Eugénismes, première livraison

Voir aussi Clonage humain 1, Clonage humain 2, Clonage humain 3

Commencé jeudi 2 janvier 2003 17:50:39

« EUGÉNISME n. m. ou EUGÉNIQUE n. f. (gr. eu, bien et gennân, engendrer). Ensemble des méthodes qui visent à améliorer le patrimoine génétique de groupes humains en limitant la reproduction des individus porteurs de caractères jugés défavorables ou en promouvant celle des individus porteurs de caractères jugés favorables ; théorie qui préconise de telles méthodes.« 
    « ENCYCL. Outre le fait qu'il implique un jugement de valeur forcément discutable sur le patrimoine génétique des individus, l'eugénisme se heurte à la complexité du déterminisme génétique et de la transmission héréditaire des caractères physiques et mentaux, qui rend contestables ses fondements scientifiques et l'efficacité potentielle de ses méthodes. Historiquement, il a inspiré les pires formes de répression et de discrimination, particulièrement dans l'Allemagne nazie ».

 O utre qu'elle soit un jugement de valeur, donc forcément discutable, la partie encyclopédique de cette définition, tirée du Petit Larousse illustré édition 2000, est discutable dans toutes ses parties. Certes l'eugénisme implique un jugement de valeur sur le patrimoine génétique, mais « l'agénisme » qui postule que tous les patrimoines se valent et « l'aneugénisme » qui tient qu'on ne doit pas pas faire de différence entre eux, impliquent aussi un jugement de valeur – et l'on peut étendre cela, puisque toute question qui engage la société implique un jugement de valeur à partir duquel on arbitrera quelle décision, ou quelle non décision, lui sera la plus favorable. Je trouve intéressant que le « jugement de valeur » et « la complexité du déterminisme génétique » soient séparés : d'un côté la morale, de l'autre la science, et surtout, ne mélangeons pas… Pour toute personne raisonnable, apparaissent discutables non pas le jugement de valeur mais les conséquences scientifiques que l'on en tire – ou que l'on prétend en tirer.

La tirade allant de « l'eugénisme se heurte » jusqu'à « l'efficacité potentielle de ses méthodes » me pose problème : les éleveurs, empiriquement pendant longtemps, plus scientifiquement depuis environ un demi-siècle, ont largement prouvé l'efficacité des méthodes eugéniques. Bien sûr, pour parvenir à stabiliser des lignées aux « caractères physiques et mentaux » désirés il faut, durant la phase d'élaboration, éliminer énormément d'individus « défectueux », puis une fois stabilisées, pour maintenir des lignées « pures » on ne doit pas faire de sentimentalisme déplacé avec les spécimens atypiques. Malgré ce qu'en dit mon Larousse, ce à quoi « se heurte l'eugénisme » n'est pas « la complexité du déterminisme génétique » mais la difficulté d'appliquer à des êtres humains ce qu'on pratique depuis 10.000 ou 15.000 ans avec les plantes et les animaux. Pendant des millénaires, à cette possibilité on répondait : oui, sous certaines conditions ; depuis environ deux siècles, la réponse s'oriente vers : plutôt non, ou alors oui mais seulement si (---). Une autre manière, plus contournée, de dire : oui, sous certaines conditions. Autres méthodes, substrat idéologique différent, mais fondamentalement la réponse reste la même.

À y regarder bien l'eugénisme n'est qu'une réponse récente à cette question ancienne : comment améliorer la race ? Pour y répondre on emploie les critères, la science, les concepts et méthodes de son temps, voilà tout. Voyez la différence en un siècle dans un autre domaine : vers 1900, la Science venant au secours de la Justice recherchait ce qui chez un criminel ressortait de l'héridité ou de l'atavisme familial pour expliquer – à charge ou à décharge – son geste criminel ; actuellement, elle recherche plutôt dans les traumatismes de la petite enfance, les conditions de vie, les influences dues au milieu. Je ne sais quelle « explication » vaut ni même si aucune ne vaut, mais je sais que ça n'est pas positivement du aux « avancées de la science » : en ce moment, on revient vers des « explications » d'ordre génétique ou héréditaire, non parce que la Science aurait fait des découvertes fondamentales sur l'atavisme, mais parce que l'époque va au conservatisme, et le conservatisme préfère les « explications » où les causes viennnent des individus à celles qui mettent en jeu le fonctionnement de la société.

J'apprécie la conclusion, à partir de « Historiquement » : de l'époque du grand Larousse (le libraire, s'entend, et non le dictionnaire) à aujourd'hui, l'eugénisme inspira tous les régimes, tous les courants de pensée, tous les penseurs, toutes les idéologies, des pires aux meilleurs, des plus doux aux plus durs. En 1920, l'eugénisme fédérait toutes les philosophies politiques, comme de nos jours la démocratie. Encore de nos jours, nombre de médecins ont une orientation, de chirurgiens une pratique eugénistes dans des pays dont on ne peut dire qu'ils usent des « pires formes de répression et de discrimination », tels que la France, ou la Suède, ou les Pays-Bas, ou les États-Unis. Tels que l'Allemagne dénazifiée. Et d'autres. Bref, aujourd'hui comme il y a un siècle la tendance dans tous les pays, quel que soit leur régime, est plutôt à l'eugénisme, mais simplement on le baptise d'un autre nom – contrôle des naissances, plannig familial, etc. –, ou on évite d'en parler. Je veux dire, non pas qu'on évite de parler d'eugénisme, mais qu'on évite de parler du fait qu'on le pratique…


Rappelons la définition de l'eugénisme :

« Ensemble des méthodes qui visent à améliorer le patrimoine génétique de groupes humains en limitant la reproduction des individus porteurs de caractères jugés défavorables ou en promouvant celle des individus porteurs de caractères jugés favorables ; théorie qui préconise de telles méthodes ».

Si la partie de cette définition sur la théorie eugéniste est quelque peu passée de mode, excepté chez les Raéliens et autres scientologues, le reste est toujours assez valable pour définir ce qu'on appelle donc désormais « planning familial »[1], « contrôle des naissances » ou « contrôle de la population », laquelle n'a pour le coup pas le sens de contrôle policier, mais celui de contrôle de la natalité. À l'heure actuelle, pratiquement tous les pays du monde veulent parvenir à exercer un contrôle sur les naissances, tels pour en diminuer, tels pour en augmenter le nombre, tels pour diminuer les naissances dans telles catégories de la population et les augmenter dans telles autres, tels pour ceci, tels pour cela.

Les temps changent : jusqu'au XVIII° siècle, sauf cas rares – la France, la Chine – les États ne contrôlaient pas grand chose, faute de volonté, faute de moyens ; depuis, les choses ont évolué, et les États dans leur majorité ont des désirs de contrôle énormes et les moyens de les réaliser, parfois en douceur, par la propagande et, disons, par l'éducation, parfois en employant « les pires formes de répression et de discrimination ». Le contrôle des naissances n'est qu'un parmi des centaines de désirs de contrôle ; du moins, il existe. Maintenant se pose cette question, de quelle manière la mettre en œuvre ? Le seul pays que je connaisse où – en théorie – ce contrôle n'a pas de caractère eugénique est la Chine, avec cette règle simple : une famille, un enfant. En Chine, « l'eugénisation » de ce contrôle ne vient pas de l'État mais des familles mêmes où, allez savoir pourquoi, quand l'enfant né est une fille, il a tendance à mourir en bas âge… Un eugénisme « à la sauvage » où le seul « caractère jugé défavorable » – ou favorable – est le sexe, mais un eugénisme. Dans les autres pays qui pratiquent le contrôle des naissances, et bien, ça ne se fait pas à l'aveugle, et de quelque manière ces États « visent à améliorer le patrimoine génétique de groupes humains en limitant la reproduction des individus porteurs de caractères jugés défavorables ou en promouvant celle des individus porteurs de caractères jugés favorables ». En France, on traque les « caractères jugés défavorables », en Inde on promeut les « individus porteurs de caractères jugés favorables », dans l'une et l'autre nations, on ne laisse pas le seul hasard choisir qui naîtra ou ne naîtra pas.

Je pressens que ma lectrice, mon lecteur me conteste : on m'accordera peut-être, si l'on a des lumières là-dessus, que le contrôle des naissances pratiqué en Inde à quelques relents d'eugénisme, mais la France ! Si c'était vrai, ça se saurait ! C'est vrai, et ça se sait. Ou ça peut se savoir.

