24 janvier 2000
«Les défis des médias alternatifs: une invitation au dialogue»
Le 16 octobre 1999, j'ai eu le bonheur et le privilège de prendre la parole à l'ouverture du Colloque des médias alternatifs qui se tenait ce jour-là au Cegep de Drummondville. Cette conférence était passablement longue : ce qui suit se contente de résumer succinctement quelques-unes des idées qui y étaient avancées.

On peut sans risque de se tromper soutenir que l'idéal démocratique contemporain est, du moins en droit, fondé sur le pari raisonnable de la participation citoyenne à la vie publique, à la discussion et aux débats qui s'y tiennent inévitablement.

De ce point de vue, l'éducation et les médias peuvent être conçus comme les deux moyens cruciaux qui permettent:

Partant de là, je pense que ce qui nous réunit aujourd'hui c'est au fond une triple conviction:

Le premier point n'appelle à mon sens aucun commentaire et je prendrai simplement pour acquis que nous en convenons tous.

Le deuxième est plus délicat. Il y aurait long à dire sur l'éducation, mais je me contenterai ici de rappeler que nous sommes de plus en plus nombreux, il me semble, à prendre conscience qu'une série complexe de mutations profondes ont affecté et continuent d'affecter nos sociétés et qu'elles ont comme indéniable effet, sur bien des plans, un recul de la démocratie participative. Ces mutations, dont il serait présomptueux de dire que nous en comprenons bien tous les tenants et aboutissants, se manifestent sur le plan économique, social, politique et idéologique. Pour le dire (trop) succinctement, les économies de marché, au sortir de la dernière guerre mondiale, plus précisément en 1944 et à Bretton Woods, ont convenu de toute une série de mesures - politiques, juridiques, etc., dont plusieurs étaient directement destinées à encadrer l'économie de marché. Entre autres, on mit un frein sévère à la circulation des capitaux et on tenta d'accroître les échanges commerciaux entre les pays. Il s'ensuivit toute une série de mesures par lesquelles, notamment, l'État intervenait dans les affaires économiques et sociales ainsi que des programmes sociaux (chômage, santé, éducation, culture).

Au début des années 70, c'est précisément ce modèle qui fut démantelé. On permit la libre circulation des capitaux et on commença également à s'en prendre au modèle social, politique, culturel qui avait vu le jour trois décennies plus tôt. L'analyse de la situation des démocraties occidentales que propose alors la célèbre Commission Trilatérale est typique: celles-ci souffrent d'un "surcroît de démocratie", assure-t-on, trop de gens se mêlent de ce qui les regarde, nos sociétés sont devenues ingérables.

La référence, ce fut désormais ceux qui prônaient le recul de l'État pour, dit-on volontiers, laisser jouer partout le libre jeu du marché, ce mécanisme vanté comme étant optimal si seulement il n'est pas entravé. Il s'ensuivit toute une série de phénomènes bien connus: des déréglementations, la montée d'une économie spéculative à 95%, un progressif démantèlement des programmes sociaux, la promotion des vertus des entreprises et de la concurrence. Une propagande intensive assura que les programmes sociaux et les dépenses publiques étaient des péchés économiques graves, causes de tous nos maux.

Tout observateur honnête peut cependant remarquer que sous couvert d'une exaltation du marché, nous vivons plutôt dans un régime politique et économique caractérisé par le subventionnement public des entreprises par l'État et pressentir que l'ordre qui s'est installé a comme nécessaire condition une intensive "préparation" des esprits, d'autant qu'il constitue un véritable assaut contre la démocratie et contre l'idée même de participation du public dans les affaires qui le concernent. Les acteurs majeurs de cet assaut sont notamment les entreprises et les institutions économiques et idéologiques qui les servent. En ce moment même, 51 des 100 premières économies mondiales ne sont pas des États mais des entreprises. Celles-ci constituent l'institution dominante de notre temps et elles se sont même vu reconnaître des droits, allant parfois au-delà de ceux reconnus aux individus. Selon le beau mot de Noam Chomsky, elles sont des "tyrannies privées".

