf. I . M. Keynes, Newton, the Man, Tercentenary Célébrations, Londres, Cambridge University Press, 1947, p. 27-34).


Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit.
Traduit de l'anglais par Perial Drisso, Laurencine Lot et Eugène Simion (t. I & II) ;
avec le concours de Christian Cler (t. II)
© Éditions du Seuil, Paris, 1977 (t. I), 1980 (t. II) pour la traduction française,
Tome I : ISBN 978-2-02-025767-1 (ISBN 2-02-0O4700-4, 1ère publication ; ISBN 2-02-012301-0, 2e publication)
Tome II : ISBN 978-2-02-053233-4 (ISBN 2-02-013212-5, lø publication)


Titre original: Steps to an Ecology of Mind
édition originale: ISBN 345-23423-5-195,
© Chandler Publishing Company, New York, 1972