Réglons la question de l'Inde : là-bas, l'eugénisme est « à la papa », il suit un modèle ancien, celui du spencérisme, dit « darwinisme social », un mélange d'évolutionnisme mal compris et de malthusianisme bien compris, où la meilleure manière d'améliorer la race serait de limiter le nombre de pauvres. De fait, le spencérisme trouve particulièrement son application dans une société basée sur un système de castes (en théorie aboli par Neru, mais en théorie seulement) où l'on est riche ou pauvre, bas ou noble par naissance, ataviquement, génétiquement. Dans ce pays, le contrôle des naissances s'adresse officiellement à tous, effectivement il vise surtout les populations défavorisées, premières et presque seules à subir vasectomies et hystérectomies ; il semble y avoir une certaine logique à la chose, puisque ce sont factuellement les plus pauvres qui font le plus d'enfants, mais je ne suis pas persuadé que la politique de planning familial indien suive la logique dans ses choix et ses orientations…

Oui, la France – comme tout pays développé – est eugéniste. Ça ne marche pas formidablement, car cet eugénisme est tendanciel et non systématique, mais elle l'est. Une chose frappante, dans ce pays : depuis la légalisation de l'avortement le nombre d'interventions n'a pratiquement pas baissé, alors qu'aux Pays-Bas le nombre d'avortements fut divisé par cinq sur la même période. On pourra me dire, et l'on me dira certainement que c'est dû à une mauvaise éducation des Français concernant les méthodes de prévention des « accidents de grossesse ». C'est vrai, mais pourquoi ? Je ne crois pas que les petits – et les grands – Français soient plus idiots ou moins perméables à ce qu'on appelle l'éducation sexuelle, ni les professeurs français tellement moins efficaces que ceux néerlandais : la « mauvaise éducation » en ce domaine n'est pas une fatalité, un atavisme, un de ces « caractères physiques et mentaux » typiquement français ; très probablement, si l'on allait étudier sérieusement comment les Néerlandais s'y prennent pour bien former leurs citoyens sur les questions concernant la sexualité, et qu'on applique la chose en France, on obtiendrait des résultats comparables. Alors ?

Et bien, la France est un pays culturellement très centralisateur où l'on a une forte tendance à déléguer les contrôles et décisions aux personnes réputées compétentes, et où l'on partage la croyance que les Autorités sont plus aptes à réguler la société que les individus, bref, un pays où la responsabilité personnelle est un thème de discours dans les campagnes électorales, mais nullement un fait social consensuel. Ce qui a des répercussions sur un peu tout, notamment sur la manière dont on envisage l'éducation sexuelle et la sensibilisation des adolescents à la contraception préventive.

La France n'est ni officiellement ni officieusement eugéniste ; la plus grande partie des Français considérera qu'on ne peut soupçonner leur pays d'avoir des visées eugénistes ni une politique de contrôle des naissances cherchant « à améliorer le patrimoine génétique de groupes humains » ni à dissuader les « individus porteurs de caractères jugés défavorables » de procréer ou d'y inciter ceux « porteurs de caractères jugés favorables ». Mais la réalité nous oblige à nous interroger sur la distance entre la perception « objective » de l'eugénisme et son évaluation effective. J'évoquais les opinions et pratiques eugéniques des médecins français, probablement nombre des mes lecteurs, sauf parmi les médecins, ou parmi les familles « eugénisées », ont dû se dire il est fou, il exagère, et, de nouveau, “si ça existait, on le saurait”. Or, là aussi on le sait, ou on peut le savoir, et assez facilement. Moi qui ne regarde pratiquement pas la télévision, j'ai déjà vu plusieurs émissions qui abordaient ce thème des personnes stérilisées parfois avec leur consentement, parfois avec celui de leur famille, mais le plus souvent sur la simple décision d'un médecin et sans le consentement des concernés, qui sont souvent des concernées. Il me faut constater que ces émissions s'intéressaient surtout aux cas concernant les personnes qu'on dira « normales », je veux dire, celles dont les « caractères défavorables » n'ont pas une telle portée qu'ils semblent, hem !, « justifier » une stérilisation d'autorité, ou celles dont la pathologie était transitoire et (supposera-t-on) non génétique, enfin celles plutôt « anormales » dont les déficiences n'étaient pas génétiques, donc étaient non-héritables. Il me faut bien constater que les cas pourtant les plus nombreux, ceux concernant les débiles mentaux moyens et lourds[2] et les handicapés physiques moyens et lourds par cause génétique donc possiblement héritable, scandalisent moins. Je ne sais trop comment présenter la chose sans vous froisser, amie lectrice, ami lecteur qui êtes susceptibles de partager cette opinion assez commune, apparemment les cas concernant les « anormaux » certifiés semblent, sinon normaux, du moins acceptables : ça n'est pas socialement correct, mais quoi ! C'est pour leur bien…

C'est pour le bien de la société, évidemment, donc vous et moi, et non le médecin qui pense savoir ce qui est bien pour vous – donc pour la société. Ergo, si le médecin n'est pas la société, il ne peut pas savoir ce qui est bon pour l'individu. Du moins, un médecin, un psychologue, un assistant social ou toute personne qui parle à partir de sa position d'autorité n'a pas plus de compétence pour savoir ce qu'est le bien d'une personne que tout autre, dont la personne même. En tout cas, le médecin ou tout autre n'a pas à décider au nom de la société « en son âme et conscience », car il n'est pas un juge, revêtu en bonnes règles de son autorité et contrôlé par le corps social.


Au contraire des docteurs en morale du Petit Larousse illustré, je n'ai pas d'avis tranché sur l'eugénique, et les autres formes de contrôle des naissances. Notre dictionnaire dit que l'eugénisme aurait « inspiré les pires formes de répression et de discrimination », Certes, mais aussi les meilleures. Enfin, non, ne me faites pas dire ce que je ne veux pas dire : il n'a pas inspiré « les meilleures formes de répression ». Ce n'est pas ce que je voulais dire ; en revanche c'est ce que suggère le Larousse : « pire » est un comparatif, qui s'oppose à « meilleur », et complète « mauvais », d'où l'on en peut déduire qu'il y a une gradation dans les formes de répressions, allant de pires à meilleures en passant par mauvaises, normales et bonnes. Je ne suis pas idiot (ou pas suffisament pour qu'on me stérilise), je vois bien « ce que veut dire » mon dictionnaire : l'eugénisme a inspiré les formes de répression figurant parmi les pires ; mais il ne dit pas cela. Une sorte de lapsus. J'ai une opinion sur les donneurs de leçons de morale : s'ils s'y risquent, ils doivent mesurer leurs termes et leurs propositions (cela dit aux sens gramatical et logique) ; le donneur de leçons de l'article « eugénisme » n'a guère pesé ses termes, concepts et phrases, du moins dans la partie ENCYCL..

Il y a cette séparation quelque peu forcée, déjà discutée, entre les valeurs morale et scientifique de l'eugénisme : le « jugement de valeur » de cette supposée science n'est pas « outre » l'aspect « scientifique », elle en forme la base solide : si on n'a pas un jugement de valeur préalable, on n'invente pas l'eugénique. Notre auteur aurait dû inverser les choses et écrire, par exemple :

« Outre le fait qu'il se heurte à la complexité du déterminisme génétique […], l'eugénisme implique un jugement de valeur forcément discutable sur le patrimoine génétique des individus »

Car est « outre », « en plus »[3] la rationalisation plus ou moins – plutôt moins – scientifique d'une idée probablement aussi vieille que l'humanité selon laquelle il y a des « élus » et des « damnés » et au milieu le troupeau immense des âmes destinées au purgatoire. Le but général d'une société semble : diminuer le nombre des damnés, augmenter le nombre des élus et faire passer autant d'âmes que possible du purgatoire vers le paradis. Pour y parvenir, selon l'époque et le lieu on privilégiera les méthodes sprirituelles (« philosophie », « religion ») ou matérielles (« technique », « science »), ou on les combinera (ascèse, discipline). On peut varier les énoncés ; celui proposé vaut par exemple pour les chrétiens, les juifs et les musulmans ; un républicain de la fin du XIX° siècle aurait parlé d'éduquer le peuple, de faire reculer la misère et d'éradiquer le vice et le crime ; les communistes privilégient la dictature du prolétariat et l'élimination des classes bourgeoises, etc. Les paroles changent, l'air reste le même. Quel est le but du Démocrate Moderne ?