Tout ceci n'a pas été sans conséquence sur les médias. D'autant qu'existe bel et bien, dans nos sociétés, une très influente conception du politique selon laquelle le public est incapable de comprendre les enjeux qui sont discutés et qu'il vaut mieux faire en sorte qu'il s'occupe d'autre chose pendant que ceux qui savent décident pour lui. Dans cette perspective, l'information, les médias, tendent à être conçus sur le modèle de la propagande et pensés sur celui d'institutions comme les firmes de relation publique, qui sont ouvertement vouées à façonner et enrégimenter l'opinion publique.

C'est dans ce contexte que s'est trouvée réaffirmée l'idée que les grands médias remplissent essentiellement une fonction de propagande et je soupçonne que nous sommes nombreux ici à convenir que les médias sont pour ainsi dire surdéterminés par un certain nombre d'éléments structurels et institutionnels qui conditionnent très largement le type de représentation du réel qui est proposé ainsi que les valeurs, les normes et les perceptions qui y sont promues. Cette idée, cruciale, a reçu une de ses plus exemplaires formulations dans les travaux de Herman et Chomsky qui ont développé un célèbre modèle propagandiste des médias qui fait intervenir cinq filtres : la taille, l'appartenance et l'orientation vers le profit des médias -. la tendance lourde allant ici vers la privatisation et vers une concentration entre un nombre de plus en plus restreint de mains des institutions médiatiques; la dépendance des médias envers la publicité: les médias vendent moins des informations à un public que du public à des annonceurs; la dépendance à l'égard de certaines sources d'information: le gouvernement, les entreprises elles-mêmes - notamment via ces firmes de relations publiques -, les groupes de pression, les agences de presse; les "flaks", c'est-à-dire les critiques que les puissants adressent aux médias et qui servent à les discipliner : au total, on tend dès lors à reconnaître qu'il existe des sources fiables, communément admises, et on s'épargne du travail et d'éventuelles critiques en référant quasi exclusivement à celles-là et en accréditant leur image d'expertise : ce que disent ces sources et ces experts est de l'ordre des faits; le reste est de l'ordre de l'opinion, du commentaire, subjectif et par définition de moindre valeur; enfin l'hostilité des médias à l'endroit de toute perspective de gauche, socialiste, progressiste, etc.

(Suivaient ici quelques rappels concernant les médias au Québec et montrant comment ce modèle s'y applique remarquablement bien puis l'analyse du traitement qu'on y trouvait alors de deux sujets: la situation au Timor Oriental (Une couverture médiatique du Timor Oriental conforme aux souhaits des élites.); la conférence de l'OMC à Seattle, qui se préparait alors. On trouvera sur le site internet de cette revue quelques textes consacrés à ces deux sujets: Nous venons de gagner une importante victoire à Seattle. - Quelles sont les positions qui s'exprimeront à Seattle ? - Le fait que l'OMC soit si peu connue est pour le moins troublant.).

Dans la mesure où ce qui précède est conforme aux faits, le sujet qui nous réunit aujourd'hui est crucial pour la démocratie même et tout le monde, je pense, devrait être sérieusement préoccupé par les questions dont nous allons ici débattre.

Nous sommes tous peu ou prou conscient de certains des problèmes auxquels ces médias alternatifs font face : leur ghettoisation, plus ou moins accentuée selon le cas; le sectarisme; la difficulté qu'il y a à construire et maintenir des institutions qui cherchent à ne pas reproduire ce qu'elles veulent combattre; leur financement; la difficulté qu'il y a à rejoindre et conserver un public; et ainsi de suite. Je n'ai aucun doute que ces problèmes et de nombreux autres seront évoqués aujourd'hui et ce colloque a précisément été organisé pour que des représentants de l'éventail le plus large possible de ce vaste et diversifié ensemble que constituent des médias alternatifs du Québec puissent faire connaissance, échanger et discuter librement de leurs préoccupations et de leurs expériences et chercher des solutions aux problèmes qu'ils auront identifiés comme prioritaires.

En ce qui me concerne je voudrais, pour conclure, modestement soumettre à votre attention deux idées. Je le ferai staccato, sans donner l'argumentaire qui sous-tend ce que j'avance.

Par-delà les discussions que nous aurons aujourd'hui et qui constituent l'amorce de nos réflexions, à plus long terme il faut envisager la création d'un quotidien de gauche au Québec. Ceci est crucial. Il s'agit d'un chantier immense, je le sais, mais nous devrons l'ouvrir.

baillargeon.normand@uqam.ca


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