«  Nous, peuples des Nations Unies,

résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l'espace d'une vie humaine a infligé à l'humanité d'indicibles souffrances,
à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l'égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites,
à créer les conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des obligations nées des traités et autres sources du droit international,
à favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande,

et à ces fins

à pratiquer la tolérance, à vivre en paix l'un avec l'autre dans un esprit de bon voisinage,
à unir nos forces pour maintenir la paix et la sécurité internationales,
à accepter des principes et instituer des méthodes garantissant qu'il ne sera pas fait usage de la force des armes, sauf dans l'intérêt commun,
à recourir aux institutions internationales pour favoriser le progrès économique et social de tous les peuples,

avons décidé d'associer nos efforts
pour réaliser ces desseins »

Charte des Nations unies, préambule, 26 juin 1945.

Demain nous serons tous des saints assemblés au Paradis des Nations Pacifiques. Nous sommes déjà demain – au regard de la date de cette charte –, il y a aussi peu de saints sur cette terre, et le paradis semble encore loin… Incidemment, il y eut environ quatre fois plus de morts par faits de guerre depuis la proclamation de cette charte que durant les deux guerres mondiales. Sans compter les morts par faits de « non guerre », comme actuellement en Tchétchénie (100.000), au Congo (plus de 2 millions), en Algérie (entre 250.000 et 300.000), en Somalie, etc.

Je ne vais pas gloser plus à propos de ce sur quoi « l'eugénisme se heurte », par contre je trouve intéressant que notre rédacteur parle de « déterminisme génétique » ainsi que de « transmission héréditaire des caractères physiques et mentaux » ; l'eugéniste se heurte à ce qu'il veut, je me heurte quant à moi au fait que notre moraliste intègre sans heurts les notions douteuses de « déterminisme génétique » et surtout de « transmission héréditaire des caractères mentaux ». À sa manière, il me fait songer à certains antiracistes et aux communistes marxistes : pour les premiers, ils tendent, non pas à lutter contre le racisme mais dirait-on à faire du racisme « positif » – ce qui en toute rigueur n'est qu'une variante de racisme – ; les communistes marxistes ne considèrent pas que le socialisme s'oppose au capitalisme, mais qu'il lui succède, que c'est « la phase suivante », ce qui implique que pour le principal ils acceptent les principes de base du capitalisme, mais font l'analyse qu'ils sont mal employés. Et bien, notre anti-eugéniste du Larousse est par rapport à son sujet dans la position de Laurent Fabius disant que le Front National pose de bonnes questions mais y donne de mauvaises réponses : l'eugénisme pose de bonnes questions…


J'y reviens, je n'ai pas d'opinion tranchée sur la valeur de l'eugénisme. Et même je n'ai pas d'opinion du tout sur l'eugénisme. J'ai par contre une opinion sur l'hypocrisie générale de ces sociétés qui pratiquent l'eugénisme sans l'avouer ni se l'avouer. Comme la mienne. Comme la votre probablement. Mais, qu'est-ce que l'eugénisme ? Je le rappelle :

« Ensemble des méthodes qui visent à améliorer le patrimoine génétique de groupes humains en limitant la reproduction des individus porteurs de caractères jugés défavorables ou en promouvant celle des individus porteurs de caractères jugés favorables ».

En France, on juge les gens ayant un gène surnuméraire à la paire 21 ou souffrant de maladies neuro- ou myo-dégénératives graves « porteurs de caractères défavorables ». On ne peut dire que la France a une politique eugénique envers les populations de ces trois catégories, ceux souffrant de maladies dégénératives sont physiquement incapables de se reproduire à l'âge où ils le pourraient et autant que je sache, les mongoliens, dits trisomiques, sont nativement stériles – pour autant qu'on ne m'aie pas menti là-dessus. Ça se passe en amont. Plus que de juger qu'ils ne doivent pas se reproduire on estime qu'ils ne doivent pas vivre, et les médecins les plus réticents à l'interruption dite volontaire de grossesse sont souvent d'accord pour considérer que, « pour le bien de l'enfant et de ses parents », ceux-là oui, il vaut mieux les « interrompre ». Or, cela n'est pas évident, au moins pour l'enfant. J'ai connu des personnes souffrant de maladies dégénératives et plus encore de mongoliens et n'ai pas remarqué qu'ils jugeassent que leur vie ne valait pas la peine d'être vécue. Je ne dis pas que les personnes porteuses de maladies dégénaratives que j'ai connues appréciaient leur condition difficile, du moins, elles vivaient, agissaient, et sauf pour l'un d'entre eux, ne semblaient pas du tout désespérées ni tentées par le suicide ou l'euthanasie. Et même celui qui affirmait ne plus vouloir vivre ne fit jamais rien pour hâter l'issue…

Après le versant négatif de la sélection de population adaptée à notre époque celui, disons, positif, les techniques de procréation médicalement assistée : la théorie veut qu'elles n'aient ni visée ni caractère eugéniques et servent seulement à satisfaire le désir d'enfants de couples à la fécondité problématique. Je crois qu'il y a suffisamment d'orphelins en France et dans le monde pour satisfaire ce désir. Je crois aussi que l'eugénisme naïf des parents – le désir d'avoir un enfant « de leur chair » car ils postulent que leur chair est « porteuse de caractères favorables » (ce que leurs problèmes de procréation tendraient plutôt à mettre en doute) – rencontre l'eugénisme scientifique des artificiers de la procréation dans l'imaginaire desquels, je n'ai pas de doutes là-dessus, une procréation sous contrôle médical est par essence bonne et peut progressivement, par l'amélioration des techniques, devenir même meilleure que la bonne vieille méthode naturelle pratiquée depuis quelques centaines de millions d'années. Je ne veux surtout pas choquer les bonnes âmes, mais toutes les méthodes actuellement employées sur les humains furent élaborées pour les animaux… en vue d'améliorer les qualités du bétail. Mais le professeur Testard, un ci-devant ponte de l'insémination artificielle à destination des humains et qui justement acquit d'abord son expérience avec les animaux vous en parlerait très bien, lui qui put constater de l'intérieur ce que je dis ici, que les scientifiques préoccupés par la procréation assistée ont une fâcheuse tendance à l'eugénisme.

Enfin, pas strictement à l'eugénisme, raison pourquoi les États peuvent faire de l'eugénisme en prétendant qu'ils n'en font pas ; l'eugénisme c'est le passé, c'est 1984, notre futur tend plutôt, « si tout va bien », vers Le Meilleur des Mondes, non l'élimination des déviants mais la sélection des bons germes. Ça n'exclut pas l'autre option, dans une version soft, dans le silence des cabinets – des cabinets médicaux s'entend. J'évoquais les mauvais scores de la France en matière d'IVG[4]; si le défaut d'éducation des Français y participe, nombre d'avortements légaux sont « médicaux », c'est-à-dire effectués sur incitation d'un médecin ou grâce à ses conseils avisés, comme ce que dit pour les trisomies 21 et les maladies dégénératives lourdes à diagnostic assuré. Un des volets au départ accessoire et très encadré de la loi sur les IVG, cette notion d'interruptions « pour raisons médicales », a été au cours des années, et grâce aux ou à cause des améliorations en matière de diagnostics prénatals (analyses génétiques, imagerie), quelque peu détourné de ses visées initiales. Enfin, détourné, ça n'est pas si évident.

On ne se souvient plus trop je crois des conditions dans lesquelles cette loi de 1975 sur l'interruption de grossesse fut discutée et votée : la majorité parlementaire de l'époque, une part non négligeable de l'opposition et une bonne partie du gouvernement étaient plutôt contre par conviction, par calcul politique ou les deux, et son adoption n'avait rien d'évident ; pour qu'elle puisse passer le législateur l'avait faite très restrictive, le seul petit espace en permettant une interprétation un peu souple était justement la partie concernant les interruptions « pour raisons médicales » ; ça devait jouer, je pense, le rôle que joua le « pour raisons médicales » avec la pilule contraceptive, une manière de légaliser un certain type d'avortement ne ressortant pas des « cas de force majeure » et assimilés, pour autant qu'on trouvât un médecin assez complaisant veuillant bien l'habiller d'une « raison médicale ».

Aux lointaines époques reculées de la décennie 1970 les médecins ne disposaient pas de tous ces appareillages et tests sophistiqués d'aujourd'hui qui leurs permettraient presque de déterminer la taille et le poids adulte, la forme des oreilles et le volume du gros orteil gauche d'un fœtus de trois semaines, du fait les « raisons médicales » venaient au bonheur la chance, à l'intuition. Surtout, tant pour l'état de l'art que dans l'esprit du législateur, les raisons médicales concernaient la mère potentielle. Les temps ont changé, ce qui était d'abord un instrument au service des femmes devint insensiblement un outil aux mains des « spécialistes » et au service de la société. En 2003 comme en 1903 il y a des « individus indésirables », la différence venant de ce qu'en 1903 ils l'étaient après trois ans ou trois lustres de vie extra-utérine, en 2003 après trois jours ou trois semaines de vie intra-utérine. Qui détermine que tel individu est indésirable ? Les parents croient que ce sont eux-mêmes, la logique dit : la société. En 2003 et en France, est indésirable un mongolien ; en 2003 et en Chine est indésirable une fille ; en 1503 et en France était indésirable un albinos ; la vie sociale des albinos en France et en 2003 n'est toujours pas formidable-formidable, mais ils ont moins tendance qu'en France et en 1503 ou au Congo-Zaïre et en 2003 à mourir en bas âge – comme pour les filles en Chine. Le cas de la Chine montre quatre choses intéressantes : la société enseigne, explicitement ou implicitement, quels choix sont socialement bons – selon les critères de la société concernée – ; des individus motivés parviennent souvent à détourner les règles, même dans les sociétés les plus contraignantes, quitte à violer des lois « fondamentales », genre meurtre ou infanticide ; n'importe qui peut tuer un individu sur la présomption qu'il est « porteur de caractères défavorables » ; la manière dont l'humain moyen définit ce qu'est un « caractère défavorable » – ou favorable – se passe des lumières de la génétique, même s'il peut prétendre parfois s'en éclairer…

Mais pour déterminer les « caractères défavorables » l'humain supérieur, médecin ou biologiste, ne s'appuie pas plus sur la génétique : les conséquences de la trisomie 21 font que les personnes atteintes vivront une vie assez différente de celle de l'humain « normal » ; mais ils vivront une vie ordinaire pleine de bonheurs et de malheurs, de surprises et d'habitudes, auront des parents, des amis et des relations, bref, la vie « normale » d'un humain « anormal » : je ne souhaite à personne de vivre la vie d'un mongolien mais ne souhaite à personne de ne pas la vivre, et comme dirait un bon chrétien, ou un bon musulman, ou un bon hindou, ou un bon bouddhiste, ou un bon libre penseur humaniste, toute vie vaut d'être vécue ; comme je dirais, aucune vie ne mérite d'être vécue, aucune ne mérite de ne pas l'être.

Aux Pays-Bas, il y a autant – probablement plus en nombre relatif – de mongoliens qu'en France, mais ils y différent assez : on les voit dans la rue ; ils ne sont pas tenus par la main par un parent ou un éducateur mais vaquent seuls, à pied, en vélo, en mobylette, en voiturette ; ils ne vaquent pas vaguement et vont au travail ou en reviennent, vont chez eux ou dans leur famille, savent ce qu'ils font, où ils vont, et comment le faire ; enfin, ils ont l'air intelligents. Incroyable, non ? Moi je ne comprends pas : autant que je puisse le déterminer le Néerlandais moyen ne m'a pas paru sensiblement plus intelligent que le Français moyen, alors comment se fait-il que le Néerlandais trisomique moyen ait cet air d'intelligence que n'a pas celui Français ? Sûr et certain que ça ne s'explique nullement par « la complexité du déterminisme génétique et de la transmission héréditaire des caractères physiques et mentaux » ; pourtant, le Français non mongolien moyen qui n'a jamais fait un tour aux Pays-Bas, en Belgique ou au Danemark doit croire que l'air abruti du Français mongolien moyen est génétiquement déterminé. Le Français non mongolien non moyen tendance supérieur aussi, puisqu'il conseille, « pour le bien de l'enfant », au mères grosses d'un trisomique 21 de se faire avorter. Ce n'est pas une solution : pour le bien de l'enfant, le mieux serait qu'il vive, mais une bonne vie. Je concède que la vie de Français mongolien moyen n'est pas formidable, alors, comme pour l'éducation sexuelle, je conseillerai aux Français supérieurs de faire des stages aux Pays-Bas pour savoir comment ces gens-là font pour que le Néerlandais mongolien moyen vive une bonne vie, plutôt que de rester dans leur petit coin avec leurs certitudes confortables à conseiller mal à propos des avortements « pour raisons médicales » qui ne se justifient pas.


Je crains qu'on n'interprète mal ce texte : je le dis pour la troisième fois au moins, je n'ai rien contre le contrôle des populations, que ce soit sur sujets âgés, nourrissons ou fœtus, qu'on l'appelle eugénisme ou autrement, qu'on le pratique ouvertement et sereinement ou discrètement et honteusement. Ça me gêne quelque peu que ma propre société le fasse dans un mode discret et honteux, mais quoi, quelle société ne le fait pas ? Et la plupart discrètement, souvent honteusement. J'ai beaucoup parlé de la partie négative (entendu comme : par soustraction), de ce que l'amélioration des techniques de diagnostic prénatal permet désormais de détecter très tôt les « anormaux », et de ce que les médecins à tendances eugénistes y vont à l'aise avec les « raisons médicales » (si les techniques et les critères actuels avaient existé dans les années 1960 à 1980, plusieurs de mes amis auraient, je le crains, fait partie des « raisons médicales ») : mais il y a le versant positif, l'eugénisme « promouvant [les] individus porteurs de caractères jugés favorables ». Que dire ? Vous ne trouvez pas cela un noble but ? Moi si.


On parle trop peu des grandes réussites de la science française : des Français participèrent au premier clonage humain réussi, cela dans le cadre d'un projet international, avec une équipe franco-italo-turque. Ça se passait fin 1998 ou début 1999. J'avais lu le compte-rendu de cette expérience dans un numéro du quotidien Le Monde de mars 1999, dans les pages « Sciences ». Très intéressant, et bien plus intelligent que le clonage genre Dolly – on employa d'ailleurs le plus souvent cette méthode par la suite pour les tentatives de clonage de mammifères. Au lieu de prendre le noyau d'une cellule adulte, nos expérimentateurs utilisèrent les cellules germinatives de leur(s) sujet(s) en l'état diploïde pour les insérer dans un ovule, et déclenchèrent, d'une manière que je ne saurais vous décrire plus précisément, l'embryogenèse. La conclusion de l'article était par contre douteux : selon le journaliste, les scientifiques auteurs de cette réussite auraient détruit les embryons obtenus après quatre à huit divisions. On raconte ça pour endormir les enfants : vous imaginez ? Le premier clonage humain réussi, et on n'irait pas jusqu'au bout de l'expérience pour voir si ça fonctionne réellement ? Im-pos-si-ble !

Les journalistes n'ont pas d'esprit de suite : comment se fait-il qu'on ne parle plus jamais des travaux de cette équipe ? J'eus aimé savoir si leurs travaux se sont poursuivis, s'ils ont pu mettre au point une méthode fiable pour produire des embryons avec le minimum d'échecs, si ces embryons se développent normalement ; surtout, j'eus aimé savoir comment se développent les enfants issus de cette procréation artificielle – pardon, “procréation médicalement assistée” (sic).


Voici le plus intéressant concernant cette expérience : l'équipe en question visait censément à permettre à des hommes stériles aux cellules germinatives… ne germant pas, de pouvoir avoir des enfants. Et l'article rapportait cette déclaration telle que, sans la remettre le moins du monde en question, ni s'interroger sur l'opportunité de créer des lignées d'hommes stériles ; car on peut supposer que si le « père » est stérile, ses « enfants » – en réalité ses clones – le seront. Ma foi, ça n'est guère eugénique : on ne peut classer le (non avéré) « gène de la stérilité » parmi les « caractères favorables » – favorables à l'espèce, s'entend. Bref, beaucoup de travail et de peine pour un résultat qu'on obtient assez facilement via les banques du sperme. Mais quel intérêt à produire un embryon de manière si complexe s'il ne s'agit que de donner une descendance à des hommes stériles ? D'évidence, cette équipe vise à mettre au point le clonage qui, une fois réalisé, sera portable à toute personne, stérile ou non. J'y reviens, quel intérêt ? Ma foi, celui pour les hommes – je dis bien les hommes, et non les humains – d'avoir un véritable « contrôle de la reproduction ».

Je suis assez d'accord avec l'analyse de Françoise Héritier selon qui un puissant motif des hommes d'imposer leur domination aux femmes est le désir idiot de s'assurer que leurs fils sont bien leurs fils. Un but second – ou premier, en tout cas aussi important que l'autre – que visent les hommes serait de ne reproduire que des hommes, et aussi semblables que possible au géniteur, de proprement se re-produire, s'engendrer eux-mêmes. Le clonage paraît la réponse la plus proche à ce désir. Bien sûr, si ça ne résoud pas un autre problème, le fait que nos hommes devront tout de même en passer par le ventre des femmes pour engendrer « leurs » enfants, du moins ça se rapproche de la situation idéale. Mais, et ça je le pense depuis assez longtemps, le désir de contrôle des naissances est typiquement masculin : les femmes n'ont jamais d'incertitude quant à savoir si oui ou non un enfant est le fruit de leurs entrailles, ou alors elles ont l'esprit dérangé.

Les femmes, pour autant qu'on ne leur bourre pas le crâne avec des insanités, m'apparaissent dans l'ensemble plus raisonnables que les hommes. La culture a bon dos, et ici je me sépare de Françoise Héritier qui attribue trop strictement l'état des relations hommes/femmes à des causes culturelles, la nature y fait : chez les mammifères, les mâles tendent à être plus agressifs que les femelles, et n'en déplaise à Mme Héritier, on ne peut attribuer à des causes culturelles la tendance assez générale des mamifères mâles à vouloir dominer les autres mâles et les femelles de leur espèce – sauf à donner une acception particulièrement extensive au terme culture. Mais les humains ont justement pour spécificité de pouvoir agir en dépit de leur nature, or, et je retrouve là Françoise Héritier, on observe dans la majorité des sociétés qu'au mieux les hommes agissent « selon leur nature », et souvent qu'ils accentuent cette tendance atavique à la domination. La procréation médicalement assistée et les recherches sur le clonage ne sont qu'un aspect de plus de cette tendance générale à la domination et au contrôle. Maintenant, est-ce le souhait et l'intérêt de l'espèce d'aller dans cette voie ? Selon moi, non. On voit bien, depuis quelques temps – précisément, depuis environ trois décennies – les problèmes que posent la « normalisation » des espèces, et en outre, on ne peut pas savoir partout et toujours quels sont les « caractères favorables ». Mon exemple favori sur cette question des « bons gènes » est celui du diabète : il est problématique essentiellement dans des contextes de suralimentation, et hors ces contextes rares sont les personnes porteuses de la maladie (c'est-à-dire, ayant une prédisposition à elle) qui en sont atteintes. Par contre, les mêmes gènes « défectueux » forment pour leurs porteurs, dans un contexte où l'on peut être atteint par la maladie du sommeil, une protection naturelle à cette maladie. Et en général, dans ces zones on est rarement menacé par la surcharge pondérale…


Les sociétés suivent deux tendances, l'une qu'on dira libérale, et l'autre sociale ; dans la tendance libérale, on privilégiera les solutions qui visent « l'effet », dans celle sociale, les solutions portant sur « la cause ». On voit la chose assez nettement dans le domaine du crime et de la délinquance : la solution sociale consiste à éduquer les auteurs d'infractions pour qu'ils cessent d'agir contre la société, celle libérale à les extraire de la société pour qu'ils ne puissent plus l'atteindre. Sans vouloir sembler de parti pris, il me faut constater que les solutions qui s'attaquent à la cause marchent mieux que les autres,on le voit par exemple avec les Pays-Bas et les États-Unis, le premier pays compte, parmi les pays développés l'un des plus faibles taux d'incarcération – 57 pour 100.000 – et en même temps l'un des plus faibles pour les crimes et délits, à l'autre bout le second a le plus fort taux de personnes en prison – 800 pour 100.000, plus de dix fois supérieur au taux du suivant parmi les pays développés – et aussi le record de délinquance… Remarquez, il y a une logique dans cela : on sait de plus en plus que la prison est « criminogène », pour au moins deux raisons, les délinquants qu'on y enferme, par leur contact réciproque, vont renforcer leurs comportements déviants, et leur promiscuité favorisera la constitution ultérieure, hors les murs, de bandes de malfrats. Ergo, moins on met les criminels ensemble, moins on court le risque de la récidive. Mais revenons à notre tropisme eugénique.

En matière de « traitement des caractères défavorables » la France a une approche plutôt libérale, les Pays-Bas une approche plutôt sociale. Je parlais des mongoliens, ce n'est qu'un cas parmi bien d'autres où l'on voit combien les deux pays s'opposent. Les villes néerlandaises ont, par rapport aux villes françaises, une particularité, elles sont faciles à vivre pour quiconque : débiles, aveugles, sourds, handicapés moteurs, jeunes, vieux, grands, petits, gros, maigres, valides, invalides. Le principe général semble : ce qui favorise les invalides ne défavorise pas les valides, donc faisons que les accès et les voies soient pratiques pour les invalides. Et ça porte sur tous les détails, pas seulement les rampes d'accès aux immeubles. Aux Pays-Bas on voit (si l'on a des yeux pour voir, s'entend) une chose remarquable, des aveugles qui marchent librement et pratiquement du même pas que les « voyants » dans les rues. Pourquoi, comment ? Très simple : au milieu des trottoirs il y a un marquage fait pour eux, avec des stries pour indiquer les croisements ; les feux rouges émettent tous un signal sonore pour indiquer si le feu est au vert, et plein de ces petites choses qui ne coûtent rien ou presque, ne gênent pas les non-aveugles et facilitent considérablement la vie des non-voyants. En France, rien ou presque rien de tout ça. La France se fiche des défavorisés. La France ne les aime pas. La France préfère les cacher dans des institutions spécialisées. J'entends justement en ce moment la secrétaire d'État aux handicapés qui cause dans le poste, et comme elle est gentille et polie elle dit que « les gens » (c'est-à-dire : les gens normaux) ne pensent pas aux handicapés. C'est faux, ils y pensent. Notamment ils pensent qu'ils ne veulent surtout pas que tous ces déficients physiques ou mentaux viennent leur gâcher la vue, leur polluer l'horizon. Si les cinémas, les banques, les commerces ne font pas grand chose pour faciliter leur accès aux handicapés de tout genre, ça n'est pas qu'ils n'y pensent pas, mais bien plutôt qu'ils pensent qu'ils ne veulent surtout pas que « ces gens-là » puissent entrer et, va savoir, faire fuir les clients « valides »[5].

Voici donc la situation en aval, le traitement réservé en France aux personnes aux « caractères défavorables », qu'ils soient innés ou acquis. Du coup, on s'explique mieux en amont le pourquoi de la tendance lourdement eugénique des médecins : tant qu'à faire, plutôt qu'avoir des monstres et des bouches inutiles de plus, autant les supprimer avant naissance, on ne s'en portera que mieux. Si par malheur « le gène de la malvoyance » ou « le gène de la surdité » devenait aussi facile à détecter que celui de la trisomie 21, j'ai comme l'impression, toutes choses égales, que la population de Français aveugles ou sourds de naissance chutera brutalement.

J'exagère ? Non. Il ne s'agit pas d'imaginer la chose in abstracto, avec comme point de vue la Déclaration universelle des droits de l'homme accrochée au mur et dans la tête des bondieuseries prêtes à l'emploi, mais de se dire, si on peut détecter qu'un individu – pardon, un embryon ou un fœtus – sera sourd ou aveugle à la naissance, ou trisomique, comme parent, que ferais-je si j'ai la possibilité d'avorter ? Je le garde ou non ? Et s'il devait être myopathe ? S'il avait une atrophie des membres inférieurs ou supérieurs ? Ou si c'est un futur nain ? Un futur Nicolas Perruche ? Il faut voir les choses en face : en France des gens font des procès aux médecins qui n'ont pas su détecter que leur enfant serait un monstre pour lequel la mort eut été préférable…

Nicolas Perruche serait né quelques années plus tôt il n'y aurait pas eu de procès, parce que quelques années plus tôt le test permettant de savoir si Mme Perruche avait eu la rubéole juste avant ou au tout début de sa grossesse n'existait pas ; la limite n'est pas tant dans ce qui est moralement acceptable, mais dans l'état de l'art. Je connais les gens, je sais que pour une majorité d'entre eux, du moins en France, il vaut mieux ne pas vivre que de vivre la vie d'un aveugle, ou d'un sourd, ou d'un nain, ou… Chacun a sa limite, mais pour beaucoup cette limite est basse, et même, pour certains la limite c'est d'être rose et frais, d'avoir le cheveu blond ou châtain moyen, les yeux bleus ou verts, au moins 1,51m pour les filles ou 1,67m pour les garçons (et plutôt d'être un garçon…), et de s'appeler Martin ou Dupont.

Mais ça n'est pas un problème, il n'y en a qu'un : quelles sont les règles et qui les fixe ? Tant que ça reste implicite, entre soi et le médecin, dans le secret des cabinets, et qu'une seule personne, le Français supérieur auteur du diagnostic prénatal, est juge de la chose, c'est un problème. Dites-moi, vous, êtes-vous capable de « lire » une image de scanner ou une IRM ? Si on ne vous avez pas formé à ça, non, bien évidemment. Une IRM ça n'est pas une photo de plage, pour la décoder il faut avoir des compétences. Pour peu que vous tombiez sur un médecin du genre pour lequel le critère est « rose et frais, bien Français », et qu'il ait envie de, disons, « améliorer la race », ben ma foi, d'une part vous ne le saurez probablement pas, de l'autre, faudra bien lui faire confiance quand il vous dira que votre fœtus a une malformation cardiaque qui provoquera son décès à la naissance.

Remarquez, je ne m'inquiète pas vraiment pour ça : les médecins sont prudents et savent que désormais les parents ne leur font plus tant confiance : face à un diagnostic très défavorable ils solliciteront d'autres avis. Non, je m'inquiète bien plus des critères des parents. Une chinoise dont on pronostiquera qu'elle porte une fille aura la tentation de se faire avorter ou le père putatif l'y incitera fortement ; une Française grosse d'un futur sourd ou aveugle, que fera-t-elle ? Je maltraite ces pauvres médecins surtout parce qu'ils sont censés détenir le savoir et la sagesse, mais la tentation eugéniste n'a rien de spécifique à la corporation, les médecins français sont eugénistes non parce que médecins mais parce que Français. Me désole, pour eux, le fait qu'ils ont théoriquement les moyens de comprendre que l'eugénisme est une ineptie, voilà tout.


Au fait, vous avez réfléchi à la question, quant à savoir ce que vous feriez si l'on vous disait que votre futur enfant sera sourd, ou myopathe, ou trisomique ?


Il y a un sacré écueil avec le « contrôle qualitatif » des populations : c'est voué à l'échec. Ça vise, parfois explicitement, souvent implicitement, à « améliorer la race ». Bon. Tant qu'on s'attache à des critères physiques, ça ne va pas : dans un monde de pronostics sur les caractères génétiques « défavorables », un de nos grands historiens actuel, Jacques Le Goff, qui est obèse, asthmatique et probablement diabétique, aurait quelles chances de voir le jour ? Eh ! C'est génétique, tout ça, et défavorable. Ou encore : et si on avait diagnostiqué la surdité future de Beethoven ? La perte de la vue de Ray Charles et Stevie Wonder ? Etc. Les « caractères jugés défavorables », ça ne semble pas un critère pertinent, si on réfléchit quelques instants au problème. Vous imaginez un monde sans l'œuvre de Toulouse-Lautrec ou celle d'Antonin Artaud ? Dit pour l'époque ou l'on déterminera les facteurs génétiques prédisposant à la schizophrénie. Pour revenir aux trisomiques, il y a au moins deux acteurs de talent, l'un Belge l'autre Étatsunien, qui le sont. Emmanuelle Laborit, imaginez un monde sans Emmanuelle Laborit ! La vie est une course d'obstacles, mais pour savoir qui la gagnera, il faut laisser l'opportunité à tous les coureurs de se lancer sur la piste.

Voici donc l'écueil principal : on ne peut déduire d'une défectuosité génétique, modérée ou importante, la qualité de vie d'une personne, pour elle et pour les autres. Autre écueil : où est la limite ? L'eugénisme du XIX° siècle fut une philosophie politique libérale : clairement, ses tenants considéraient les pauvres parmi les « individus porteurs de caractères jugés défavorables » et prônaient l'éradication de la pauvreté par… l'éradication des pauvres. Malthusiens et fiers de l'être. Bien sûr, c'est idiot : si on élimine les pauvres, qui fera tourner les usines ? Si les usines ne tournent pas, les riches deviennent pauvres, et il faut les éliminer. Mais qui éliminera les ci-devant riches devenus nouveaux pauvres ? Le principe de base des politiques de contrôle de la population par élimination des éléments « défectueux » est lui-même défectueux : si on élimine les éléments défectueux et qu'on favorise les « individus porteurs de caractères jugés favorables », assez vite on se retrouvera dans l'état antérieur : parmi la population sélectionnée, il y aura des « bons » et des « moins bons » éléments, moins mauvais que les mauvais éléments de la situation précédente mais moins bons que les bons éléments de la situation actuelle ; l'eugénisme étant un comparatisme, relativement aux « meilleurs », ces « moins bons » seront considérés « mauvais », donc on affinera les critères, et on fera monter le niveau minimal ; dans la nouvelle situation, ces « moins bons » seront donc éliminés ; relativement aux « meilleurs » il y aura des « moins bons » ; on affinera les critères et…

Il y a diverses manières de considérer la vie en société, mais deux parmi elles dominent : la vie vue comme une compétition, la vie vue comme une collaboration. Depuis environ 1.500 ans et progressivement, dans une certaine sphère, celle qui devint « l'Occident », l'idée de la vie comme compétition s'est imposée. Ce n'est pas le seul endroit où ça arriva, du moins ça arriva. Puis, les choses ne sont pas si simples, en réalité toutes les sociétés pratiquent l'une et l'autre chose, mais dans « l'Occident », l'idée de compétition est fondamentale. Il y a l'idéologie de base, et il y a la manière de la mettre en œuvre, très diverse et liée à des facteurs multiples, historiques, géographiques, climatiques, etc. Par exemple, dans les actuels pays scandinaves, aux Pays-Bas, en Suisse, on était plutôt collaborationnistes à l'intérieur, et l'on réservait la compétition aux relations avec les voisins et les contrées lointaines ; dans les pays dits de tradition anglo-saxonne, c'est à la fois la compétition de tous contre tous à l'intérieur et la compétition de la société contre les autres nations ; en France, en Espagne, au Portugal, on a tendance à être assez agressif contre les faibles et à s'écraser devant les forts ; en outre, il y a un double système d'opposition interne, par castes et par groupes d'intérêts ; en Italie, il y a une stratification : les régions s'opposent entre elles, dans les régions les fiefs sont en compétition, dans les fiefs les clans se disputent et dans les clans les familles, ce qui forme un enchevêtrement complexe de solidarités et de compétitions. On trouve quelque chose de cet ordre en Allemagne, combiné à un esprit de caste, et dans une forme en général plus policée, avec de temps à autres des crises violentes. Je décris là un état déjà ancien, en ce sens que l'histoire du dernier siècle a un peu modifié tout ça. Mais il en reste quelque chose. Notamment l'agressivité et l'individualisme des anglo-saxons, la solidarité des Scandinaves et des Néerlandais et la sévérité des Français à l'égard des plus faibles.

Ce qui nous ramène à notre sujet. Dans le « noyau dur » de l'Occident européen, les nations actuelles de l'Union européenne à l'exception de la Grèce et de la Finlande, les deux pays les plus explicitement « eugénistes » – quoi que, je le rappelle, le terme ne s'applique pas strictement, contrairement à l'eugénisme classique du XIX° siècle, le contrôle ne se fait plus a posteriori en limitant ou promouvant la reproduction de certains individus, mais a priori en sélectionnant ou éliminant les embryons et les fœtus jugés « favorables » ou « défavorables » – sont la France et la Grande-Bretagne. Et chacun à sa manière, liée à son histoire. C'était d'ailleurs la même chose pour l'eugénisme classique.


Dans l'eugénisme ancien, du XIX° siècle, il y avait deux tendances, eugénismes « social » et « médical ». Bien sûr, ça ne se séparait pas si nettement, les eugénistes « sociaux » étaient aussi « médicaux », de même ceux « médicaux » étaient en partie « sociaux ». C'est plus une question d'orientation et de mode explicatif, dit grossièrement l'eugéniste médical explique la situation par l'atavisme, celui social explique l'atavisme par la situation. C'est plus ou moins semblable à l'opposition entre transformistes et évolutionnistes, qui expliquent différemment le mécanisme de la transformation ou évolution des espèces, mais se retrouvent pour constater qu'elles se modifient dans le temps. Les eugénistes se divisent sur la manière dont les « dégénérés » le sont, tous se retrouvent pour dire qu'il y en a, et à-peu-près les mêmes : les pauvres essentiellement. Malgré tout, l'eugénisme médical est, hem !, « plus démocratique », en ce sens qu'il n'exclut pas la possibilité de dégénérés qui ne seraient pas des pauvres… Autre opposition entre les deux tendances, l'eugénisme médical vise plutôt à limiter la repruduction des sujets aux caractères défavorables, celui social à promouvoir les caractères favorables. Je le répète, ça n'est pas si sensible, les deux tendances sont fonctionnellement assez proches.

La France est historiquement « médicale », la Grande-Bretagne, « sociale ». Tardivement viendra une autre philosophie politique en rapport avec l'eugénisme, qui aura un bel avenir dans la pensée politique du XX° siècle, le « racisme », une simple rationalisation scientiste de préjugés anciens. Mais là n'est pas mon sujet. Ces tendances se retrouvent à l'heure actuelle, où l'on voit les tendances des deux pays : en Grande-Bretagne on obtient à-peu-près ce que l'on veut et assez vite, pour autant qu'on ait les moyens de se l'offrir, par contre pour un pauvre les délais d'attente pour ce qui a trait à la médecine sont largement au-delà du raisonnable, d'où, selon que vous soyez puissant ou misérable, vos problèmes de procréation seront ou non traités ; en France les choses sont assez raisonnables, même si l'argent facilite quelque peu les démarches, par contre, et comme je l'ai exposé, les médecins traquent férocément les embryons « défavorables » et conseillent assez libéralement de les éliminer. Pour dire, chez les Britanniques on permettra facilement aux parents favorisés d'obtenir un embryon « favorable », en France on évitera de défavoriser les parents en éliminant les embryons « défavorables ».

J'évoquais la tendance compétitrice des sociétés occidentales parce que l'eugénisme stricto sensu, celui moderne comme celui ancien, y est assez lié. Il faut avoir l'idée qu'il y a des « meilleurs » et que mieux vaut favoriser les « meilleurs » pour élaborer de pareilles doctrines. Dans la plupart des sociétés, il existe des notions sur les enfants favorables ou défavorables, mais en général ça se place à un niveau symbolique et subjectif, les enfants sont « marqués », ils sont porteurs de signes de bonne ou mauvaise fortune. Je ne crois pas que pour les Chinois les garçons soient positivement considérés meilleurs que les filles, la préférence pour eux est d'un autre ordre et concerne plutôt la famille, un garçon « ça porte chance ». Ce qui n'exclut cependant pas qu'on ait meilleure opinion des hommes que des femmes. Puis, la préférence pour les garçons est la chose du monde la plus partagée, c'est « au-dela du bien et du mal », c'est. Tandis que l'eugénisme opère des classifications réelles et objectives. Enfin, le croit-il. Sinon, et pour conclure sur cette partie, il ne faut pas trop s'attacher à mon opposition entre eugénismes social et médical, les deux marchent pratiquement de la même manière : dès lors qu'on mobilise ses moyens pour favoriser les caractères favorables, par le fait on en attribuera peu à ceux défavorables, ce qui les défavorisera ; de même, traquer les et éliminer les caractères défavorables aura comme effet direct de privilégier l'arrivée à terme des fœtus aux caractères favorables. Sauf bien sûr qu'il n'est pas évident de déterminer fiablement ce que sont des caractères favorables ou défavorables… En fait, c'est plus simple, il n'existe pas de caractères définissables en ces termes ; mes exemples de personnes qu'on pourrait supposer « défavorisées » comme le cas cité du diabète, défavorable ici, favorable là, montrent que tout ça n'a rien d'évident et d'assuré. Les seuls cas où l'on pourra parler sans problèmes de « caractères défavorables » seront ceux où l'on aura la certitude absolue que le futur enfant ne vivra pas ; en tout autre cas, ça n'aura pas de sens. Ce qui ne signifie pas qu'on ne puisse choisir, pour diverses raisons, de ne pas laisser venir à terme un enfant. J'ai beau affirmer qu'il n'existe pas de vie qui ne mérite pas d'être vécue, il me faut bien dire qu'un cas limite comme celui de Nicolas Perruche laisse à croire que, non pas pour l'enfant mais pour les parents et la société, il existe aussi des cas où il ne vaut peut-être pas la peine qu'on aille jusqu'au bout. Je n'ai personnellement pas d'opinion sur la qualité de vie de Nicolas Perruche, mais j'en ai une sur celle de ses parents…


D'un sens, j'ai une approche qu'on pourrait taxer d'utilitariste, ou quelque chose de ce genre. Non objectivement mais subjectivement utilitariste, et non sur un plan moral et individuel mais plutôt effectif et social. Je me pose cette question : telle personne peut-elle avoir un rôle social quelconque ? Peu importe qu'elle l'aie, nombre de personnes « normales » ont un rôle social nul, et on ne supposera pas à la conception qu'il faut les « limiter » – d'ailleurs, comment pourrait-on faire un pronostic sur leur utilitité sociale future ? La question est : peut-on supposer que tel individu sera en état, si nécessaire, de rendre à la société ce qu'elle lui donnera ? Si la réponse est oui, alors il n'y a pas de raison objective de la « limiter ». La tendance forte des Français à « limiter » les trisomiques ne repose pas sur une base solide et objective, c'est un préjugé social subjectif et infondé – à preuve les mongoliens néerlandais et leur utilité sociale avérée. Par contre, Nicolas Perruche sera toute sa vie une charge pour la société et ne sera jamais en état de rendre ce qu'elle lui donne. Ça ne signifie pas qu'il ne mérite pas de vivre, mais ça permet de fixer une règle simple pour déterminer les cas où la société sera objectivement d'accord avec le désir eugénique subjectif des médecins et des parents. Au-delà, la société ne pourra plus être d'accord et de fait, les médecins qui sont les représentants de la société dans ces cas devraient s'interdire toute démarche eugéniste – ou aneugéniste, d'ailleurs : peu importe ce que pense le médecin sur les « caractères défavorables » ou le « droit à la vie », dans un cas de diagnostic prénatal, c'est un technicien et non un moraliste qui intervient. Incidemment, quand on se (re) mettra à manger des humains, la société répondra systématiquement : pas de raison objective…


Que voilà un long texte sur une question dont je prétendais qu'elle ne m'intéresse pas plus que ça ! Je vois qu'il faut conclure. Il y a des approximations et quelques redites, mais je crois que l'ensemble se tient. J'avais comme but premier, amie lectrice, ami lecteur, de vous faire vous interroger sur ce que vous supportez dans votre société sans trop y regarder et sur la manière dont vous considérez cette question des facteurs favorables ou défavorables. Surtout, je voulais et j'espère y être parvenu, montrer qu'il y a certaine choses que l'on doit exposer, qui réclament de la clarté. Je ne suis pas un adepte de la transparence à tout vat, mais pour les questions qui engagent la société, les choses ne doivent pas rester dans l'implicite et le non-dit. Le contrôle des populations n'est pas quelque chose de problématique pour autant que l'on fixe clairement et publiquement les règles, et que ça ne verse pas dans l'eugénisme, avec ses « bons » et ses « mauvais » gènes, donc ses « bons » et ses « mauvais » humains. Quoi que j'en aie dit précédemment, j'ai mon opinion sur l'eugénisme, une opinion défavorable. Ce n'est pas la bonne manière d'aborder la question de la place des humains « non standards » dans la société. Je parlais des deux approches des rapports sociaux, celle compétitrice et celle collaborative ; il me semble que la seconde est préférable. Il me semble aussi que si l'on s'attache à donner toute leur place dans la société aux humains non standards, ça ne peut qu'être favorable à l'instauration de bons rapports entre humains standards : qui peut le plus peut le moins.

On me jugera vieux jeu, réactionnaire, on me soupçonnera de partager les idées ringardes des imbéciles du mouvement « Laissez-les vivre » mais il me faut l'écrire, je ne suis pas favorable à l'emploi de diagnostics prénatals approfondis. Ça me paraît malsain. Ça induit les parents à des conduites eugénistes et les médecins à des solutions de facilité – eh ! Il est plus aisé de supprimer la maladie en supprimant le malade qu'en trouvant un remède idoine… Voilà d'ailleurs ce que je trouve le plus malsain : un médecin doit se fixer comme but de guérir ou de prévenir, et non de régler les problèmes en éliminant ses patients, ne fussent-ils « que » des embryons ou des fœtus.

Ça vous semblera d'une importance modérée et vous feriez erreur ; probablement vous ne vous souvenez pas qu'à l'époque si lointaine, 2000 ou 2001, où l'attention se focalisa sur le clonage humain reproductif ou (sic !) « thérapeutique »[6], la procréation médicalement assistée, les embryons (sic) « surnuméraires » et autres choses de cet ordre, il y avait quatre grandes questions : quel nom donner aux embryons « préhumains » – on disait : « qui ne sont pas encore des personnes » ? À partir de quel nombre de divisions cellulaires un embryon devient-il une personne ? Quel est le statut des embryons qui ne sont pas des personnes ? Qui peut décider quoi faire avec les embryons « surnuméraires » pour lesquels les parents putatifs n'ont plus de « projet parental » ? Il y en avait d'autres : celles-ci m'intéressent pour leur rapport avec la tentation eugénique.

Je trouve significatif qu'on se demande à partir de combien de divisions un, que dire ? Amas de cellules ? Bref, un « pré-embryon » passe au statut de personne. Aussi subtil que la détermination du sexe des anges ou la question de savoir combien il en tient sur une tête d'épingles. La réponse la plus logique est une ou deux[7]. Elle ne cadre pas avec la raison pour laquelle se pose la question, les projets de (sic) « clonage thérapeutique » : si vraiment le législateur décidait de l'autoriser, les « pré-embryons » utilisés compteraient fatalement bien plus qu'une à deux cellules, et formeraient un petit paquet d'au moins une trentaine, autant dire un embryon. Précisément, un embryon (sic) « surnuméraire ». La question a un caractère d'urgence du fait de ces projets de clonage « non reproductif » ; elle a en outre un caractère de nécessité, la société a besoin qu'on y réponde. Des recherches sont en cours, et si l'on n'y répond pas, un certain nombre de chercheurs passeront du statut de scientifiques à celui de criminels contre l'humanité. Et quoi ! il existe en France des lois sévères réprimant les expériences scientifiques dégradantes ou humiliantes ou portant atteinte à l'intégrité physique ou morale des humains. Les expériences en vue de clonage dit thérapeutique tombent quelque peu dans la catégorie, ou du moins y tomberaient si l'on dit qu'un embryon est une personne dès la première division.

La question annexe sur la désignation de ces embryons qui n'en seraient pas vraiment a une grande importance car dans le cadre de la société, les symboles priment la réalité objective et effective : si l'on dit qu'un amas de 32, 64 ou 128 cellules issues de la fusion d'un ovule et d'un spermatozoïde (méthode classique) ou démarré via l'introduction d'un noyau complet dans un ovule (méthode moderne) n'est pas une personne, alors ce n'est pas une personne.

Une fois déterminé qu'un amas de (n) cellules « n'est pas une personne et se nomme (- - -) », on doit régler la question du statut. Certes ce n'est pas une personne, néammoins ça provient d'un humain et ça peut devenir un humain, donc on doit, de quelque manière, tenir ce discours paradoxal que ça n'a pas un caractère d'humanité mais que ça entre tout de même dans la sphère de l'humanité. Sinon n'importe qui pourra faire n'importe quoi avec cette « chose ». La dernière question importe beaucoup : dès lors que des parents renoncent à envisager d'utiliser ces fameux embryons dits surnuméraires en vue de procréation, restent-ils “leur bien”, ou les scientifiques qui les ont créés en seront, disons, propriétaires, ou tombent-ils dans le domaine public, devenant alors susceptibles d'usage commercial ?

Ces discussions montraient deux choses : la tentation eugénique traverse en permanence les sociétés humaines, et surtout, en cas de nécessité on peut aller assez loin du côté des accommodements douteux avec la notion de crimes contre l'humanité. Objectivement, tout ce qui depuis environ quarante ans ressort de la procréation médicalement assistée a un caractère hautement douteux par rapport à cette notion, et encore plus depuis la fin des années 1970, la création des premiers « bébés-éprouvettes » et la mise au point de techniques de conservation ex vivo d'embryons dits surnuméraires. Il y a bien des manières de répondre au désir d'enfant des couples stériles, en premier l'adoption. La démarche de la procréation médicalisée, comme tout eugénisme, est un réponse apparemment scientifique à une motivation qui ne l'est pas : s'assurer que les enfants à venir seront « porteurs de caractères jugés favorables ». Il se trouve, je le disais, que tout humain postule que ses « facteurs » sont « favorables », et les « facteurs » de tous les autres humains, exceptés les récipiendaires du prix Nobel, sinon défavorables, en tout cas moins favorables. Ce qui me chiffonne, c'est l'avenir de tout ça.

On a vu au cours des décennies comment une loi au départ destinée à permettre pour le bien de la femme de demander un avortement « pour raisons médicales » fut détournée par la médecine et avec l'assentiment du corps social pour devenir un acte « pour le bien de la société ». Je crois ou plutôt je suis sûr, que les techniques de procréation médicalement assistée, au départ censées être mises en œuvre « pour le bien des parents », le seront un jour ou l'autre « pour le bien de la société » – on a pu voir dans la décennie 1990 et grâce aux assureurs comment la société s'empare facilement des progrès de la science pour faire de la discrimination négative…


Je vous laisse réfléchir là-dessus.

Terminé dimanche 5 janvier 2003 04:15:00


[1] A ne pas confondre avec le Mouvement pour un planning familial, dont les visées n'ont rien d'eugéniste. Quoique…
[2] Ces termes viennent de la typologie de la psychiatrie, qui classe les débiles mentaux en « légers », qui correspond dans le langage courant au benêt ou au naïf, « presque normal », « moyen », avec des capacités de compréhension encore importantes mais déjà moins normal, « lourd », aux faibles capacités de compréhension mais assez autonome pour les actes essentiels de la vie (manger, boire, « être propre »), et « profond » – le légume.
[3] Notre fidèle Larousse nous dit : « OUTRE prép. (lat. ultra, au-delà de). En plus de. Apporter, outre les témoignages, des preuves écrites », et dans notre cas, du fait que l'eugénisme repose non sur une étude empirique des faits mais sur un préjugé, c'est donc bien la partie « scientifique » qui est « outre ».
[4] Je trouve depuis longtemps la désignation de l'avortement légal assez offusquante pour les femmes qui le subissent : le terme « volontaire » parle de la décision de la personne qui subit l'interruption de grossesse ; certes, pour qu'on la pratique elle doivent en exprimer la volonté, neammoins ça me choque qu'on mette ça en avant dans la définition légale, ça vous a un côté moralisateur peu ragoûtant.
[5] C'est ainsi que les « invalides » nomment les non-invalides. Et c'est une terme plutôt ironique et un brin méprisant : le valide est le type du benêt plutôt satisfait de lui et peu attentionné aux autres…
[6] Si quelqu'un pouvait définitivement m'expliquer ce qui peut bien différencier un clone « thérapeutique » d'un clone qui ne le serait pas, qu'il me fasse signe. Envoyez-moi un mail, s'il vous plaît. Pour mon compte, je me fais cette réflexion probablement idiote que la différence réside essentiellement dans le nom. C'est quelque chose comme, je ne sais pas, IVG et avortement : le nom change, l'action est la même…
[7] Divisions, et nom pas légions d'anges sur les têtes d'épingles.